C'est une bien grande chose qu'au
milieu d'une grande ville, et avec des rapports quotidiens ave le monde, on
puisse
mener la vie d'un solitaire, ainsi que fit Félix de Cantalice, à Rome,
pendant plus de quarante ans, car c'est durant cette logue période charge de
frère quêteur, traitant avec des personnes de toutes conditions sans jamais
perdre ni son recueillement ni la moindre parcelle de la pureté de son cœur.
C'est qu'il s'entendait à recueillir le miel non seulement sur les fleurs, selon
une expression de la sainte Écriture, mais sur les pierres dures, c'est-à-dire
qu'il tournait au profit de son âme le mal même, que l'on rencontre
infailliblement dans une si grande ville. Le spectacle du mauvais exemple lui
fournissait l'occasion de faire de nouveaux actes de vertu, de reconnaître avec
les dangers de la vie du siècle les innombrables misères des gens du monde, de
bénir continuellement la divine miséricorde qui l'en avait retiré. De plus,
quand il recueillait les aumônes, il avait aussi mille occasions d'exercer
envers les pauvres et les malheureux la bonté de son cœur si compatissant, de
prier pour les pécheurs; de leur donner de bons conseil, de sages avis, et
surtout de consoler ou de soulager ceux qui soufraient de quelque nécessité
spirituelle ou corporelle, c'est ainsi qu'il savait changer les péril et les
dangers d'un emploi, ou d' autres auraient trouvé la diminution de leur ferveur,
en aiguillons qui l'incitaient à se donner plus complètement à Dieu.
Quoique l'humilité de sa
naissance et de sa condition sociale l'eût laissé naturellement étranger à ces
formes de politesse qui rendent agréable le commerce des hommes, jamais il ne
lui arriva de froisser personne par la rudesse de son caractère ; au contraire
sa simplicité sans fard, sa franche humilité et faisaient aimer de tout le
monde. Lorsque, pesamment chargé de son lourd bissac, il avait à fendre la
foule, il es plaisait à demander, en ces termes, qu'on lui livrât passage :
“Par charité, mes chers amis, un peu de place pur l'âne des Capucins qui eut
passer avec sa charge”. C'est ainsi que l'humble frère trouvait à s'égayer
de la bassesse de son emploi.
Dans toutes ses excursion à
travers la ville, il gardait tant de recueillement et de modestie qu'il n'y
avait pour ainsi dire que de corps, car son esprit était demeuré dans une
solitude profonde auprès de Dieu. Il se donnait à tout le monde, il était tout à
tous sans cesser pour cela de se posséder lui-même entièrement. Tout le monde
l'aimait et recherchait sa société, et il n'en gardait pas moins une sage
réserve à l'égard d'un chacun. Scrupuleux observateur de la Règle, il n'en
omettait aucun point et sans négliger jamais rien de ce qui regardait son
laborieux emploi, il ne perdait au dehors le plus léger instant et était
toujours exact à rentrer au couvent à l'heure prescrite chargé des aumônes que
les fidèles envoyaient aux frères par ses mains.
Comme tous les saints, et malgré
son manque d'instruction, frère Félix possédait la vraie science ; un jour qu'il
se trouait chez un savant occupé à considérer la bibliothèque que garnissait
jusqu'en haut les parois de la pièce, ses yeux tombèrent sur un crucifix qui y
été pendu : “Voyez-vous, Monsieur le docteur, on a fait tous les livres pour
faire mieux comprendre celui-ci”, dit-il en montrant le crucifix. A un autre
personnage, il dit pareillement en lui montrant le crucifix : “Voilà en
vérité tout la loi de Dieu dans un seul livre”. Le bon frère avait beaucoup
de ces mots pieux et spirituels; ils sortaient du foyer de haute et pure lumière
qui brûlait en son cœur.
La sainte obéissance, à laquelle
Félix s'était voué complètement, semblait revêtir de la pureté de l'o toutes les
actions de sa vie irrépréhensible en tout, car en tout il n'agissait que par
obéissance et il n'eut jamais risqué la moindre chose sans savoir si elle serai
agréée des supérieurs.
Cette vertu resplendissait en lui
d'autant plus brillant, qu'il semblait pouvoir jouir de plus de liberté en son
emploi ; car un collecteur d'aumônes qui passe la plus grande partie de la
journée hors de son couvent ne peut être ni surveillé par les supérieurs, ni
suivi pas à pas en toutes ses démarches ; il faut même qu' il ait la permission
de sortir aussi souvent qu'il veut, à l'heure et pour les lieux qu'il juge à
propos. Facilités dangereuses qui eussent donné à un frère d'un moins excellent
esprit, mille occasions d'éluder l'obéissance ; car ce frère eut fini par
trouver d'autant plus difficiles de se soumettre à la direction du supérieur
qu'il aurait eu une plus longue accoutumance de traiter en toute liberté avec
les séculiers. Frère Félix n'eut garde de donner dans ce travers ; on ne l'a
jamais entendu répondre après la moindre observation à n'importe quel
commandement du supérieur, il n'était pas même besoin de lui donner un ordre, le
plus léger signe lui suffisait, il partait pour l'accomplir comme l'expression
de la Volonté de Dieu, avec une simplicité d'enfant. Il ne faisait rien en
cachette, ne dérobait rien à l'inspection et au jugement des supérieurs ; quand
il s'était trouvé au dehors dans l'obligation de prendre de lui-même une
décision qui ne soufrait pas de retard, il allait la soumettre à son retour, à
l'agrément du Père gardien, et ne trouvait de jouissance dans le bien qu'il
avait fait, qu'après qu'il y avait donné son assentiment.
L'esprit de la parfaite
obéissance avait tant d'empire sur lui qu'il se trouvait toujours disposé à
faire les volontés de les désirs de chacun ; n'importe qui l'appelait, il
accourait aussitôt ; il répondait à toutes les demandes avec une aimable
prévenance, ne se montrant jamais, à l 'égard de personne, ou rude, ou de
mauvaise humeur, ou impatient, bien au contraire, il était toujours empressé à
rendre service à tout le monde.
Ses supérieurs devait s'abstenir
même de lui enjoindre par manière de pure plaisanterie lorsqu'ils ne voulaient
pas que ce fut exécuté sur le-champ, car l'amour du renoncement à lui-même pour
l' amour de Dieu ne lui faisait prendre garde ni au ton, ni à l'intention de
celui qui lui donnait un ordre; il ne considérait que la volonté de Dieu
transmise par le canal de l'obéissance pour la mettre promptement à exécution.
Arrivé à l'extrême vieillesse,
comme on parlait de le décharger de sa lourde tâche : “Le soldat, dit -il
doit mourir les armes à la main, et l'âne doit expirer sous son bat”, et
c'est sur la brèche que mourut ce bon soldat du Christ le 18 mai 1587, une heure
avant le coucher du soleil ; il avait 73 ans. L'eau qui repose belle et claire à
sa surface, sur le fond du vase où elle avait d'abord formé d'un dépôt impur,
n'y conserve sa limpidité que si on ne l'agite et sinon ne la remue pas ; mais
si elle n'a point formé de dépôt, on aura beau l'agiter, elle restera toujours
belle et claire. Cette comparaison s'applique à saint Félix de Cantalice : son
emploi le jetait dans la vie la plus active, la plus dissipante que peut mener
un Religieux, et cependant, il y eut en lui toujours même simplicité, toujours
même piété, toujours même façon vertueuses de dire et de faire ; la même charité
toujours :une pureté de mœurs ; toujours aussi éclatante ; toujours le même élan
vers la pratique de l'obéissance et de la parfaite pauvreté, la même prudence et
la même prévoyance toujours.
Tiré
de la série “Les Fleurs Franciscaines” vol. 2. p. 28
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