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La vie d’Alain de Solminihiac
Alain de Solminihac naquit le
25 novembre 1593 au château de Belet, situé à une vingtaine de kilomètres à
l’ouest de Périgueux. D’une bonne et ancienne
noblesse du
Sarladais, sa famille était restée fidèle au catholicisme, dans une
région très infiltrée par le protestantisme et dévastée par les Guerres de
religion.
Alain, numéro 3 des garçons
de la famille était intelligent et séduisant, ayant tout pour devenir un
gentilhomme accompli. Il fut donc initié à toutes les disciplines mondaines de
son rang: équitation, escrime, danse, chasse, et bien sûr, les belles manières.
À l’âge de dix-sept ans, c’était non seulement un jeune homme à l’esprit
chevaleresque et généreux, mais son sens de l’honneur le poussait à s’engager au
service du Roi, parmi les chevaliers de l’Ordre de Malte.
Alain avait un oncle, Arnaud
qui était Abbé de Chancelade. Afin que le bénéfice de l’abbaye reste dans la
famille, Arnaud se tourna vers les enfants de son frères. N’étant pas satisfait
des deux aînés, il fit appeler Alain. Les aptitudes du neveu plurent à l’oncle
qui lui proposa sa charge, et Alain accepta.
Arnaud remit sa démission au
roi et demanda pour son neveu un brevet de nomination. Las! Alain n’avait pas de
diplôme universitaire, obligatoire... Qu’à cela ne tienne, Alain entra à
l’université de Cahors et devint bachelier en droit canon le 2 avril 1614. Le
jour même il recevait la tonsure. Six mois plus tard, les bulles de nomination
d’Alain de Solminihac à l’abbaye de Chancelade étaient signées par le pape Paul
V. Quand Alain les reçut, il revêtit l’habit blanc des chanoines réguliers de
Saint-Augustin... et commença son noviciat! Il avait 20 ans.
Vers 1125, une dizaine
d’ermites qui vivaient dans des cabanes firent profession selon la règle de
Saint Augustin :
l’Abbaye de Chancelade était née. Le temps, la Guerre de Cent Ans, l’occupation
des lieux par les Anglais, puis les guerres de religion et les ruines
matérielles l’avaient peu à peu transformée en une abbaye presque fantôme,
exsangue et ruinée. Arnaud de Chancelade, homme faible et timoré, devenu Abbé en
1581, se montra impuissant pour la relever de ses ruines. La vie religieuse
périclita. Chancelade était devenue comme une petite sœur de l’abbaye de
Thélème, chère à Rabelais...
Quand Alain arriva à
Chancelade, il n’y avait plus que trois religieux !!!
Alain, novice, commença
rapidement sa formation. Il était toujours fidèle à l’heure d’oraison, aux
offices et aux activités de l’abbaye. Le 15 juin 1615, il devenait
officiellement Abbé de Chancelade ; le 19 mars 1616, il recevait les ordres
mineurs, et le 28 juillet se consacrait à Dieu.
Lentement, afin de ne pas
soulever trop de résistances, Alain commença à réformer son abbaye: récitation
de l’office au chœur dès 4h et demi, le matin, puis messe conventuelle, repas
pris ensemble et rétablissement de la vie commune... Mais Alain ne pouvait que
constater son inexpérience et son manque de connaissance des sciences
ecclésiastiques. En conséquence, il apprit d’abord le latin, puis, après avoir
été ordonné prêtre le 22 septembre 1618, il monta à Paris pour parfaire ses
études. Alain avait 25 ans. Il y avait maintenant quatre moines à Chancelade, et
la réforme était bien amorcée.
À Paris, Alain travaille
quatorze heures par jour, et après ses cours, suit les sermons de François de
Sales. Par ailleurs, il est déjà l’ascète que l’on connaîtra plus tard, car,
même à Paris, Alain de Solminihac restait l’Abbé de Chancelade, et il ne
manquait pas de s’informer sur les usages monastiques de la région et sur les
expériences de réformes canoniales déjà entreprises.
Pendant son séjour à Paris,
Alain de Solminihiac se fit des amis, dont Monsieur Vincent. Après un séjour de
quatre ans, Alain rentra à Chancelade. (Septembre 1622)
Avant de perfectionner la
réforme entreprise, Alain demanda la bénédiction abbatiale de l’Évêque de
Périgueux. Maintenant, Alain de Solminihac pouvait penser à rebâtir son abbaye:
dortoirs, réfectoire, cuisine, bibliothèque, Église abbatiale. Alain n’hésita
pas à mettre la main à la pâte et à transporter les matériaux. Mais jamais il ne
mutila les exercices liturgiques ni les heures d’oraison. Il semble que vers
1633, l’ensemble était achevé.
Où Alain trouva-t-il l’argent
nécessaire ? Les biens de l’abbaye étaient faibles et les gens du voisinage peu
empressés à faire des prêts et encore moins des dons. Mais l’exemple donné par
l’abbé de Chancelade était tel que bien des fermiers du voisinage, qui avaient
obtenu des protestants, à des prix très bas, des terres ayant appartenu
autrefois à l’abbaye, les rendirent, pris de remords. Et puis quand on prie
vraiment et qu’on accomplit son œuvre, Dieu accorde le reste, par surcroît.
La mise en place de la
réforme, conformément aux directives du Concile de Trente, et compte tenu de la
précarité des locaux, se fit progressivement. Il faut ajouter ici que l’abbé de
Chancelade s’était également conformé à ce que l’ordre canonial avait produit de
meilleur. Après 1630, à Chancelade, ce fut une vraie floraison: de 1630 à 1636,
l’abbé reçut la profession de 46 novices.
– À minuit, lever pour
l’office des Matines et des Laudes. Puis chacun regagnait sa cellule pour se
rendormir.
– Cinq heures, lever
définitif. Première méditation devant le Saint-Sacrement à 5h30, puis office de
Prime. Ensuite les prêtres qui le désiraient disaient leur messe. Les autres
religieux travaillaient ou priaient.
– 9h un quart, chant de
Tierce, puis messe conventuelle. Alain veillait avc un soin jaloux sur la beauté
des offices, “car le Chœur, c’est l’honneur des chanoines, et, disait-il, les
saints du ciel sont dans une perpétuelle louange de Dieu, et c’est un acte bien
relevé.”
– Après Sexte, premier et
principal repas de la journée. Dîner et souper se prenaient en silence, tandis
qu’une lecture spirituelle nourrissait les esprits.
– Après le repas, office de
None: c’était ensuite le milieu du jour, et la récréation. La discrétion était
de mise dans la conversation.
Voici les propres résolutions
d’Alain : “... Nos discours seront le plus que nous pourrons des choses
spirituelles et de ce qui nous pourra enflammer de l’amour de Dieu. Je ne
parlerai point des fautes des autres... Je m’abstiendrai de paroles aigres... Je
m’étudierai de faire paraître une modeste et religieuse gravité, soit parmi nos
frères ou parmi les séculiers, parmi lesquels j’écouterai plus que je ne
parlerai, si mon devoir ou la charité ne m’y oblige.”
– Après la récréation,
c’était de nouveau le silence, et on récitait les litanies de la Sainte Vierge à
l’église. Puis, travail.
– 15h15, chant des Vêpres.
Travail.
– 17h, Complies, et souper.
Récréation jusqu’à 19h. Enfin, dernier exercice de la journée et examen de
conscience.
– 20h, coucher.
Les bruits du monde
parvenaient peu à Chancelade, abbaye de “très étroite observance.” Alain
répétait sans cesse : “Les communautés les plus florissantes, se sapent par
de menues infractions à la règle.” Chaque fois qu’il devait partir en
voyage, sa seule consigne était : “Observez les règles et les constitutions.”
On a dit que la spiritualité
de Chancelade était celle de la “sainteté cachée”, celle de la “petite
voie, des exercices communs de la religion,” et non les choses particulières
ou les records de pénitences et d’oraisons. “Il ne faut pas amaigrir le corps
pour engraisser l’amour-propre,” disait-il.
L’obéissance, “moyen
facile et le plus court pour arriver à la perfection”, était
particulièrement recommandée, “car elle met l’âme en repos et la fait vivre
sans aucun souci... Le religieux ne peut être bien avec Dieu s’il n’est bien
avec son supérieur.”
Alain plaçait l’humilité
comme la pièce maîtresse dans l’édifice spirituel, car elle donne le sens du
néant et fait découvrir tout le chemin qu’il faut encore parcourir “pour
arriver à la perfection des vertus que nous avons.”
Enfin, Alain estimait qu’il
“était tout à fait nécessaire pour planter et maintenir les réformes, d’avoir
un grand amour de la Croix... Si cet amour vient à manquer, les réformes seront
bientôt à bas.”
L’esprit de Chancelade était
avant tout un esprit d’amour et d’abandon à la volonté divine: “Une des
choses qui empêchent le plus notre avancement à la perfection, c’est de ne pas
nous abandonner entièrement à la volonté de Dieu et de ne pas nous livrer entre
les mains de la Providence paternelle de Dieu qui a un soin incroyable de
l’avancement de ceux qui se sont libéralement abandonnés à sa bonté, et ne se
laisse jamais vaincre en libéralités, les comblant de grâces et de lumières.”
L’esprit de la réforme de
l’abbé de Chancelade était un “esprit d’amour...” Et Alain précise :
“Cet amour nous donne un grand et efficace désir de nous y perfectionner par la
pratique de notre règle et constitutions et dans l’esprit de notre institut...
et il n’y a rien de difficile à celui qui a un grand amour de sa chère
vocation.” Ce n’est pas la grandeur des actions qui rend grand, mais les
petits actes faits “avec un grand amour et un grand désir de plaire à Dieu...
La vie spirituelle est un char qui doit rouler sur quatre roues : la pauvreté,
la chasteté, l’obéissance et l’humilité, et être conduit par l’amour de Dieu.”
En un mot, selon l’abbé de Chancelade, “l’esprit des chanoines réguliers
consiste en une dévotion édifiante,, une charité condescendante et une
obéissance amoureuse.”
L’abbaye de Chancelade devait
être un centre d’attraction spirituelle en raison, d’une part de la beauté de
ses offices, et d’autre part, de ses services: sacrements, prédication,
catéchismes, etc. En cas de famine (ce qui était fréquent à cette époque),
l’abbaye devait se transformer en asile de charité. Car une des principales
fonctions des chanoines c’est “l’assistance du prochain par le moyen de la
prédication de la parole de Dieu et des confessions...”
L’abbé Alain voulait que ses
moines deviennent des apôtres, et des apôtres à l’extérieur. Il voulait aussi
insérer ses religieux dans le ministère paroissial, pour qu’ils vivent avec le
peuple et pour le peuple. Mais, afin de lutter contre les abus qui avaient cours
à l’époque, ses religieux devaient s’engager, au moment de leur profession à ne
pas se procurer bénéfice, paroisse, aumônerie, etc, sans la permission du
supérieur. C’était comme un “quatrième vœu.”
Une autre difficulté devait
être surmontée, qui aurait pu ruiner sa réforme. L’abbé ne devait plus être
nommé de l’extérieur, par des personnes n’appartenant pas à l’abbaye. Pour
éviter toutes les influences extérieures, Alain choisit le retour à la
tradition: il rendit son abbaye élective par le chapitre des chanoines. Les
formalités étant complexes, Alain confia sa démarche à la Vierge Marie, et il
eut gain de cause.
En 1628, à la demande du Père
Joseph, éminence grise de Richelieu, l’abbé de Chancelade visita les
Calvairiennes et entreprit des visites canoniales dans les abbayes du Limousin
et de l’Aquitaine. Les désastres étaient grands... et, au milieu de la décadence
générale que l’on pouvait constater, l’abbaye de Chancelade rayonnait. Bientôt
elle sera en mesure d’envoyer des groupes de ses chanoines dans les maisons qui
en avaient besoin et qui étaient prêtes à accueillir les réformes. L’abbaye de
La Couronne en fut la première bénéficiaire, et elle devint rapidement pour
Angoulême ce que Chancelade était à Périgueux. Ensuite vinrent Saint Gérald, de
Limoges, puis Sablonceaux, non loin de Saintes.
À Pébrac aussi, la réforme
devenait urgente et Mr Olier, Fondateur des Sulpiciens, sollicitait l’abbé de
Chancelade. Hélas!, ce fut un échec, tant les religieux se montrèrent
récalcitrants...
Mais le mouvement était
lancé, et, à Sainte Geneviève, à Paris, le Cardinal de La Rochefoucault, qui y
était abbé, nommait le père Faure supérieur de la Congrégation qu’il avait
érigée dans la province de Paris. Malheureusement, le 4 mars 1635, une
ordonnance décréta qu’il n’y aurait plus, désormais, qu’une seule congrégation
des monastères de l’ordre de Saint Augustin. Chancelade pouvait rester en dehors
de cette congrégation, mais ne pouvait pas ouvrir d’autres abbayes. Alain
conservait Chancelade, mais, victime de mesures de ségrégation son œuvre était
menacée, à brève échéance. Obéissant à de sages conseils, Alain resta seul à
Chancelade, et sauva sa réforme.
Devenu évêque, Alain de
Solminihac resta toujours très attaché à ses religieux de Chancelade malgré les
épreuves; il demeura aussi indéfectivement fidèle à son Roi tout au cours de la
Fronde, et au pape. Sa devise, aimait-il répéter, c’est “la pureté et la
fidélité.”
Un soir d’avril 1636, un
courrier royal annonçait à Alain de Silminihac sa nomination au siège épiscopal
de Lavaur. L’abbé de Chancelade fut grandement consterné. Il écrivit à Richelieu
pour lui signaler son refus. “Abbé il était, abbé il voulait rester: telle
était sa vocation.” À l’Archevêque d’Arles, Alain écrivit: “Hors la foi,
je ne tiens rien de plus assuré. Vous-même m’avez avoué qu’il me faudrait une
révélation pour me la faire changer... Je dois par mille raisons demeurer dans
ma vocation que je chéris beaucoup plus que ma vie.”
Le Roi refusa son refus et le
choisit pour l’évêché de Cahors. Alain n’avait échappé à Lavaur que pour se voir
promu au siège plus important de Cahors.
Alain résista longtemps.
Louis XIII étant prêt à entreprendre des démarches à Rome, Alain finit par
s’incliner : c’était la volonté de Dieu.
Alain dut se résigner; Il
écrivit au Roi Louis XIII qu’il acceptait la charge. Mais Alain n’oublia jamais
qu’il était d’abord un religieux et poursuivit sa vie d’ascète, car, dit-il un
jour : “On n’est pas évêque pour chercher ses plaisirs, mais pour porter dans
son corps la mortification du Christ.”
Novice dans tout ce qui
concernait l’administration d’un diocèse, Alain commença son apprentissage
d’évêque. Il rencontra plusieurs évêques qui lui donnèrent de sages conseils.
Puis les membres du clergé vinrent faire une première visite, de politesse (ou
de curiosité?) à leur nouvel évêque. Alain reçut ses prêtres avec bonté, parfois
en réprimant une certaine irritation, car plusieurs vinrent en habit civil... Il
reçut aussi les notables... et il apprit beaucoup sur la situation de son
diocèse et sur les besoins les plus urgents.
Le diocèse de Cahors
(7461 km2),
à cette époque, était beaucoup plus vaste qu’il ne l’est aujourd’hui, s’étendant
sur les Causses jusqu’à la limite du Limousin, le Lot, les rives de la Dordogne
jusqu’à Moissac puis au confluent du Tarn et de la Garonne, jusqu’à la frontière
de la Gascogne et du Languedoc. Cela représentait près de 800 paroisses groupées
en quatorze archiprêchés: Cahors, Luzech, Belaye, Pestillac, Salviac, Gourdon,
Gignac, Thégra, Cajarc, Saint-Cirq, Montpezat, Moissac et les Vaux. Un clergé
abondant desservait les fidèles: 800 recteurs et vicaires, 100 chapelains, et
une foule de prêtres... En 1638, il “ne devait plus y avoir” qu’un prêtre
pour 150 à 200 habitants!
Le clergé était nombreux,
mais nombreuses aussi étaient les plaies dont il souffrait. Des abus s’étaient
glissés dans ce clergé. Alain écrivit à certains de ses amis évêques : ”ILs
marchaient en habits courts et de diverses couleurs... Ils paraissent en habits
courts et bas blancs... Ils ne disent jamais la messe ni n’assistent aux
offices... Des prêtres emploient des biens ecclésiastiques destinés pour la
nourriture des pauvres, à nourrir des bêtes pour servir à leur plaisir... Du
cabaret, certains ont fait leur demeure ordinaire: ils y boivent et se
divertissent dans des jeux de cartes ou de dés... On note des cas de
concubinage, et l’on ne fait pas de difficulté de mettre dans les livres des
baptisés, après le nom des enfants illégitimes, celui de leur père avec
expression de sa qualité de prêtre... “
Certains pasteurs viennent
dans leur paroisse pour y percevoir les bénéfices, mais vivent ailleurs. Aussi
les paroissiens se trouvent-ils privés de messe et d’instruction religieuse.
Parallèllement, toute une autre catégorie de prêtres vit dans des conditions
financières difficiles, surtout les vicaires.
Enfin, et c’est peut-être le
plus grave, ce clergé n’a reçu qu’une formation morale ou intellectuelle
embryonnaire. Les curés négligent leurs devoirs car ils ne les connaissent pas!
“J’ai trouvé aussi, dit Alain,”les curés pour la plupart dans une fort
grande ignorance des obligations de leur charge.” On s’étonnait de voir un
ecclésiastique monter en chaire. En 1651, sur 400 vicaires, un seul est
bachelier en théologie. Mais constate Mgr Alain, les prêtres de son diocèse
pèchent surtout par manque de connaissance, victimes d’une époque de violence et
d’une ambiance de laisser-aller.
Car la violence règne
partout: contexte social explosif, guerres de religion qui, dès 1621 ont ravagé
les régions de Cajac, Capdenac et Figeac; puis ce furent les révoltes des
protestants en 1625 en 1628, avec leurs cortèges de malheur: récoltes dévastées,
vignes et arbres arrachés, maisons brûlées, puis la peste... et enfin la
révolte des Croquants du Périgord. Les ruines s’étaient accumulées, et les
édifices du culte n’avaient pas été épargnés: quand elles existaient encore, les
églises étaient devenues des granges ou des magasins. Pour compléter ce sombre
tableau, il faut ajouter les ruines familiales: libertinage, infidélité
conjugale, etc. L’ignorance religieuse est totale, et pourtant, dans ces ruines,
la foi restait vive...
Mgr de Solminihac est un
grand Seigneur: évêque, baron et comte de Cahors. Ses droits étaient très
importants, et Alain sut les préserver quand il le fallait. Mais Alain, n’oublia
jamais qu’il était religieux, et son épiscopat fut un des plus prestigieux de
l’époque. À l’étonnement de beaucoup, l’évêque de Cahors continuait à mener une
vie simple et monacale. Alain n’accepta jamais que les murs de sa résidence
fussent revêtus de tapisseries, car, disait-il, “Il vaut mieux revêtir des
pauvres que des murailles.”
Évêque et religieux, Mgr de
Cahors sut allier les deux styles de vie, et la vie à Morcuès, sa résidence
épiscopale habituelle, fut ordonnée comme dans un monastère. Toute sa maison,
une vingtaine de personnes, dut se soumettre à ses exigences: “Tous
considéreront qu’ils sont de la famille non seulement d’un évêque, mais encore
d’un évêque religieux; c’est pourquoi il faut qu’ils soient religieux en leur
vie, mœurs et conversation.”
L’emploi du temps d’Alain
laissera percer le mystère du religieux devenu évêque:
– de 4 heures à neuf heures:
réveil, chapelet, puis une heure d’adoration avec toute la famille épiscopale,
prime et étude, tierce, sexte, messe et action de grâces.
– 9 heures : audience et
étude.
– 11 heures : repas puis
reprise des audiences, étude, affaires.
– 15 heures : vêpres, étude.
– 18 heures : office,
collation, audiences pour les officiers domestiques, étude.
– 20 heures : litanies de la
Sainte Vierge, lecture du sujet de méditation pour toute la communauté.
– 20 h 1/4 Oraison
particulière.
– 21h 1/4 étude.
– 22 heures : coucher.
Au fil des années, cet emploi
du temps se modifiera, l’oraison empiétant de plus en plus sur le travail
intellectuel, jusqu’à atteindre quatre ou cinq heures par jour, voire plus. En
voyage ,
ou lors des nombreuses visites qu’il fit à son diocèse, Mgr de Cahors
s’efforçait d’être fidèle à son programme, que ce fut dans son carrosse ou à
l’hôtel.
Le synode d’avril 1638 fut le
point de départ de la réforme. C’était, pour Alain, le premier contact officiel
avec ses prêtres. D’emblée il critiqua les mœurs de son clergé. Tout le monde
comprit!... Ce premier synode s’acheva dans la confiance, après avoir réalisé un
travail positif: nouveau code de la vie sacerdotale, projet d’érection d’un
séminaire. Désormais, au lieu de se divertir à la chasse, au jeu, etc., le
clergé sera obligé de travailler la théologie, d’instruire la jeunesse, de
visiter les malades et les pauvres. Et une fois par an, les prêtres devront se
retirer pour une retraite spirituelle de huit à dix jours. Tous devront posséder
une bible et les actes du Concile de Trente ainsi que son Catéchisme.
La réforme ne se mit en place
que lentement, et Alain dut lutter pendant longtemps contre l’incurie
intellectuelle, les abus et les infractions. Sa sévérité ne fut pas du goût de
tout le monde, et les plaintes, les procès contre Mgr Alain se multiplièrent.
L’évêque tint bon : “Je dépenserai plutôt tout mon revenu que de souffrir en
mon diocèse les vices du clergé. Si le parlement ne me fait pas justice, j’irai
me jeter aux pieds du Roi pour la lui demander.”
Malheureusement quelques
prêtres bénéficiaient de la complicité des laïcs, et Alain dut souvent lutter.
Voici, entre autres, un exemple. Au comte de Clermont qui avait donné asile au
curé de Saint Vincent dont la vie était pour le moins scandaleuse, Mgr Alain,
pour se justifier, écrivit : “Il n’y a rien de si étroitement commandé et
recommandé aux évêques par les saints décrets que la correction des
ecclésiastiques et particulièrement des pasteurs, jusqu’à ce point qu’ils
veulent que leurs crimes, s’ils les tolèrent, leur soient imputés comme les
leurs propres. C’est ce qui m’a obligé, dès que Dieu m’a appelé à cet évêché, de
travailler avec soin pour corriger ceux que j’ai trouvés dans mon clergé...
Le Recteur de
Saint-Vincent, quoique averti et admonesté paternellement... a néanmoins
continué à mener une vie scandaleuse. Ce qui a obligé mon official, sur les
informations qui ont été faites, de décréter prise de corps contre lui, et mon
promoteur de le faire prendre et conduire à Cahors pour être retenu dans mes
prisons. Mais il s’en évada par l’assistance de quelques personnes que je n’ai
pas encore découvertes, et comme il a appréhendé avec raison qu’on le ferait
reprendre, il s’est réfugié, ce qu’on m’a assuré, dans votre château de
Castelnau. Je ne puis croire que vous voulez donner retraite à un prêtre si
scandaleux pour lui éviter la peine que méritent ses crimes... Ce qui m’oblige à
vous supplier, Monsieur, de le chasser de chez vous afin qu’il soit conduit dans
mes prisons, étant très étroitement obligé d’employer toute l’autorité que Dieu
m’a donnée pour lui faire faire son procès. Je serai bien mari que vous me
donnassiez sujet de l’employer contre vous.”
À cette époque, les
nominations relevaient souvent des abbés, des recteurs, de l’université, ou des
seigneurs. L’évêque de Cahors ne disposant environ que d’un tiers des
nominations, dut parfois en refuser certaines qui lui paraissaient indignes.
Même aux plus grands et aux plus influents, tels Mazarin, Alain sut exposer ses
raisons. Cela suscita des mécontentements, mais, dans le diocèse de Cahors, un
nouveau clergé allait naître.
Afin de redonner une âme à
son diocèse et de créer son unité, Alain commença par instituer les 14
archiprêtrés en 30 congrégations ayant chacune à sa tête un “vicaire forain”,
soigneusement choisi. Alain les nomme, les forme et leur explique ce qu’il
attend d’eux : visiter les paroisses du district, faire appliquer les
ordonnances épiscopales, et convoquer et préparer les conférences
ecclésiastiques: réunions mensuelles obligatoires, auxquelles devait assister
tout le clergé du district concerné. Trois thèmes y étaient généralement
abordés : la vie spirituelle du prêtre, la vie morale et la pastorale. Un thème
était cher à Alain : “le Saint Sacrement et les raisons qui nous obligent de
l’honorer et de le faire honorer.” Ainsi, sans heurt, Mgr Alain mettait en
œuvre la réforme tridentine. Et les fruits intellectuels étaient nombreux, les
curés se mettant à relire l’Écriture, les Pères de l’Église et les décrets du
Concile de Trente. Un livre relativement récent était vivement conseillé:
“L’Introduction à la vie dévote” de François de Sales.
Au cours de ces conférences,
qui ont le mérite de sortir les curés de leur isolement, Mgr Alain recommande
aux prédicateurs de s’appuyer sur Dieu plus que sur la science, de ne pas monter
en chaire si l’on est en état de péché mortel, de ne pas s’égarer dans les
questions politiques. “Le meilleur prédicateur est celui qui, tout simplement
et solidement, avec zèle et efficace, enseigne la doctrine chrétienne,
recommande les vertus et condamne les vices.”
Enfin, pour établir l’unité
dans son clergé, Mgr Alain fonda la confrérie du Saint-Esprit.
Il fallait, d’urgence,
renouveler la foi chrétienne: pour ce faire Mgr Alain mit en œuvre les missions
paroissiales: il savait qu’il pouvait compter sur ses moines de Chancelade. Des
équipes de six chanoines vont mettre tout en œuvre pour attirer les populations
et rééduquer leur foi. À ses missionnaires Alain recommandait la pureté
d’intention, le zèle pour la gloire de Dieu et surtout l’humilité : “Si je
savais, disait-il que, parmi vous, l’un va convertir tout le monde mais
ne possède pas l’humilité, je ne le laisserais pas prêcher.”
Tous les moyens devaient être
mis en œuvre pour intéresser les foules, et les méthodes préconisées par Mgr
Alain étonnent par leur modernité. À la fin de la mission, confessions et
communions couronnaient ces riches journées paroissiales.
Les résultats de ces missions
furent considérables : après douze ans de fonctionnement, “les vieux et les
jeunes, depuis l’âge de cinq à six ans, savent non seulement les commandements
de Dieu et les mystères de notre foi qu’ils sont obligés de savoir, mais encore
en rendent raison d’une façon qui ravit d’admiration ceux qui le voient.”
Mgr Alain fut un évêque
itinérant. Il parcourut son diocèse en tous sens, sans déroger à ses obligations
d’ascète et de religieux. Mais, disait-il, “il n’y a personne qui doive tant
travailler qu’un évêque.” Les jours de visite, il se levait à trois heures
et ne modifiait en rien la succession de ses exercices spirituels, puis il
entamait son périple. Quel que soit le temps, Mgr Alain parcourait le Quercy:
“Je me suis abandonné à Dieu, avoua-t-il un jour où les intempéries
faisaient rage, en ce temps de la visite. Qu’il dispose de ma vie comme bon
lui semblera, je la lui ai consacrée principalement en ce temps.”
Constamment Mgr Alain éduque
et réforme : ”Continuelles missions, continuelles visites, voilà les moyens
de choix qui forment et soutiennent la foi: les missions préparent aux visites
pastorales et les visites pastorales confirment les missions.”
Pour clore le tout, Mgr Alain
fait diffuser un catéchisme facile à retenir, et facile à réciter, car ce
sont... des vers, et tout le monde doit les savoir par cœur...
Dès le début de son
épiscopat, Mgr Alain manifesta son intention d’ouvrir un séminaire, conformément
aux consignes du Concile de Trente. Malgré la fraîcheur des réactions de son
clergé, la décision fut prise au cours de son premier synode (1638). Cinq ans
plus tard, constatant un demi-échec, Mgr Alain s’adressa aux prêtres de la
Mission, les Lazaristes de Mr Vincent. Protégé par le Roi dès 1643, le séminaire
de Mgr Alain allait se développer rapidement.
Le séminaire s’orientait vers
une initiation méthodique de l’état ecclésiastique, mais il n’y avait que peu
d’aspirants, et bientôt, dans le clergé, commença une campagne de dénigrement
contre les austérités de la vie qu’on devait y mener. Mais Mgr Alain et les
Lazaristes venus de Paris ne cédèrent pas, et le séminaire de Cahors devint un
vrai lieu de formation spirituelle où l’on acquérait l’esprit ecclésiastique.
Les prêtres de Mgr Alain devaient inspirer le respect du prêtre et édifier le
peuple.
Mgr Alain insistait beaucoup
sur la nécessité de l’oraison, cet exercice capital. Il insistai : “Je
n’ordonnerai personne qui ne promette d’y consacrer une heure chaque jour, sauf
excuse légitime.” Tous les quinze jours le séminariste doit se confesser, et
travailler à sa véritable conversion. Si un clerc se montrait ambitieux ou de
mœurs douteuses, l’évêque était impitoyable, car dans ce cas, dit l’évêque,
“ce sont plutôt ses propres intérêts qui l’ont fait rechercher l’état
ecclésiastique qu’un véritable désir de servir Jésus-Christ en qualité de son
ministre.”
Pourtant, malgré les
difficultés, en quinze ans le séminaire de Cahors devint prospère, réputé et
rayonnant. En 1659, on y comptait 60 séminaristes. Et le clergé du diocèse de
Cahors avait reconquis sa dignité au sein du peuple de Dieu, selon la pensée
d’Alain: “Je n’ai rien trouvé de plus efficace pour la réforme générale de ce
diocèse qu’un séminaire... Par ce moyen, j’ai pourvu mon diocèse
d’ecclésiastiques capables et de vie exemplaire... Il semble que ce moyen
embrasse tous les autres...” À Cahors, “la prêtrise n’est plus la
récompense de quelque valet qui savait un peu lire et chanter au pupitre du
village.”
Le jansénisme
Mgr de Solminihac eut à
lutter ferme contre le jansénisme dont les thèses hérétiques s’étaient
introduites jusque dans l’université de Cahors.
Les calvinistes
Mgr Alain eut également à
lutter contre les noyaux de calvinistes, qui subsistaient nombreux, dans le
diocèse de Cahors. Mgr Alain, voulant ramener toutes ses brebis dans le bercail
de l’Église, profitait de ses visites pastorales pour les exhorter à rejoindre
l’Église. Dans les paroisses touchées par la Réforme protestante, il fit le
maximum pour que les postes d’enseignants soient confiés à des instituteurs
catholiques. Par la persuasion, toujours, il incitait les calvinistes, à
entendre ses prédications. Il multipliait aussi les missions. Et nombreux
étaient ceux qui étaient séduits par sa sainteté. “Je suis votre évêque,
disait-il, votre vrai et légitime pasteur, qui suis prêt à donner ma vie pour
vous, et à m’exposer à mille morts, ce que vos ministres ne feraient pas.”
Sous son épiscopat, grâce également à l’action des prêtres mieux formés et armés
dans leur travail d’évangélisation, une grande partie de la noblesse revint au
catholicisme.
La Compagnie du
Saint-Sacrement
Alain avait été rapidement
attiré par la spiritualité d’une compagnie ultramontaine, antijanséniste,
dévouée au Roi, qui mettait l’accent sur l’Eucharistie, et dont l’apostolat
était consacré essentiellement à lutter contre les misères physiques et morales
et contrer les hérésies. Dans la Compagnie du Saint-Sacrement, on comptait de
nombreux amis de Mgr Alain, tels le Père Suffren, Monsieur Vincent, Mr Olier,
l’évêque de Limoges, etc... Mgr Alain sachant que la réforme de toute société
passe par la réforme de son élite, établit dès 1639, une filiale de la Compagnie
du Saint Sacrement, à Cahors.
La Compagnie de la Passion
Conçue par Mr Olier, en 1646,
cette Compagnie, composée de personnes de qualité, avait pour but d’honorer
les mystères de la Passion et de travailler à la sanctification personnelle de
ses membres. Dévots à Notre-Dame, et placés sous la protection de Saint
Michel, ses membres s’efforçaient de faire revivre autour d’eux l’esprit des
premiers chrétiens. Mgr Alain sut s’appuyer sur ces chrétiens fervents.
Alain de Solminihac, évêque
de Cahors, était resté abbé de Chancelade. Il assumait ainsi deux lourdes
charges: réformer un diocèse tout en maintenant vivante la réforme de l’abbaye.
À
Chancelade, les vocations étaient nombreuses et l’avenir semblait assuré. Mais
des mesures de rétorsion du Cardinal de La Rochefoucault empêchèrent Chancelade
d’exporter ses chanoines dans les abbayes désireuses d’adopter la réforme de
Chancelade. La surpopulation engendra des tensions qui dégénérèrent en révoltes.
On se battit... il y eut des blessés!... Il y eut des procès. On faisait appel
au pape, mais on n’acceptait pas ses juges.
Monsieur Vincent soutenait
Mgr de Cahors. Finalement, Alain fonda, le 9 juin 1647, un prieuré de 12
chanoines réguliers dans sa ville épiscopale, sous le titre et invocation de
la Nativité de la Sainte Vierge, Mère de Dieu, pour enseigner et instruire le
peuple en la doctrine chrétienne et en langue vulgaire. Le prieuré
Notre-Dame devint, dans le Quercy, un des principaux centres de vie religieuse
et un foyer d’apostolat; rapidement ce fut une pépinière d’officiers, ou de
secrétaires d’évêché, de missionnaires et de prédicateurs, de vicaires généraux
et de futurs abbés.
La réforme du diocèse de
Cahors fut marquée, elle aussi par de nombreuses croix :
De nombreuses croix
touchèrent personnellement Mgr Alain, dont de très graves vomissements de sang.
En 1651, on crut Alain perdu... Mais il sut surmonter ces épreuves, car,
disait-il: “Dans les choses qui dépendent absolument de la volonté de Dieu,
il n’y a aucune peine à se soumettre, même si l’eau emportait tout le château.”
Ou encore: “Prendre la mitre, c’est se résoudre à abréger ses jours... Il
ne faut pas être évêque si on veut se conserver.”
Enfin, croyant qu’il allait
mourir, Mgr Alain demandait à mourir pauvre : “L’épiscopat ne me dispense pas
de la pauvreté, je veux mourir pauvre. J’espère qu’un de mes amis me donnera un
linceul.” Déjà on cherchait un successeur à Mgr Alain. Nous sommes en 1652.
Mais peu à peu Mgr Alain reprenait son rythme normal d’activité. Il écrivait en
1654: “Dieu me donne une parfaite santé et des forces comme à l’âge de vingt
ans, avec un grand désir de faire ma charge.” À Monsieur Vincent, peu de
temps après ses vomissements, il écrivait: “Je vous assure que je crois que
je vivrai plus d’un siècle. Je suis dans la cinquante-huitième année, et vous
puis assurer avec vérité que je n’ai jamais eu plus de santé qu’à présent: hors
de cet accident, plus de force et de vigueur pour travailler et souffrir toute
sorte de travail et de fatigue.” Monsieur Vincent, prudemment, réduisit ce
siècle de vie à un demi-siècle... qui, lui-même, se réduisit à 5 ans !
Les épreuves auxquelles fut
soumis le diocèse de Cahors furent très nombreuses sous l’épiscopat de Mgr de
Solminihac : soubresauts de la Fronde, famines, peste bubonique, intrigues de
toutes sortes.
1649-1653. La France était
déchirée par la Fronde qui n’épargnait pas les provinces. Alain de Solminhiac
resta fidèle à son Roi. Le Prince de Condé, entré en dissidence, cherchait à
rallier Mgr de Solminihac à sa cause: en vain. Même il agit autant qu’il le put
pour maintenir la région du Quercy dans l’obédience royale.
Les habitants des campagnes
furent les grandes victimes de ces troubles, surtout le Bas-Quercy dévasté et
pillé par les armées. L’insécurité régnait. Mgr Alain dut interrompre ses
visites pastorales par crainte d’être capturé...
Bientôt un autre fléau allait
ravager la province: la peste qui avait atteint Cahors dès octobre 1652. Mgr
Alain mobilisa l’administration pour qu’elle mette en place d’importantes
mesures sanitaires et prophylactiques. Mais la peste est un fléau qu’il faut
prévenir par les seuls et vrais remèdes: le jeûne, les processions, les prières,
la pénitence et la conversion des mœurs. Mgr Alain, de son côté, ne ménageait
point sa peine auprès des malades et des mourants : “J’ai résolu,
écrivit-il à Monsieur Vincent, de m’exposer et de donner de bon cœur ma vie
pour le service de mon peuple, si Dieu veut le châtier de ce fléau qu’on croit
inévitable.” Il incita également tous ses curés à “s’exposer pour le
service de leurs paroissiens.” Véritable miracle: la ville de Cahors, fut
préservée de la peste “par une spéciale faveur et grâce de Dieu.”
Malheureusement il n’en fut pas ainsi partout dans la province du Quercy, et les
visites pastorales de Mgr Alain, pendant ces funestes périodes, fut de secourir
les pestiférés dans les régions dévastées.
Nous sommes en 1651. La
réforme entreprise par l’évêque de Cahors, ainsi que sa sainteté, dérangeaient
et lésaient des intérêts: les mécontents furent nombreux. Au sein de son clergé,
un syndicat d’opposants se constitua. Conduit par le Curé de Caussade, Jean
Lacombe, ce syndicat mena une véritable guerre d’usure contre Mgr Alain. Tous
les moyens seront bons pour salir, voire détruire l’évêque de Cahors: pamphlets,
procès, calomnies, etc. Ces prêtres qui, heureusement, furent peu suivis, s’en
prirent même à la vie intime d’Alain, et à son esprit de pénitence... En fait,
prêtres gallicans, attachés à leurs anciennes façons de vivre, ils ne
supportaient pas les appels incessants de leurs évêques, pour qu’ils se
convertissent. Mais ce qui les mécontentait le plus, c’est l’existence du
séminaire!
Les choses allèrent très
loin, mais, en dépit des attaques de plus en plus personnelles et odieuses, Mgr
Alain, malgré son fort tempérament, sut demeurer patient et serein, et tenir le
gouvernail, sans faiblir.
“Ces choses sont
difficiles à supporter, avoua un de ses amis, l’évêque de Condom, mais,
qui a la patience comme Monseigneur la possède, il lui est plus avantageux de
souffrir l’accès de leurs malices que s’ils étaient plus modérés en
l’offensant.” Et Alain de répondre : ”J’oserais bien vous assurer avec
vérité que tout ce que ces personnes disent de moi et de ma façon d’agir, enfin
tout ce qui touche la personne et l’honneur, je le reçois comme une grâce
particulière de Dieu. Je l’en remercie de tout mon cœur et le supplie de leur
vouloir pardonner... Ô Monseigneur, que ce sont de précieuses grâces que
celles-là, qu’il faut recevoir avec respect et adoration !”
Monseigneur Alain confia un
jour “que les calomnies les plus grandes ne lui font pas plus d’impression
qu’un fétu de paille qui tomberait sur son camail.” Et à un de ses prêtres
blessé par la médisance, il conseilla : “Faites bien et laissez dire. La
médisance ne nuit pas à ceux qui n’y donnent pas motif, car tôt ou tard, la
vérité est reconnue.”
L’autorité de Mgr Alain
sortit renforcée de cette grande épreuve. Peu à peu la coalition s’effritait et
mourait. L’évêque avait pardonné au meneur, Jean Lacombe, et, à son propos, il
affirmait : “Il y a longtemps que je regarde cette personne-là d’une façon
qu’on ne sait pas, et il peut se louer qu’il y a peu de personnes qui soient
plus dans mes prières que lui.”
4
Les dernières années
(1657-1659)
Un jubilé fut accordé en 1656
par le pape Alexandre VII. Malgré sa fatigue, Mgr Alain voulut en faire profiter
toutes ses paroisses. Afin de se trouver partout où ce jubilé serait proclamé,
il l’étala sur 22 mois et constitua une équipe de seize prêtres dont il était
parfaitement sûr sur le plan doctrinal. Les résultats, spectaculaires, furent à
la mesure des efforts fournis par l’évêque et ses prêtres. Les nombreux
confessionnaux étaient assiégés, et les conversions furent très nombreuses. Le
jubilé fut aussi un facteur de paix sociale: beaucoup d’inimitiés s’apaisèrent
et il y eut des réconciliations spectaculaires. Il faut dire que l’évêque payait
de sa personne, célébrait lui-même la messe dans les villages où il ouvrait le
jubilé. Vraiment Mgr de Cahors semblait infatigable... Mais Dieu l’attendait, et
ce jubilé sera pour lui comme un adieu.
Été 1659... Mgr Alain entama
une étude sur les épîtres de Saint Paul.
À l’automne il voulut reprendre ses visites pastorales: “Je vais faire une
visite dans mon diocèse, en suite de quoi je mourrai,” confia-t-il un jour
d’août. Il paraissait sans force, mais restait fidèle à sa charge et à ses
austérités : “Les deux plus grandes consolations qu’on puisse avoir dans
cette vie, disait-il, c’est sa brièveté et de mourir religieusement après
avoir usé son corps et ses forces et puissances au service de Dieu.” Sa
dernière visite pastorale fut à Alvignac, le 26 septembre 1659.
Mgr Alain accepta l’épreuve
de sa retraite et de ses souffrances : “La mort, il nous la faut embrasser
amoureusement, non comme causée par le cours des causes naturelles, mais comme
causée par le bon plaisir de Dieu.” Chaque jour il avait la volonté de
célébrer la messe. Le 8 décembre, il monta à l’autel pour la dernière fois. Les
quatre ou cinq jours qui précédèrent sa mort, on célébra la messe dans sa
chambre. Le 30 décembre 1659, à 22 heures, l’homme de chambre qui le veillait
vint avertir le secrétaire, lequel vint au chevet du malade pour lui annoncer
son départ prochain: “Je le sais bien, répondit Mgr Alain, tenez-vous
prêt demain à quatre heures pour célébrer la messe et me confesser.” Puis il
se fit couvrir la tête d’un linceul et invoqua distinctement les trois personnes
divines: “Sainte Trinité, je vous recommande mon âme. Sainte Trinité ayez
pitié de mon âme. Sainte Trinité, je vous donne mon âme.“ Et se tournant
vers son homme de chambre, il précisa: “Je mourrai demain sur le midi.”
Le lendemain matin, 31
décembre, vers 10 heures, Mgr Alain sortit de son oraison et annonça: “À
midi, je serai consommé.” À tous ceux qui l’approchaient il murmurait:
“J’achève mon sacrifice.”
Le curé de Mercuès lut à
haute voix la Passion selon saint Jean. L’horloge du château sonna les douze
coups de midi. Alain venait de mourir. Il avait 58 ans.
5
Portrait d’Alain de Solminihac,
L’humilité
La “vocation” d’Alain de
Solminihac est surprenante. Il ne devint abbé de Chancelade que pour des raisons
de convenance familiale, et rien dans son éducation mondaine ne l’avait préparé
à une telle tâche. Mais une fois la charge acceptée, il manifesta une étonnante
humilité qui fut véritablement le fondement de son édifice spirituel. Il avait
fait les exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et il s’abandonna rapidement à
la volonté de Dieu. Il disait fréquemment: ”Pour profiter dans l’humilité, il
faut toujours se tenir uni à Dieu et se consacrer totalement à son bon plaisir.”
Il affirmait que cette “vertu est celle qui demande le plus de courage,
car sa beauté est tout à fait cachée et inconnue, et elle ne paraît que laide et
difforme à nos yeux.”
L’abbé de Chancelade était
assujetti au règlement commun, mais il jouissait d’une singulière réputation
d’austérité, conquise avec prudence et persévérance. Ses austérités, il les
considérait comme inhérentes à sa vocation de religieux et d’abbé, qui doit se
faire tout à tous, être toujours d’égale humeur, et être au service de tous.
Il expliquait : “Le
religieux doit travailler son corps comme une chose toute consacrée à Dieu, non
comme sien, mais le considérer comme une autre créature de Dieu et se servir de
ce motif, lorsqu’il lui accorde quelques choses selon sa nécessité, comme si on
le faisait par charité à une autre créature de Dieu.”
Car c’est toujours Dieu qui
doit être servi, et le mieux servi. On a dit qu’avant d’aller à matines, il
s’offrait à Dieu dans un acte d’adoration, puis se prosternait à genoux en
s’humiliant devant l’incompréhensible majesté de Dieu.
Le but d’Alain: s’anéantir à
la gloire de Dieu, se concrétisa par le vœu ”de chercher et soigner toujours
la plus grande gloire de Dieu, dans la pratique des choses et affaires qui
sembleront de quelque importance.”
La pauvreté
Alain aimait beaucoup la
pauvreté des religieux : “Pour être toujours pauvres et contents de ce qu’on
nous donne en religion, disait-il à ses chanoines, soit pour les habits, soit
pour les vivres et autres choses, il le faut recevoir comme une aumône.”
Même son abbaye, qu’il n’avait pas convoitée mais reçue, Alain estimait qu’il ne
la possédait pas davantage que ses chanoines. Il n’hésitait pas à balayer
lui-même sa chambre, et un jour, il déclara: “Un supérieur doit être
supérieur au chapitre et pour se faire obéir. Mais en ce qui regarde le vivre,
le vêtement ou le couvert, s’il n’a moins que les autres, tout au plus il ne
devrait pas avoir davantage.”
La ponctualité et
l’obéissance
C’est Alain qui avait élaboré
la Règle de son abbaye. Mais il estimait que la Règle est supérieure au
supérieur. C’est ainsi qu’il estimait devoir donner l’exemple: “Une des
premières choses qu’un supérieur doit avoir, c’est d’être prêt de mourir plutôt
mille fois que de permettre que la régularité ne se garde. Et il n’hésitait
pas à conseiller: “La douceur que l’on recommande à un supérieur ne consiste
pas à être indulgent et à permettre des choses contre le règlement et les
constitutions.”
Le premier exemple à donner
dans l’observance de la Règle est la ponctualité. Alain était un modèle, allant
jusqu’à interrompre ses discours, pendant la récréation, dès que la cloche
sonnait. L’obéissance d’Alain, abbé de santé très fragile, se manifestait
surtout envers ses médecins, ce qui n’était pas peu méritoire dès lors qu’on
connaît les pauvres compétences des médecins de l’époque, et la nature de leurs
remèdes. Cependant, quoiqu’il ait dû presque toute sa vie se faire violence pour
dominer un caractère violent et difficile, et, malgré sa fermeté, il se montrait
très bon avec ses chanoines,: “Bonté et fermeté sont mes deux pieds,”
aimait-il à redire.
La prudence
On a dit de l’Abbé de
Chancelade qu’il avait le charisme de lire dans les âmes. Mais il se méfiait de
ce don et s’efforçait, prudemment, de se laisser conduire plus par l’Esprit de
Dieu que par le sien propre. Dans l’art de gouverner, “c’est le bon jugement
qui fait le bon supérieur.” disait-il. “Souvent il faut presque autant de
différentes conduites qu’il y a de différents sujets.”
La charité
Alain sut mettre ses dons au
service, non seulement de ses moines, mais également de ses contemporains. Il
fut d’abord le professeur de ses novices: cours de dogme, de morale, de
liturgie. Comme Monsieur Vincent, dont il était l’ami, son enseignement était
avant tout pastoral et pratique. Très vite il comprit la nécessité, pour un
prêtre d’être suffisamment instruit, sans toutefois, séparer l’amour du savoir
de l’esprit d’oraison.
Abbé de Chancelade, Alain se
montra administrateur prudent et avisé, soucieux d’éviter chez ses moines, tout
murmure et toute tentation de jalousie. Alain avait l’angoisse de la charité
dans un pays touché par la famine.
Aussi l’abbé de Chancelade imagina-t-il un système de distribution alimentaire:
il secourait environ 800 personnes par jour, et incitait, avec succès, la classe
aisée à écouter les pauvres. En 1631, ce fut la peste, et la charité d’Alain se
manifesta de nouveau, allant jusqu’à assister 100
personnes par jour.
À la demande de l’éminence
grise de Richelieu, Alain fut amené à visiter l’Ordre des Calvairiennes, dont le
Père Joseph lui-même avait encouragé la fondation et rédigé les constitutions.
L’abbé de Chancelade semblait, en effet, le visiteur idéal pour porter les âmes
à la perfection de l’amour envers Dieu. Comme le Père Joseph, le Cardinal de La
Rochefoucault apprécia la valeur d’Alain, lui accorda sa confiance et le
recommanda au Cardinal de Richelieu pour visiter, voire réformer les chanoines
réguliers de Saint Augustin dans les diocèses de Périgueux, Angoulême, Saintes,
Limoges et Maillezais. Le travail à mettre en œuvre était énorme, la plupart des
abbayes n’étant plus que ruines tant matérielles que spirituelles, suite aux
nombreuses guerres civiles subies par la région.
Alain de Solminihac avait un
tempérament de feu: l’homme pouvait donc se montrer particulièrement irritable.
Mais c’est surtout au service de l’Église qu’Alain sut mettre son naturel
passionné et trop actif. Rien ne l’arrêtait quand il s’agissait de l’honneur et
de la gloire de Dieu. Assoiffé de connaissances il était devenu un véritable
spécialiste de l’Écriture sainte qu’il pouvait lire en grec, puis en hébreu. Et
en raison même de sa sûreté doctrinale, il sut gouverner avec une grande
prudence et beaucoup d’humilité. Il sut s’entourer de gens sages et
d’expérience, suivant les recommandations de Monsieur Vincent : “Un évêque se
doit faire aimer de tous, disait-il, prendre conseil de peu et se laisser
conduire par Dieu seul.”
On a accusé Mgr de Solminihac
d’avoir plaidé trop souvent. Quand l’honneur de Dieu et de l’Église était en
jeu, Mgr Alain, jaloux de leurs intérêts, n’hésitait pas à intenter des procès.
Mr Vincent le lui reprocha plusieurs fois. Mais jamais Mgr Alain n’intenta de
procès en sa faveur.
Alain était naturellement
sévère, aussi son diocèse fut-il mené d’une main de fer. Mais sous sa férule,
son clergé s’améliora rapidement. Il savait, généralement, faire suivre une
réprimande d’un acte de douceur. À la fin de sa vie, Alain s’expliqua: “Le
jugement qu’on a fait de moi, me présentant comme un homme violent, est
déraisonnable: mon inclination est de conduire par amour, mais pourtant avec
fermeté contre les esprits rebelles. On se trompe encore de dire que j’ai
changé, ce n’est pas moi qui ai changé, mais bien ceux que j’ai traités
autrefois avec rigueur.”
L’évêque des pauvres
Devenu évêque, Alain de
Solminhiac ne changea pas ses habitudes. Pendant les périodes de famine, il
consolait, caressait, enseignait les troupes d’affamés qui se précipitaient vers
lui. Puis, à ces miséreux qu’il venait d’instruire, Mgr Alain faisait de larges
aumônes, prises sur ses propres revenus. En 1653, rapporte Christian Dumoulin,
il donnait quotidiennement deux quintaux de pain pour nourrir les pauvres de
Cahors. Sa générosité était constamment à l’affût des besoins. Ces générosités
épuisant ses revenus, Mgr Alain se sépara d’une partie de ses domestiques,
vendit son carrosse et ses chevaux d’écurie non indispensables: “Voilà
comment nous en avons usé et comme nous en userons toujours, si on ne nous fait
connaître quelque chose de mieux. Il n’y a point d’évêché qui soit plus
entièrement aux pauvres que le nôtre, pour lequel nous avons retranché jusqu’au
nécessaire.”
Les œuvres de charité de
Mgr Alain.
La Fronde et la peste avaient
fait de la misère un véritable problème social. Le 1er novembre 1652, Mgr Alain
fonda, pour les “pauvres malades” l’Hôtel-Dieu, dédié à Notre-Dame.
Après les malades, il voulut
venir en aide aux orphelines en instituant, le 20 juillet 1654, La Maison de
la Providence des filles orphelines de Saint-Joseph. Cette institution
s’adressait aux filles âgées de six à douze ans.
Quatre ans plus tard, en
1658, les orphelins eurent aussi leur “hôpital”. Mgr Alain avait, en effet, la
hantise du salut des jeunes orphelins et voulait, à tous prix, ”empêcher les
offenses qui se commettent contre la divine Majesté.”
Mgr Alain écrivait :
“La nature de l’homme
étant inclinée au mal dès ses premières années, cette malheureuse inclination se
trouve encore fortifiée dans les pauvres qui, dès leur bas âge, sont abandonnés
de leurs parents. Comme ils ont une entière liberté, rien ne les empêche de
courir vers le mal où ils se trouvent portés, et les mauvaises habitudes
prennent aisément racine dans un âge tendre, elles vont croissant en eux avec
les années, et les accompagnent jusqu’à la mort; ne recevant aucune instruction
de ce qu’ils doivent savoir pour leur salut, et n’étant appliqués à aucune
occupation qui les puisse retirer de la gueuserie et de l’oisiveté, ils vivent
dans une extrême ignorance et dans une étrange fainéantise, qui étant source
féconde de tous les vices, donnent secours à la corruption pour exécuter ses
perverses inclinations; c’est ce qui fait que leur vie est une vie remplie de
péchés; et que d’ordinaire, ils meurent comme ils ont vécu.
La connaissance que nous
avons de tous ces maux qui proviennent de l’abandonnement où se trouvent les
pauvres orphelins, et l’obligation où nous sommes de mettre autant que nous
pouvons nos diocésains dans les voies du salut, et d’empêcher les offenses qui
se commettent contre la divine Majesté, nous ont donné, il y a longtemps, le
désir de pourvoir à ces déplorables nécessités.”
On croit rêver tant ce texte
est d’une brûlante actualité. Mgr Alain n’aurait-il pas écrit aussi pour le
début du XXIe siècle où les enfants, même ceux qui ne sont ni
pauvres, ni orphelins, sont cependant complètement délaissés et livrés à
eux-mêmes.
Mgr Alain fut l’apôtre de la
charité dans son siècle de misère. On ne peut nier qu’il fut un digne disciple,
et parfois aussi un conseiller de Monsieur Vincent, qui louait son
“incomparable bonté.”
Mgr Alain avait une haute
conception de l’épiscopat et de ses devoirs. Il estimait qu’un siège diocésain
ne devait être, ni un fief de famille, ni soumis aux ordres de la politique
contre laquelle il n’hésitait pas à s’insurger: “Je ne puis pas concevoir
comment il est possible qu’on pense à donner des évêchés à des personnes de
cette sorte, et un évêché de telle importance que celui de Périgueux.”
En 1648, l’évêque de
Rodez meurt, laissant son évêché dans un état pitoyable. Mgr Alain implore Mr
Vincent d’y faire nommer un homme capable:
“Je vous supplie, au
nom de Dieu, d’apporter tout le soin qu’il vous sera possible, afin que ce
diocèse soit pourvu d’un pasteur tel que l’état auquel il est réduit le
requiert. Il n’est seulement nécessaire que ce soit une personne apostolique,
mais encore qu’il soit doué d’une grande force d’esprit et d’un grand cœur.
Serait-il possible que la reine,
par quelque considération d’état, voulut mettre là une personne qui n’eût pas
les qualités requises pour réformer ce diocèse? Je ne puis le croire de cette
bonne princesse, et en aurait grande douleur si cela arrivait.”
Mr Vincent est attentif aux
avis de son ami, ferme et claivoyant, mais il se heurte parfois à des conflits
d’intérêts ou aux choix de Mazarin qui impose ses candidats. Ainsi, ayant flairé
un mauvais choix, -le candidat n’avait pas la foi-, Alain et Mr Vincent
multiplièrent leurs efforts: en vain.
Mgr Alain regrettait aussi
l’isolement de l’épiscopat, aussi institua-t-il, en 1649, les Conférences de
Mercuès. On y passait en revue les soucis pastoraux, l’administration
diocésaine, les nominations, les visites pastorales, les prédications, les
expositions du Saint Sacrement, et de multiples sujets divers, dont les synodes
diocésains, qui, aux dires d’Alain, sont “l’action la plus éclatante de
l’office épiscopal. L’évêque y paraît dans sa majesté et autorité.”
Cependant, dès la première séance, l’accent était mis sur la valeur et la
nécessité de l’oraison pour un évêque.
Face au jansénisme
L’œuvre de Mgr alain,
c’était le combat de la foi, coûte que coûte. Dans ce combat, rien ne
l’arrêtait,
“ni ses avantages personnels,
ni la peur des Grands, ni le froissement de ses amis.” Toute sa vie il mena
son combat dans une entière soumission au pape, en dépit des lourdes influences
gallicanes de l’époque, en France. C’est ainsi que dans le domaine de la
liturgie, l’évêque de Cahors imposait à ses prêtres l’usage du rituel, du
bréviaire et du missel romains, ainsi que le calendrier grégorien.
Voulant mettre en œuvre la
réforme tridentine, il ne pouvait tolérer aucune velléité d’insubordination à
l’égard du pape. C’est dans cet état d’esprit qu’il eut vent de la parution de
l’ouvrage de Jansénius: L’Augustinus. D’emblée, après une lecture
attentive, il détecta l’hérésie et se promit de la combattre. On devine sans
peine sa réaction quand il apprit que dans la chaire de théologie de
l’université de Cahors, son diocèse, on enseignait les thèses jansénistes !...
Alain de Solminihac
prétendait que “la force était la pièce maîtresse des prélats.” C’est la
force qui donne aux évêques le courage de résister aux grands de la terre:
“Dieu m’a donné l’esprit de force. Je n’appréhende pas plus les hautes
puissances que des fourmis, quand il s’agit de la gloire de Dieu.”
Alain de Solminihac, vu de
l’extérieur, et malgré sa santé souvent déficiente, semblait, moralement et
intellectuellement, une force de la nature. D’où tenait-il ce courage à toute
épreuve? Quelques rares confidences échappées devant des proches collaborateurs,
dévoilent les secrets de son âme entièrement livrée au Roi des rois. Alain fut
favorisé, déjà à Chancelade, de faveurs mystiques “rares et singulières.”
On lui attribue un don de
prophétie. On note aussi ses dons de hiérognose: la détection des objets sacrés.
Ainsi, l’évêque de Cahors reconnut des hosties non consacrées qui avaient été
mises dans un ciboire, pour suppléer à un oubli: “Reprenez votre encensoir,
déclara-t-il au prêtre qui tendait l’encensoir, Jésus-Christ n’est pas
là.”
Une religieuse de Toulouse
fut témoin d’un phénomène de lévitation, dans le parloir de Moissac, jusqu’à
quatre ou cinq “pans” au-dessus du sol. Alain lui ”défendit de parler de ces
choses à qui que ce soit, car, lui dit-il, les faibles pourraient en
conclure quelque chose de bon en moi, tandis que de pareils faits pourraient se
rencontrer même dans les méchants.”
Mystique, l’évêque de Cahors
le fut, mais ce qui le guidait, toujours, c’était la volonté de Dieu : “Quand
je ne connais pas la volonté de Dieu, je suis un poltron, mais dès que je la
connais, je suis courageux... Car, expliquait-il, “les serviteurs de Dieu
ont toujours sa volonté devant les yeux; elle les devance comme une claire
lumière, et dès lors qu’ils ne la voient plus, ils s’arrêtent.”
L’évêque de Cahors conservait
un sens aigu de son néant et de sa petitesse. Le religieux prenait toujours le
pas sur l’évêque. Et seule la grandeur de Dieu commandait ses devoirs d’évêque.
Alain de Solminihac se voulait image vivante de Jésus-Christ, “le très
parfait exemplaire de toute sainteté”.
Mgr Alain estimait que
l’ascétisme était indispensable à un prélat qui voulait se vouer tout entier aux
fonctions et aux devoirs de sa charge. Il assurait ”qu’un évêque doit porter
la mortification de Jésus-Christ dans son corps.” Fort de ces convictions,
Alain, évêque, conserva ses mortifications de religieux: discipline, régime
alimentaire réduit à son minimum, pénitences de toutes sortes. On a dit que le
Roi Louis XIII “s’étonna que M. de Cahors, le jour de son sacre, ne fit
honneur qu’au potage!”
Loin de l’accabler, ses
mortifications aidaient Alain à supporter tout le poids de sa charge. Elles
libéraient son âme pour la prière, l’oraison et l’union à Dieu.
Sa chasteté fut
irréprochable: elle rayonnait: “Par la grâce de Dieu, confia-t-il un
jour, depuis que je suis religieux, je n’ai eu aucune pensée désonnête qui
eût duré plus d’un Ave Maria... La chasteté, aimait-il à dire, est une vertu
timide et tremblante. C’est une vertu angélique qui a de puissants ennemis, et
comme elle défie de soi-même, elle surmonte en fuyant.”
L’ascète
Voici quelques-unes de ses
résolutions : “Durant le jour, je tâcherai souvent d’unir ma volonté à celle
de mon Dieu... Je tâcherai d’avoir un visage gai et serein et, surtout à la
récréation parmi mes frères, je ne dirai chose qui ne serve pour une sainte
récréation... Je garderai ponctuellement ma Règle; je relirai ce règlement une
fois chaque semaine et, si je trouve que je lui ai manqué en quelque chose, je
m’imposerai quelque pénitence.”
Mgr Alain, évêque, voulait en
tout, imiter le Christ. Pour lui, les croix de chaque jour “l’identifiaient
au sacrifice perpétuel du Christ.” Il insistait : “Les évêques doivent
goûter l’excellence des croix, des persécutions et des calomnies qui les
sanctifient particulièrement... Il ne faut pas s’étonner si les évêques ont des
contradictions puisqu’ils sont établis pour détruire le vieil homme... Un évêque
ne peut être que malheureux, car s’il fait son devoir comme il faut, il sera
contrecarré de tous côtés. Sinon quelle paix et quel repos de conscience peut-il
avoir ?”
Les persécutions attachèrent
fermement Mgr Alain à son siège épiscopal. “Elles sont, disait-il, une des
choses les plus désirables du monde. Je les estime plus que tous les trésors du
monde... J’aime mieux les plus noires calomnies... que toutes les prières qu’on
saurait faire pour moi... Je vois tant de merveilles dans les croix que je n’ai
point de parole capable de les exprimer.”
Les persécutions détruisent
l’orgueil: “Nous devons aimer la confusion et l’abjection, car c’est en cet
amour que consiste la crème de l’humilité... Les croix ont deux effets, elles
nous purifient et nous rendent semblables à Notre-Seigneur... Si le Fils de Dieu
n’était pas venu en ce monde, nous ne saurions pas quel grand trésor sont les
croix.”
Les croix, les mortifications
n’ont qu’une “fonction purgative et dispositive” affirmait Mgr Alain.
“Elles préparent l’âme à aller vers Dieu, vers l’oraison mentale qui a une
fonction unitive. C’est là où Dieu nous fait grand honneur et grande grâce de
nous permettre de parler à Lui et de nous parler.” L’oraison fut la
respiration spirituelle, tant de l’abbé de Chancelade que de l’évêque de Cahors.
Elle entretenait son activité et la conditionnait. Dans sa grande familiarité
avec Dieu, Alain recevait les lumières pour diriger son abbaye ou son diocèse
et connaître le cœur de ses chanoines ou les difficultés de son clergé.
“M’ôter l’oraison, ce serait m’ôter la vie”, ne cessait-il de dire.
Sur le sujet de l’oraison,
Alain était intarissable : “Dieu communique dans l’oraison une force
admirable de sorte que l’on parlerait avec liberté à la face des rois...
L’oraison est incomparable. Elle permet de faire un bon usage des croix, de
mieux les goûter, de les apprécier plus parfaitement. Elle fait connaître
l’horreur que Dieu a des péchés.” Alain affirmait aussi : “Je ne fais
aucun état du prêtre qui ne fait pas oraison... Un prêtre ne peut-être sauvé
sans oraison.”
Il en est de même pour les
évêques, et peut-être encore davantage : “La vie d’un évêque doit être une
oraison perpétuelle, excepté le temps qu’il doit donner à l’action par les
obligations de sa charge.” Pour honorer son programme: deux heures d’oraison
chaque jour, Mgr Alain dut rogner sur son sommeil, sur son travail
intellectuel... “Mais, avouera-t-il, j’ai longtemps disputé de savoir
si je quitterais l’étude pour m’adonner entièrement à l’oraison. C’était
difficile à cause de ma charge qui demande sans cesse une grande science; mais
enfin, j’ai passé outre. Dans l’oraison on apprend plus, et pour soi et pour les
autres, que dans la lecture des livres, quoiqu’il ne faille pas mépriser
celle-ci.”
Au fur et à mesure que Mgr
Alain avançait en âge et en expérience, sa méditation se faisait de plus en plus
longue : il ponctuait sa journée de multiples moments d’oraison, de telle sorte
que sa vie n’était plus qu’une unique et permanente oraison.
“Si l’oraison unit à Dieu,
le Saint Sacrement remplit de Dieu et de ses grâces... Il est la source de la
vie intérieure d’un évêque qui doit imiter la vie intérieure du Christ, vie de
sacrifice, d’anéantissement et de mort.” Mgr Alain avait des expressions
très puissantes. Il disait: “Ce sacrement déifie ceux qui sont bien disposés.
Si une âme est bien épurée, il imprime comme un sceau ou caractère de la
divinité. C’est une béatitude commencée... L’Eucharistie est comme le soleil qui
endurcit la boue et liquéfie la cire.”
Sa foi dans l’Eucharistie
était absolue. La chapelle était pour lui son lieu privilégié. “L’Eucharistie
est un sacrement embrasant, disait-il. Je sens beaucoup de secours à faire mes
oraisons devant le Saint Sacrement.” Fervent mystique, il avoua un jour :
“Il serait bien juste que les lampes qui sont devant le Saint Sacrement
brûlassent aux dépens du sang des chrétiens, et celui des évêques y devrait être
employé le premier.”
“Nous avons trois trésors
dans l’Église : les tribulations, l’oraison et le Saint Sacrement ; les
tribulations désemplissent de la créature et purifient l’amour-propre. l’oraison
nous unit à Dieu, et le Saint Sacrement nous remplit de Dieu Lui-même”.
Mort à lui-même, Alain est
tout à Dieu, attendant sa volonté. Sa confiance en Dieu était illimitée,
comparable à l’abandon d’un petit enfant entre les bras de sa maman, car,
disait-il: ”La confiance est une fille de l’amour qui est aussi grande que sa
mère.” Chez lui, “l’état d’enfance spirituelle s’alliait avec l’état
d’offrande, la mystique d’union avec la mystique de l’anéantissement, et
l’anéantissement par une activité sans relâche jusqu’à la consommation du
sacrifice au lit de mort... Il faut, disait-il, monter de l’indifférence
à l’offrande et s’offrir à Dieu en sacrifice perpétuel. Il faut demeurer dans
cet état d’oblation toute sa vie, et il faut pourtant suivre Dieu là où Il nous
appelle. Il faut avoir une grande fidélité à offrir jusqu’aux moindres choses,
quand ce ne serait qu’une œillade... Il faut s’appliquer amoureusement et avec
grand courage et constance au service de Dieu et à ce qu’il nous fera connaître
être de sa volonté.”
Cette vie d’offrande
deviendra pour Alain, dans les dernières années de sa vie un véritable état
d’holocauste. Il se détachait de tout, immolait tout ce qu’il avait et tout ce
qu’il était. Cette mort mystique était à la fois violente et amoureuse, car,
disait-il, “elle est causée par les croix et on y accède par l’oraison. Il se
consume comme le sacrifice du soir, celui que les prêtres faisaient lentement
durer toute la nuit. Il aime sa propre destruction, puisqu’un évêque, à
l’imitation du Christ, doit être un anéantissement perpétuel et dans une
disposition d’hostie.”
L’intensité de la vie
mystique d’Alain fut probablement une des causes de la valeur de son épiscopat
et de ses fruits, car, selon lui: “il n’y a point de meilleur moyen pour
s’unir à Dieu que dans l’exercice de nos charges... À mesure que l’on est à sa
charge (son devoir), à mesure on est à Dieu.” Et de citer l’exemple de M.
Olier, Fondateur des Sulpiciens qui venait de mourir: “M. Olier a été tout à
sa charge, et comme ce fut la cause de sa sanctification, ce sera aussi le motif
de sa canonisation.”
Alain de Solminihac avait
toujours eu une profonde dévotion envers la Très Saint Vierge Marie.
Gentilhomme, il la considérait comme sa Dame et il s’était mis sous sa
protection, car, ”le meilleur moyen d’assurer son salut, c’est d’être
serviteur de cette sainte Dame.” Chanoine augustin, puis évêque, il
récitait, à genoux, tous les jours son chapelet. Marie était pour lui un asile
et un suprême recours. Marie, pour lui, c’était le mystère de la sainteté dans
le mystère de l’humilité. Devant la grandeur de Dieu, la petitesse de la
créature est un appel au plus haut service. “La Vierge a eu plus d’humilité
que tous les autres saints, expliquait-il au retour d’un pèlerinage à
Notre-Dame des Vertus, à Aubervilliers, peu de temps avant son sacre, parce
que, plus sainte que les autres, elle avait une plus parfaite connaissance de
l’excellence de Dieu et par conséquent de son propre néant.”
D’un gentilhomme, faire un
abbé réformateur, puis un évêque saint... les voies du Seigneur sont
impénétrables et imprévisibles... Mais elles sont toujours admirables !
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