Il y avait à Rome,
vers le commencement du quatrième siècle, une femme nommée
Aglaé, jeune, belle, et d'une naissance illustre. Ses richesses
étaient si grandes, qu'elle avait donné trois fois les jeux
publics à ses dépens. L'amour désordonné du monde avait porté la
corruption dans son cœur, et elle entretenait un commerce
criminel avec Boniface, son principal intendant.
Cet homme était
adonné au vin, et à toutes sortes de débauches ; mais il avait
de bonnes qualités ; l'hospitalité, la libéralité, la
compassion. S'il voyait un étranger ou un voyageur, il le
servait avec beaucoup de cordialité. La nuit il allait par les
places et les rues, et procurait aux pauvres tous les secours
dont ils avaient besoin.

Ayant refusé d'adorer les idoles, saint Boniface souffre le
martyre.
Vies de saints. R. de Monbaston. XIVe.
Enfin Aglaé,
touchée de la grâce, et pénétrée de componction, appela un jour
Boniface, et lui dit : « Tu sais dans quel abîme de crimes
nous nous plongeons, sans penser que nous paraîtrons devant
Dieu, pour lui rendre compte de nos actions. J'ai ouï dire que
si quelqu'un honore ceux qui souffrent pour le nom de
Jésus-Christ, il aura part à leur gloire. J'ai appris aussi que
les serviteurs de Jésus-Christ combattaient en Orient contre le
démon, et qu'ils livraient leurs corps aux tourments, pour ne
pas renoncer à la religion qu'ils professaient. Va donc, et nous
apporte des reliques de quelques-uns de ces saints athlètes,
afin que nous puissions honorer leur mémoire, et être sauvés par
leur intercession. »
Boniface se dispose
aussitôt à obéir. Il prend des sommes considérables, tant pour
racheter des bourreaux les corps des martyrs que pour assister
les pauvres. Étant sur le point de partir, il dit à Aglaé : « Si
je peux me procurer des reliques, je ne manquerai pas d'en
apporter. Mais si l'on vous apportait mon corps pour celui d'un
martyr, le recevriez-vous ? » Aglaé regarda ces paroles comme
une plaisanterie, et en reprit celui qui les avait proférées.
Cependant
Boniface se mit en route. Mais sa conversion n'était point
encore parfaite. Pénétré de componction, il ne voulut ni manger
de viande, ni boire de vin pendant tout le voyage. II joignait
à ses jeûnes, des prières, des larmes et d'autres œuvres de
pénitence.
L'Église d'Occident jouissait alors d'une paix profonde, mais
celle d'Orient était en proie à la persécution qu'avait
commencée Dioclétien, et que Maximien-Galère et Maximin-Daïa
continuaient avec la plus grande cruauté. C'était surtout clans
la Cilicie, qui avait Simplicius pour gouverneur, que les
Chrétiens se voyaient en butte à la rage des persécuteurs.
Tarse, capitale de cette province, fut le lieu où Boniface
dirigea ses pas. Dès qu'il y fut arrivé, il envoya ses
domestiques avec ses chevaux dans une hôtellerie, et se rendit
chez le gouverneur, qu'il trouva assis sur son tribunal. Là, il
vit un grand nombre de martyrs dans les tortures. L'un était
pendu par un pied, et avait du feu sous la tête ; un autre était
attaché à des pieux extrêmement écartés ; les bourreaux en
sciaient un troisième ; un quatrième avait les mains coupées ;
un cinquième avait un pieu fiché dans la gorge, et était ainsi
cloué à terre ; un sixième avait les pieds et les mains
renversés et attachés par derrière, et les bourreaux le
frappaient à coups de bâton. Les chrétiens que l'on tourmentait
de cette cruelle manière étaient au nombre de vingt. Mais,
tandis que leur supplice glaçait d'effroi les spectateurs, ils
souffraient avec une tranquillité inaltérable.
Boniface s'approcha
généreusement des martyrs, puis les ayant embrassés, il s'écria:
« Qu'il est grand le Dieu des Chrétiens ! Qu'il est grand le
Dieu des saints martyrs ! Priez pour moi, serviteurs de
Jésus-Christ, afin qu'étant réuni à vous, je combatte aussi
contre le démon. » Le gouverneur, qui se crut insulté par
une action aussi hardie, fut transporté de rage, et demanda à
Boniface qui il était. Celui-ci répondit qu'il était chrétien,
et que les tourments ne pourraient lui faire renier Jésus-Christ
son divin maître. Simplicius ordonna qu'on aiguisât des roseaux,
et qu'on les lui enfonçât sous les ongles des mains. Ceci ayant
été exécuté, il lui fit verser du plomb fondu dans la bouche.
Boniface, après avoir imploré le secours de Jésus-Christ,
s'adressa aux autres martyrs qui étaient expirants, pour leur
demander l'assistance de leurs prières. Tant de cruautés
attendrirent le peuple, et excitèrent son indignation. Il se mit
à crier en tumulte : « Qu'il est grand le Dieu des
Chrétiens ! » Le gouverneur effrayé se retira.
Le lendemain,
il s'assit sur son tribunal, et se fit amener Boniface. Le
martyr continua de confesser sa foi, sans qu'aucunes menaces
pussent l'ébranler. Ayant été jeté dans un vase rempli de poix
bouillante, il en sortit sans être endommagé, Enfin, il fut
condamné à perdre la tête. Lorsque la sentence eut été
prononcée,
il pria quelque temps pour la rémission de ses péchés, et pour
la conversion de ses persécuteurs. Sa prière finie, il présenta
la tête aux bourreaux, et reçut le coup de la mort.
Cependant les compagnons de Boniface, voyant qu'il ne venait
point à l'hôtellerie, le cherchaient par toute la ville. Dans le
cours de leurs perquisitions, ils apprirent du frère du geôlier,
que la veille un étranger avait été décapité pour la religion
chrétienne. Lorsqu'ils eurent vu son tronc et sa tête, ils
assurèrent que c'était celui-là même qu'ils cherchaient. Ils
achetèrent son corps cinq cents pièces d'or, l'embaumèrent et
l'emportèrent à Rome avec eux, louant Dieu de l'heureuse fin du
saint martyr. Le triomphe de S. Boniface arriva l'an 307.
Aglaé, instruite de
tout ce qui s'était passé, rendit grâces à Dieu de la victoire
qu'il avait accordée à son serviteur. Ayant pris avec elle de
pieux ecclésiastiques, ils allèrent ensemble avec des flambeaux
et des parfums, au-devant des saintes reliques, qui furent
mises, à cinquante stades de Rome, sur le bord de la voie Latine.
Aglaé éleva en cet endroit un tombeau, et, quelques années
après, un oratoire ou une chapelle.
En 16o3, on
découvrit à Rome les reliques de S. Boniface et celles de S.
Alexis, dans l'église qui portait anciennement le nom du premier
de ces saints, et qui porte présentement le nom du second. Elles
sont sous le grand autel, dans deux riches tombeaux de marbre.
Pour Aglaé, elle
passa le reste de ses jours dans la retraite et la pénitence.
Elle vécut encore quinze ans, et fut enterrée auprès des
reliques du saint martyr.
En louant la
divine miséricorde qui changea en saints les plus grands
pécheurs, nous devons la prier de faire que nos cœurs, qui sont
des vases de corruption, deviennent des vases de grâce et de
charité. Le regret d'avoir commis le péché a plusieurs degrés;
mais jusqu'à ce qu'il ait opéré un changement entier dans la
volonté, et qu'il ait purifié les affections de l'âme, on ne
peut le regarder comme un repentir qui produit le salut, ou
cette charité qui anime et pénètre en quelque sorte la
nouvelle créature. La conversion réelle suppose toujours une
victoire complète sur ce qui
s'opposait à la pratique du bien. Celui qui est né de Dieu
est victorieux du monde.
Pour peu que l'on fasse
attention aux maximes de l'Évangile,
aux règles de l'Église,
aux lumières même de
la raison, on ne réputera jamais pénitent un homme dont la vie
inégale n'est qu'une suite d'inconséquences; qui aujourd'hui se
déclare pour la vertu, et demain pour le vice ; qui, après avoir
suivi les impressions de l'esprit saint, se laisse vaincre
lâchement par les assauts de l'ennemi ; qui n'a point le courage
de fuir le danger, et de renoncer aux occasions qui le portent
au péché.
SOURCE : Alban Butler : Vie
des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… – Traduction :
Jean-François Godescard. |