EXHORTATION APOSTOLIQUE
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
1. La
joie de l’Évangile remplit le cœur et toute
la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se
laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la
tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec
Jésus Christ la joie naît et renaît toujours. Dans
cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles
chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape
évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer
des voies pour la marche de l’Église dans les
prochaines années.
2. Le grand risque du monde
d’aujourd’hui, avec son offre de consommation
multiple et écrasante, est une tristesse
individualiste qui vient du cœur bien installé et
avare, de la recherche malade de plaisirs
superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie
intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y
a plus de place pour les autres, les pauvres
n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on
ne jouit plus de la douce joie de son amour,
l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus.
Même les croyants courent ce risque, certain et
permanent. Beaucoup y succombent et se transforment
en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est
pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas
le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans
l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3. J’invite chaque chrétien, en
quelque lieu et situation où il se trouve, à
renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle
avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la
décision de se laisser rencontrer par lui, de le
chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de
motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette
invitation n’est pas pour lui, parce que « personne
n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur
».
Celui qui risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et
quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il
découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras
ouverts. C’est le moment pour dire à Jésus Christ :
« Seigneur, je me suis laissé tromper, de mille
manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici
une fois encore pour renouveler mon alliance avec
toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau
Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras
rédempteurs ». Cela nous fait tant de bien de
revenir à lui quand nous nous sommes perdus !
J’insiste encore une fois : Dieu ne se fatigue
jamais de pardonner, c’est nous qui nous fatiguons
de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités
à pardonner « soixante-dix fois sept fois » (Mt 18,
22) nous donne l’exemple : il pardonne soixante-dix
fois sept fois. Il revient nous charger sur ses
épaules une fois après l’autre. Personne ne pourra
nous enlever la dignité que nous confère cet amour
infini et inébranlable. Il nous permet de relever la
tête et de recommencer, avec une tendresse qui ne
nous déçoit jamais et qui peut toujours nous rendre
la joie. Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne
nous donnons jamais pour vaincus, advienne que
pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui nous
pousse en avant !
4. Les livres de l’Ancien
Testament avaient annoncé la joie du salut, qui
serait devenue surabondante dans les temps
messianiques. Le prophète Isaïe s’adresse au Messie
attendu en le saluant avec joie : « Tu as multiplié
la nation, tu as fait croître sa joie » (9,
2). Et il encourage les habitants de Sion à
l’accueillir parmi les chants : « Pousse des cris de
joie, des clameurs » (12, 6). Qui l’a
déjà vu à l’horizon, le prophète l’invite à se
convertir en messager pour les autres : « Monte sur
une haute montagne, messagère de Sion ; élève et
force la voix, messagère de Jérusalem » (40, 9). Toute
la création participe à cette joie du salut : «
Cieux criez de joie, terre, exulte, que les
montagnes poussent des cris, car le Seigneur a
consolé son peuple, il prend en pitié ses affligés » (49,
13).
Voyant le jour du Seigneur,
Zacharie invite à acclamer le Roi qui arrive,
« humble, monté sur un âne » : « Exulte avec force,
fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem !
Voici que ton roi vient à toi : il est juste et
victorieux » (Za9, 9). Cependant,
l’invitation la plus contagieuse est peut-être celle
du prophète Sophonie, qui nous montre Dieu lui-même
comme un centre lumineux de fête et de joie qui veut
communiquer à son peuple ce cri salvifique. Relire
ce texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton Dieu
est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera
pour toi de joie, il tressaillira dans son amour ;
il dansera pour toi avec des cris de joie » (3, 17).
C’est la joie qui se vit dans
les petites choses de l’existence quotidienne, comme
réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre
Père : « Mon fils, dans la mesure où tu le peux,
traite-toi bien […] Ne te prive pas du bonheur d’un
jour » (Si 14, 11.14). Que de tendresse
paternelle s’entrevoit derrière ces paroles !
5. L’Évangile, où resplendit
glorieuse la Croix du Christ, invite avec insistance
à la joie. Quelques exemples suffisent : «
Réjouis-toi » est le salut de l’ange à Marie (Lc 1,
28). La visite de Marie à Élisabeth fait en sorte
que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère
(cf. Lc 1, 41). Dans son cantique, Marie
proclame : « Mon esprit tressaille de joie en Dieu
mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus
commence son ministère, Jean s’exclame : « Telle est
ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29).
Jésus lui-même « tressaillit de joie sous l’action
de l’Esprit-Saint » (Lc 10, 21). Son message
est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma
joie soit en vous et que votre joie soit complète »
(Jn15, 11). Notre joie chrétienne jaillit de
la source de son cœur débordant. Il promet aux
disciples : « Vous serez tristes, mais votre
tristesse se changera en joie » (Jn 16, 20).
Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre
cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous
l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite, les
disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de
joie » (Jn 20, 20). Le Livre des Actes des
Apôtres raconte que dans la première communauté ils
prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2,
46). Là où les disciples passaient « la joie fut
vive » (8, 8), et eux, dans les persécutions «
étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui
venait d’être baptisé, poursuivit son chemin tout
joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se
réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu »
(16, 34). Pourquoi ne pas entrer nous aussi dans ce
fleuve de joie ?
6. Il y a des chrétiens qui
semblent avoir un air de Carême sans Pâques.
Cependant, je reconnais que la joie ne se vit pas de
la même façon à toutes les étapes et dans toutes les
circonstances de la vie, parfois très dure. Elle
s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours
au moins comme un rayon de lumière qui naît de la
certitude personnelle d’être infiniment aimé,
au-delà de tout. Je comprends les personnes qui
deviennent tristes à cause des graves difficultés
qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il
faut permettre à la joie de la foi de commencer à
s’éveiller, comme une confiance secrète mais ferme,
même au milieu des pires soucis : « Mon âme est
exclue de la paix, j’ai oublié le bonheur ! […]
Voici ce qu’à mon cœur je rappellerai pour reprendre
espoir : les faveurs du Seigneur ne sont pas finies,
ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent
chaque matin, grande est sa fidélité ! […] Il est
bon d’attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm 3,
17.21-23.26).
7. La tentation apparaît
fréquemment sous forme d’excuses et de
récriminations, comme s’il devrait y avoir
d’innombrables conditions pour que la joie soit
possible. Ceci arrive parce que « la société
technique a pu multiplier les occasions de plaisir,
mais elle a bien du mal à secréter la joie ».
Je peux dire que les joies les plus belles et les
plus spontanées que j’ai vues au cours de ma vie
sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de
choses auxquelles s’accrocher. Je me souviens aussi
de la joie authentique de ceux qui, même dans de
grands engagements professionnels, ont su garder un
cœur croyant, généreux et simple. De diverses
manières, ces joies puisent à la source de l’amour
toujours plus grand de Dieu qui s’est manifesté en
Jésus Christ. Je ne me lasserai jamais de répéter
ces paroles de Benoît
XVI qui nous conduisent au cœur de
l’Évangile : « À l’origine du fait d’être chrétien
il n’y a pas une décision éthique ou une grande
idée, mais la rencontre avec un événement, avec une
Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et
par là son orientation décisive ».
8. C’est seulement grâce à
cette rencontre – ou nouvelle rencontre – avec
l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse
amitié, que nous sommes délivrés de notre conscience
isolée et de l’auto-référence. Nous parvenons à être
pleinement humains quand nous sommes plus
qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous
conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous
parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve
la source de l’action évangélisatrice. Parce que, si
quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne le
sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de
le communiquer aux autres ?
9. Le bien tend toujours à se
communiquer. Chaque expérience authentique de vérité
et de beauté cherche par elle-même son expansion, et
chaque personne qui vit une profonde libération
acquiert une plus grande sensibilité devant les
besoins des autres. Lorsqu’on le communique, le bien
s’enracine et se développe. C’est pourquoi, celui
qui désire vivre avec dignité et plénitude n’a pas
d’autre voie que de reconnaître l’autre et chercher
son bien. Certaines expressions de saint Paul ne
devraient pas alors nous étonner : « L’amour du
Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; « Malheur
à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9,
16).
10. Il nous est proposé de
vivre à un niveau supérieur, et pas pour autant avec
une intensité moindre : « La vie augmente quand elle
est donnée et elle s’affaiblit dans l’isolement et
l’aisance. De fait, ceux qui tirent le plus de
profit de la vie sont ceux qui mettent la sécurité
de côté et se passionnent pour la mission de
communiquer la vie aux autres ».
Quand l’Église appelle à l’engagement
évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que
d’indiquer aux chrétiens le vrai dynamisme de la
réalisation personnelle : « Nous découvrons ainsi
une autre loi profonde de la réalité : que la vie
s’obtient et se mûrit dans la mesure où elle est
livrée pour donner la vie aux autres. C’est cela
finalement la mission ».
Par conséquent, un évangélisateur ne devrait pas
avoir constamment une tête d’enterrement. Retrouvons
et augmentons la ferveur, « la douce et
réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est
dans les larmes qu’il faut semer […] Que le monde de
notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse,
tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la Bonne
Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et
découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres
de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui
ont les premiers reçu en eux la joie du Christ ».
11. Une annonce renouvelée
donne aux croyants, même à ceux qui sont tièdes ou
qui ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi
et une fécondité évangélisatrice. En réalité, son
centre ainsi que son essence, sont toujours les
mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense
dans le Christ mort et ressuscité. Il rend ses
fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient
anciens : « Ils renouvellent leur force, ils
déploient leurs ailes comme des aigles, ils courent
sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » (Is 40,
31). Le Christ est « la Bonne Nouvelle éternelle » (Ap 14,
6), et il est « le même hier et aujourd’hui et pour
les siècles » (He 13, 8), mais sa richesse et
sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune
et source constante de nouveauté. L’Église ne cesse
pas de s’émerveiller de « l’abîme de la richesse, de
la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11,
33). Saint Jean de la Croix disait : « Cette
épaisseur de sagesse et de science de Dieu est si
profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse
quelque chose, elle peut pénétrer toujours plus en
elle ». Ou
encore, comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa
venue, [le Christ] a porté avec lui toute nouveauté
». Il
peut toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre
vie et notre communauté, et même si la proposition
chrétienne traverse des époques d’obscurité et de
faiblesse ecclésiales, elle ne vieillit jamais.
Jésus Christ peut aussi rompre les schémas ennuyeux
dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous
surprend avec sa constante créativité divine. Chaque
fois que nous cherchons à revenir à la source pour
récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile,
surgissent de nouvelles voies, des méthodes
créatives, d’autres formes d’expression, des signes
plus éloquents, des paroles chargées de sens
renouvelé pour le monde d’aujourd’hui. En réalité,
toute action évangélisatrice authentique est
toujours « nouvelle ».
12. Bien que cette mission nous
demande un engagement généreux, ce serait une erreur
de la comprendre comme une tâche personnelle
héroïque, puisque l’œuvre est avant tout la sienne,
au-delà de ce que nous pouvons découvrir et
comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus
grand évangélisateur». Dans
toute forme d’évangélisation, la primauté revient
toujours à Dieu, qui a voulu nous appeler à
collaborer avec lui et nous stimuler avec la force
de son Esprit. La véritable nouveauté est celle que
Dieu lui-même veut produire de façon mystérieuse,
celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle
qu’il oriente et accompagne de mille manières. Dans
toute la vie de l’Église, on doit toujours
manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est
« lui qui nous a aimés le premier » (1 Jn 4,
19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance
» (1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet
de conserver la joie devant une mission aussi
exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa
totalité. Elle nous demande tout, mais en même temps
elle nous offre tout.
13. Nous ne devrions pas non
plus comprendre la nouveauté de cette mission comme
un déracinement, comme un oubli de l’histoire
vivante qui nous accueille et nous pousse en avant.
La mémoire est une dimension de notre foi que nous
pourrions appeler « deutéronomique », par analogie
avec la mémoire d’Israël. Jésus nous laisse
l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Église,
qui nous introduit toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22,
19). La joie évangélisatrice brille toujours sur le
fond de la mémoire reconnaissante : c’est une grâce
que nous avons besoin de demander. Les Apôtres n’ont
jamais oublié le moment où Jésus toucha leur cœur :
« C’était environ la dixième heure » (Jn 1,
39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une
véritable « multitude de témoins » (He 12,
1). Parmi eux, on distingue quelques personnes qui
ont pesé de façon spéciale pour faire germer notre
joie croyante : « Souvenez-vous de vos chefs, eux
qui vous ont fait entendre la parole de Dieu » (He 13,
7). Parfois, il s’agit de personnes simples et
proches qui nous ont initiés à la vie de la foi : «
J’évoque le souvenir de la foi sans détours qui est
en toi, foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta
grand-mère Loïs et de ta mère Eunice » (2 Tm 1,
5). Le croyant est fondamentalement « quelqu’un qui
fait mémoire ».
14. À l’écoute de l’Esprit, qui
nous aide à reconnaître, communautairement, les
signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été
célébrée la XIIIème Assemblée
générale ordinaire du Synode des Évêques sur
le thème La nouvelle évangélisation pour la
transmission de la foi chrétienne. On y a
rappelé que la nouvelle évangélisation appelle
chacun et se réalise fondamentalement dans trois
domaines. En
premier lieu, mentionnons le domaine de la pastorale
ordinaire, « animée par le feu de l’Esprit, pour
embraser les cœurs des fidèles qui fréquentent
régulièrement la Communauté et qui se rassemblent le
jour du Seigneur pour se nourrir de sa Parole et du
Pain de la vie éternelle ». Il
faut aussi inclure dans ce domaine les fidèles qui
conservent une foi catholique intense et sincère, en
l’exprimant de diverses manières, bien qu’ils ne
participent pas fréquemment au culte. Cette
pastorale s’oriente vers la croissance des croyants,
de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et
par toute leur vie à l’amour de Dieu. En second
lieu, rappelons le domaine des « personnes
baptisées qui pourtant ne vivent pas les exigences
du baptême »,
qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et
ne font plus l’expérience de la consolation de la
foi. L’Église, en mère toujours attentive, s’engage
pour qu’elles vivent une conversion qui leur
restitue la joie de la foi et le désir de s’engager
avec l’Évangile.
Enfin, remarquons que
l’évangélisation est essentiellement liée à la
proclamation de l’Évangile à ceux qui ne
connaissent pas Jésus Christ ou l’ont toujours
refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu
secrètement, poussés par la nostalgie de son visage,
même dans les pays d’ancienne tradition chrétienne.
Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les
chrétiens ont le devoir de l’annoncer sans exclure
personne, non pas comme quelqu’un qui impose un
nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui
partage une joie, qui indique un bel horizon, qui
offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas
par prosélytisme mais « par attraction ».
15. Jean-Paul
II nous a invité à reconnaître qu’il «
est nécessaire de rester tendus vers l’annonce » à
ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la
tâche première de l’Église ». L’activité
missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le
plus grand des défis pour l’Église »
et « la
cause missionnaire doit avoir la première place ». Que
se passerait-il si nous prenions réellement au
sérieux ces paroles ? Nous reconnaîtrions simplement
que l’action missionnaire est le paradigme de
toute tâche de l’Église. Dans cette ligne, les
évêques latino-américains ont affirmé que « nous ne
pouvons plus rester impassibles, dans une attente
passive, à l’intérieur de nos églises », et
qu’il est nécessaire de passer « d’une pastorale de
simple conservation à une pastorale vraiment
missionnaire ».
Cette tâche continue d’être la source des plus
grandes joies pour l’Église : « Il y aura plus de
joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent
que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas
besoin de repentir » (Lc 15, 7).
16. J’ai accepté avec plaisir
l’invitation des Pères synodaux à rédiger la
présente Exhortation.
En le faisant, je recueille la richesse des travaux
du Synode. J’ai aussi consulté différentes
personnes, et je compte en outre exprimer les
préoccupations qui m’habitent en ce moment concret
de l’œuvre évangélisatrice de l’Église. Les thèmes
liés à l’évangélisation dans le monde actuel qui
pourraient être développés ici sont innombrables.
Mais j’ai renoncé à traiter de façon détaillée ces
multiples questions qui doivent être l’objet d’étude
et d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non
plus qu’on doive attendre du magistère papal une
parole définitive ou complète sur toutes les
questions qui concernent l’Église et le monde. Il
n’est pas opportun que le Pape remplace les
Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les
problématiques qui se présentent sur leurs
territoires. En ce sens, je sens la nécessité de
progresser dans une “décentralisation” salutaire.
17. Ici, j’ai choisi de
proposer quelques lignes qui puissent encourager et
orienter dans toute l’Église une nouvelle étape
évangélisatrice, pleine de ferveur et de dynamisme.
Dans ce cadre, et selon la doctrine de la
Constitution dogmatique Lumen
gentium, j’ai décidé, entre autres
thèmes, de m’arrêter amplement sur les questions
suivantes :
a) La réforme de l’Église en
‘sortie’ missionnaire.
b) Les tentations des agents
pastoraux.
c) L’Église comprise comme
la totalité du peuple de Dieu qui évangélise.
d) L’homélie et sa
préparation.
e) L’insertion sociale des
pauvres.
f) La paix et le dialogue
social.
g) Les motivations
spirituelles pour la tâche missionnaire.
18. Je me suis étendu sur ces
thèmes avec un développement qui pourra peut-être
paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans
l’intention d’offrir un traité, mais seulement pour
montrer l’importante incidence pratique de ces
thèmes sur la mission actuelle de l’Église. Tous en
effet aident à tracer les contours d’un style
évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans
l’accomplissement de toute activité. Et ainsi,
de cette façon, nous pouvons accueillir, dans notre
travail quotidien, l’exhortation de la Parole de
Dieu : « Réjouissez-vous sans cesse dans le
Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous » (Ph 4,
4).
19. L’évangélisation obéit au
mandat missionnaire de Jésus : « Allez donc ! De
toutes les nations faites des disciples, les
baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint
Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je
vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces
versets, on présente le moment où le Ressuscité
envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et
en tout lieu, pour que la foi en lui se répande en
tout point de la terre.
20. Dans la Parole de Dieu
apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que
Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham
accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle
(cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu
: « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir
le peuple vers la terre promise (cf. Ex 3,
17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux à qui je
t’enverrai, tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui,
dans cet “ allez ” de Jésus, sont présents les
scénarios et les défis toujours nouveaux de la
mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes
tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire.
Tout chrétien et toute communauté discernera quel
est le chemin que le Seigneur demande, mais nous
sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de
son propre confort et avoir le courage de rejoindre
toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière
de l’Évangile.
21. La joie de l’Évangile qui
remplit la vie de la communauté des disciples est
une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en
font l’expérience, eux qui reviennent de la mission
pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit,
lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue
le Père parce que sa révélation rejoint les pauvres
et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les
premiers qui se convertissent la ressentent, remplis
d’admiration, en écoutant la prédication des Apôtres
« chacun dans sa propre langue » (Ac 2, 6) à
la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile
a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a
toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait
de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de
nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : «
Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que
j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis
sorti » (Mc 1, 38). Quand la semence a été
semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour
expliquer davantage ou pour faire d’autres signes,
au contraire l’Esprit le conduit à partir vers
d’autres villages.
22. La parole a en soi un
potentiel que nous ne pouvons pas prévoir.
L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée,
croît d’elle-même, y compris quand l’agriculteur
dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit
accepter cette liberté insaisissable de la Parole,
qui est efficace à sa manière, et sous des formes
très diverses, telles qu’en nous échappant elle
dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos
schémas.
23. L’intimité de l’Église avec
Jésus est une intimité itinérante, et la communion
« se présente essentiellement comme communion
missionnaire ».
Fidèle au modèle du maître, il est vital
qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer
l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes
occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans
peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple,
personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que
l’ange l’annonce aux pasteurs de Bethléem : « Soyez
sans crainte, car voici que je vous annonce une
grande joie qui sera celle de tout le
peuple » (Lc2, 10). L’Apocalypse parle
d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux
qui demeurent sur la terre, à toute nation, race,
langue et peuple » (Ap 14, 6).
24. L’Église « en sortie » est
la communauté des disciples missionnaires qui
prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui
accompagnent, qui fructifient et qui fêtent. « Primerear –
prendre l’initiative » : veuillez m’excuser pour ce
néologisme. La communauté évangélisatrice
expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il
l’a précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et
en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle
sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la
rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver
aux croisées des chemins pour inviter les exclus.
Pour avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa
force de diffusion, elle vit un désir inépuisable
d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre
l’initiative ! En conséquence, l’Église sait
“s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses
disciples. Le Seigneur s’implique et implique les
siens, en se mettant à genoux devant les autres pour
les laver. Mais tout de suite après il dit à ses
disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites »
(Jn 13, 17). La communauté évangélisatrice,
par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie
quotidienne des autres, elle raccourcit les
distances, elle s’abaisse jusqu’à l’humiliation si
c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant
la chair souffrante du Christ dans le peuple. Les
évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des brebis” et
celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté
évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle
accompagne l’humanité en tous ses processus, aussi
durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît
les longues attentes et la patience apostolique.
L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle
évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au
don du Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La
communauté évangélisatrice est toujours attentive
aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde.
Il prend soin du grain et ne perd pas la paix à
cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre
l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions
plaintives ni alarmistes. Il trouve le moyen pour
faire en sorte que la Parole s’incarne dans une
situation concrète et donne des fruits de vie
nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient
imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa
vie entière et la jouer jusqu’au martyre comme
témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas
d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la
Parole soit accueillie et manifeste sa puissance
libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté
évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”.
Elle célèbre et fête chaque petite victoire, chaque
pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation
joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans
l’exigence quotidienne de faire progresser le bien.
L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la
beauté de la liturgie, laquelle est aussi
célébration de l’activité évangélisatrice et source
d’une impulsion renouvelée à se donner.
25. Je n’ignore pas
qu’aujourd’hui les documents ne provoquent pas le
même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont
vite oubliés. Cependant, je souligne que ce que je
veux exprimer ici a une signification programmatique
et des conséquences importantes. J’espère que toutes
les communautés feront en sorte de mettre en œuvre
les moyens nécessaires pour avancer sur le chemin
d’une conversion pastorale et missionnaire, qui ne
peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est
pas d’une « simple administration »
dont
nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les
régions de la terre en un « état permanent de
mission ».
26. Paul
VI a invité à élargir l’appel au
renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne
s’adressait pas seulement aux individus, mais à
l’Église entière. Rappelons-nous ce texte mémorable
qui n’a pas perdu sa force interpellante : « L’heure
sonne pour l’Église d’approfondir la conscience
qu’elle a d’elle-même, de méditer sur le mystère qui
est le sien […] De cette conscience éclairée et
agissante dérive un désir spontané de confronter à
l’image idéale de l’Église, telle que le Christ la
vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et
immaculée (cf. Ep 5,27), le visage réel que
l’Église présente aujourd’hui. […] De là naît un
désir généreux et comme impatient de renouvellement,
c'est-à-dire de correction des défauts que cette
conscience en s’examinant à la lumière du modèle que
le Christ nous en a laissé, dénonce et rejette ».
Le Concile
Vatican II a présenté la conversion
ecclésiale comme l’ouverture à une réforme
permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : «
Toute rénovation de l’Église consiste
essentiellement dans une fidélité plus grande à sa
vocation […] L’Église au cours de son pèlerinage,
est appelée par le Christ à cette réforme permanente
dont elle a perpétuellement besoin en tant
qu’institution humaine et terrestre ».
Il y a des structures
ecclésiales qui peuvent arriver à favoriser un
dynamisme évangélisateur ; également, les bonnes
structures sont utiles quand une vie les anime, les
soutient et les guide. Sans une vie nouvelle et un
authentique esprit évangélique, sans “fidélité de
l’Église à sa propre vocation”, toute nouvelle
structure se corrompt en peu de temps.
27. J’imagine un choix
missionnaire capable de transformer toute chose,
afin que les habitudes, les styles, les horaires, le
langage et toute structure ecclésiale devienne un
canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel,
plus que pour l’auto-préservation. La réforme des
structures, qui exige la conversion pastorale, ne
peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte
qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que
la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit
plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents
pastoraux en constante attitude de “sortie” et
favorise ainsi la réponse positive de tous ceux
auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul
II aux évêques de l’Océanie, « tout
renouvellement dans l’Église doit avoir pour but la
mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une
Église centrée sur elle-même ».
28. La paroisse n’est pas une
structure caduque ; précisément parce qu’elle a une
grande plasticité, elle peut prendre des formes très
diverses qui demandent la docilité et la créativité
missionnaire du pasteur et de la communauté. Même
si, certainement, elle n’est pas l’unique
institution évangélisatrice, si elle est capable de
se réformer et de s’adapter constamment, elle
continuera à être « l’Église elle-même qui vit au
milieu des maisons de ses fils et de ses filles ».
Cela suppose que réellement elle soit en contact
avec les familles et avec la vie du peuple et ne
devienne pas une structure prolixe séparée des gens,
ou un groupe d’élus qui se regardent eux-mêmes. La
paroisse est présence ecclésiale sur le territoire,
lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de
la vie chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la
charité généreuse, de l’adoration et de la
célébration.
À travers toutes ses activités, la paroisse
encourage et forme ses membres pour qu’ils soient
des agents de l’évangélisation.
Elle est communauté de communautés, sanctuaire où
les assoiffés viennent boire pour continuer à
marcher, et centre d’un constant envoi missionnaire.
Mais nous devons reconnaître que l’appel à la
révision et au renouveau des paroisses n’a pas
encore donné de fruits suffisants pour qu’elles
soient encore plus proches des gens, qu’elles soient
des lieux de communion vivante et de participation,
et qu’elles s’orientent complètement vers la
mission.
29. Les autres institutions
ecclésiales, communautés de base et petites
communautés, mouvements et autres formes
d’associations, sont une richesse de l’Église que
l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux
et secteurs. Souvent elles apportent une nouvelle
ferveur évangélisatrice et une capacité de dialogue
avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est
très salutaire qu’elles ne perdent pas le contact
avec cette réalité si riche de la paroisse du lieu,
et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale
organique de l’Église particulière.
Cette intégration évitera qu’elles demeurent
seulement avec une partie de l’Évangile et de
l’Église, ou qu’elles se transforment en nomades
sans racines.
30. Chaque Église particulière,
portion de l’Église Catholique sous la conduite de
son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion
missionnaire. Elle est le sujet premier de
l’évangélisation,
en tant qu’elle est la manifestation concrète de
l’unique Église en un lieu du monde, et qu’en elle «
est vraiment présente et agissante l’Église du
Christ, une, sainte, catholique et apostolique ».
Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé,
dotée de tous les moyens de salut donnés par le
Christ, mais avec un visage local. Sa joie de
communiquer Jésus Christ s’exprime tant dans sa
préoccupation de l’annoncer en d’autres lieux qui en
ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les
périphéries de son propre territoire ou vers de
nouveaux milieux sociaux-culturels.
Elle s’emploie à être toujours là où manquent le
plus la lumière et la vie du Ressuscité.
Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours
plus intense, généreuse et féconde, j’exhorte aussi
chaque Église particulière à entrer dans un
processus résolu de discernement, de purification et
de réforme.
31. L’évêque doit toujours
favoriser la communion missionnaire dans son Église
diocésaine en poursuivant l’idéal des premières
communautés chrétiennes, dans lesquelles les
croyants avaient un seul cœur et une seule âme (cf. Ac 4,
32). Par conséquent, parfois il se mettra devant
pour indiquer la route et soutenir l’espérance du
peuple, d’autres fois il sera simplement au milieu
de tous dans une proximité simple et
miséricordieuse, et en certaines circonstances il
devra marcher derrière le peuple, pour aider ceux
qui sont restés en arrière et – surtout – parce que
le troupeau lui-même possède un odorat pour trouver
de nouveaux chemins. Dans sa mission de favoriser
une communion dynamique, ouverte et missionnaire, il
devra stimuler et rechercher la maturation des
organismes de participation proposés par le Code
de droit Canonique et
d’autres formes de dialogue pastoral, avec le désir
d’écouter tout le monde, et non pas seulement
quelques-uns, toujours prompts à lui faire des
compliments. Mais l’objectif de ces processus
participatifs ne sera pas principalement
l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire
d’arriver à tous.
32. Du moment que je suis
appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois
aussi penser à une conversion de la papauté. Il me
revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux
suggestions orientées vers un exercice de mon
ministère qui le rende plus fidèle à la
signification que Jésus-Christ entend lui donner, et
aux nécessités actuelles de l’évangélisation. Le
Pape Jean-Paul
II demanda d’être aidé pour trouver une «
forme d’exercice de la primauté ouverte à une
situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à
l’essentiel de sa mission ».
Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi,
et les structures centrales de l’Église universelle,
ont besoin d’écouter l’appel à une conversion
pastorale. Le Concile
Vatican II a affirmé que, d’une manière
analogue aux antiques Églises patriarcales, les
conférences épiscopales peuvent « contribuer de
façons multiples et fécondes à ce que le sentiment
collégial se réalise concrètement ».
Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé,
parce que n’a pas encore été suffisamment explicité
un statut des conférences épiscopales qui les
conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y
compris une certaine autorité doctrinale authentique.
Une excessive centralisation, au lieu d’aider,
complique la vie de l’Église et sa dynamique
missionnaire.
33. La pastorale en terme
missionnaire exige d’abandonner le confortable
critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”.
J’invite chacun à être audacieux et créatif dans ce
devoir de repenser les objectifs, les structures, le
style et les méthodes évangélisatrices de leurs
propres communautés. Une identification des fins
sans une adéquate recherche communautaire des moyens
pour les atteindre est condamnée à se traduire en
pure imagination. J’exhorte chacun à appliquer avec
générosité et courage les orientations de ce
document, sans interdictions ni peurs. L’important
est de ne pas marcher seul, mais de toujours compter
sur les frères et spécialement sur la conduite des
évêques, dans un sage et réaliste discernement
pastoral.
34. Si nous entendons tout
mettre en terme missionnaire, cela vaut aussi pour
la façon de communiquer le message. Dans le monde
d’aujourd’hui, avec la rapidité des communications
et la sélection selon l’intérêt des contenus opérés
par les médias, le message que nous annonçons court
plus que jamais le risque d’apparaître mutilé et
réduit à quelques-uns de ses aspects secondaires. Il
en ressort que certaines questions qui font partie
de l’enseignement moral de l’Église demeurent en
dehors du contexte qui leur donne sens. Le problème
le plus grand se vérifie quand le message que nous
annonçons semble alors identifié avec ces aspects
secondaires qui, étant pourtant importants, ne
manifestent pas en eux seuls le cœur du message de
Jésus Christ. Donc, il convient d’être réalistes et
de ne pas donner pour acquis que nos interlocuteurs
connaissent le fond complet de ce que nous disons ou
qu’ils peuvent relier notre discours au cœur
essentiel de l’Évangile qui lui confère sens, beauté
et attrait.
35. Une pastorale en terme
missionnaire n’est pas obsédée par la transmission
désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on
essaie d’imposer à force d’insister. Quand on assume
un objectif pastoral et un style missionnaire, qui
réellement arrivent à tous sans exceptions ni
exclusions, l’annonce se concentre sur l’essentiel,
sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant
et en même temps plus nécessaire. La proposition se
simplifie, sans perdre pour cela profondeur et
vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus
lumineuse.
36. Toutes les vérités révélées
procèdent de la même source divine et sont crues
avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont
plus importantes pour exprimer plus directement le
cœur de l’Évangile. Dans ce cœur fondamental
resplendit la beauté de l’amour salvifique de
Dieu manifesté en Jésus Christ mort et ressuscité.
En ce sens, le Concile
Vatican II a affirmé qu’ « il existe un
ordre ou une ‘hiérarchie’ des vérités de la doctrine
catholique, en raison de leur rapport différent avec
le fondement de la foi chrétienne ».
Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour
l’ensemble des enseignements de l’Église, y compris
l’enseignement moral.
37. Saint Thomas d’Aquin
enseignait que même dans le message moral de
l’Église il y a une hiérarchie, dans les
vertus et dans les actes qui en procèdent.
Ici, ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant
par la charité » (Ga 5, 6). Les œuvres
d’amour envers le prochain sont la manifestation
extérieure la plus parfaite de la grâce intérieure
de l’Esprit : « L’élément principal de la loi
nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui
s’exprime dans la foi agissant par la charité ».
Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la
miséricorde est la plus grande de toutes les vertus
: « En elle-même la miséricorde est la plus grande
des vertus, car il lui appartient de donner aux
autres, et, qui plus est, de soulager leur indigence
; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur.
Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme
le propre de Dieu, et c’est par là surtout que se
manifeste sa toute-puissance ».
38. Il est important de tirer
les conséquences pastorales de l’enseignement
conciliaire, qui recueille une ancienne conviction
de l’Église. D’abord il faut dire que, dans
l’annonce de l’Évangile, il est nécessaire de garder
des proportions convenables. Ceci se reconnaît dans
la fréquence avec laquelle sont mentionnés certains
thèmes et dans les accents mis dans la prédication.
Par exemple, si un curé durant une année liturgique
parle dix fois sur la tempérance et seulement deux
ou trois fois sur la charité ou sur la justice, il
se produit une disproportion, par laquelle ces
vertus, qui devraient être plus présentes dans la
prédication et dans la catéchèse, sont précisément
obscurcies. La même chose se passe quand on parle
plus de la loi que de la grâce, plus de l’Église que
de Jésus Christ, plus du Pape que de la Parole de
Dieu.
39. Ainsi, comme le caractère
organique entre les vertus empêche d’exclure l’une
d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est
niée. Il ne faut pas mutiler l’intégralité du
message de l’Évangile. En outre, chaque vérité se
comprend mieux si on la met en relation avec la
totalité harmonieuse du message chrétien, et dans ce
contexte toutes les vérités ont leur importance et
s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est
fidèle à l’Évangile, la centralité de certaines
vérités se manifeste clairement et il en ressort
avec clarté que la prédication morale chrétienne
n’est pas une éthique stoïcienne, elle est plus
qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie
pratique ni un catalogue de péchés et d’erreurs.
L’Évangile invite avant tout à répondre au Dieu qui
nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans
les autres et sortant de nous-mêmes pour chercher le
bien de tous. Cette invitation n’est obscurcie en
aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au
service de cette réponse d’amour. Si cette
invitation ne resplendit pas avec force et attrait,
l’édifice moral de l’Église court le risque de
devenir un château de cartes, et là se trouve notre
pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment
l’Évangile qu’on annonce, mais quelques accents
doctrinaux ou moraux qui procèdent d’options
idéologiques déterminées. Le message courra le
risque de perdre sa fraîcheur et de ne plus avoir
“le parfum de l’Évangile”.
40. L’Église qui est
disciple-missionnaire, a besoin de croître dans son
interprétation de la Parole révélée et dans sa
compréhension de la vérité. La tâche des exégètes et
des théologiens aide à « mûrir le jugement de
l’Église ».
D’une autre façon les autres sciences le font aussi.
Se référant aux sciences sociales, par exemple, Jean-Paul
II a dit que l’Église prête attention à
leurs contributions « pour tirer des indications
concrètes qui l’aident à remplir sa mission de
Magistère ».
En outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables
questions autour desquelles on recherche et on
réfléchit avec une grande liberté. Les diverses
lignes de pensée philosophique, théologique et
pastorale, si elles se laissent harmoniser par
l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent
faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à
mieux expliciter le très riche trésor de la Parole.
À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue
par tous sans nuances, cela peut sembler une
dispersion imparfaite. Mais la réalité est que cette
variété aide à manifester et à mieux développer les
divers aspects de la richesse inépuisable de
l’Évangile.
41. En même temps, les énormes
et rapides changements culturels demandent que nous
prêtions une constante attention pour chercher à
exprimer la vérité de toujours dans un langage qui
permette de reconnaître sa permanente nouveauté.
Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une
chose est la substance […] et une autre la manière
de formuler son expression ».
Parfois, en écoutant un langage complètement
orthodoxe, celui que les fidèles reçoivent, à cause
du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est
quelque chose qui ne correspond pas au véritable
Évangile de Jésus Christ. Avec la sainte intention
de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être
humain, en certaines occasions, nous leur donnons un
faux dieu ou un idéal humain qui n’est pas vraiment
chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une
formulation mais nous ne transmettons pas la
substance. C’est le risque le plus grave.
Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut
avoir des formes multiples, et la rénovation des
formes d’expression devient nécessaire pour
transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message
évangélique dans son sens immuable ».
42. Ceci a une grande
importance dans l’annonce de l’Évangile, si nous
avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa
beauté et de la faire accueillir par tous. De toute
façon, nous ne pourrons jamais rendre les
enseignements de l’Église comme quelque chose de
facilement compréhensible et d’heureusement apprécié
par tous. La foi conserve toujours un aspect de
croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève
pas la fermeté à son adhésion. Il y a des choses qui
se comprennent et s’apprécient seulement à partir de
cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de
la clarté avec laquelle on peut en saisir les
raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut
rappeler que tout enseignement de la doctrine doit
se situer dans l’attitude évangélisatrice qui
éveille l’adhésion du cœur avec la proximité,
l’amour et le témoignage.
43. Dans son constant
discernement, l’Église peut aussi arriver à
reconnaître des usages propres qui ne sont pas
directement liés au cœur de l’Évangile. Aujourd’hui,
certains usages, très enracinés dans le cours de
l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la
même façon et leur message n’est pas habituellement
perçu convenablement. Ils peuvent être beaux,
cependant maintenant ils ne rendent pas le même
service pour la transmission de l’Évangile. N’ayons
pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des
normes ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir
été très efficaces à d’autres époques, mais qui
n’ont plus la même force éducative comme canaux de
vie. Saint Thomas d’Aquin soulignait que les
préceptes donnés par le Christ et par les Apôtres au
Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».
Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger
avec modération les préceptes ajoutés par l’Église
postérieurement « pour ne pas alourdir la vie aux
fidèles » et transformer notre religion en un
esclavage, quand « la miséricorde de Dieu a voulu
qu’elle fût libre ».
Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a
une terrible actualité. Il devrait être un des
critères à considérer au moment de penser une
réforme de l’Église et de sa prédication qui
permette réellement de parvenir à tous.
44. D’autre part, tant les
pasteurs que tous les fidèles qui accompagnent leurs
frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à
Dieu, ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme
de l’Église Catholique avec
beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la
responsabilité d’une action peuvent être diminuées
voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la
violence, la crainte, les habitudes, les affections
immodérées et d’autres facteurs psychiques ou
sociaux ».
Par conséquent, sans diminuer
la valeur de l’idéal évangélique, il faut
accompagner avec miséricorde et patience les étapes
possibles de croissance des personnes qui se
construisent jour après jour.
Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit
pas être une salle de torture mais le lieu de la
miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le
bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de
grandes limites humaines, peut-être plus apprécié de
Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui
passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes
difficultés. La consolation et l’aiguillon de
l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre
mystérieusement en toute personne, au-delà de ses
défauts et de ses chutes, doivent rejoindre chacun.
45. Nous voyons ainsi que
l’engagement évangélisateur se situe dans les
limites du langage et des circonstances. Il cherche
toujours à mieux communiquer la vérité de l’Évangile
dans un contexte déterminé, sans renoncer à la
vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter
quand la perfection n’est pas possible. Un cœur
missionnaire est conscient de ces limites et se fait
« faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9,
22). Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie
sur ses propres sécurités, jamais il n’opte pour la
rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit
croître dans la compréhension de l’Évangile et dans
le discernement des sentiers de l’Esprit, et alors,
il ne renonce pas au bien possible, même s’il court
le risque de se salir avec la boue de la route.
46. L’Église “en sortie” est
une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les
autres pour aller aux périphéries humaines ne veut
pas dire courir vers le monde sans direction et dans
n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir
le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder
dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences
pour accompagner celui qui est resté sur le bord de
la route. Parfois c’est être comme le père du fils
prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour qu’il
puisse entrer sans difficultés quand il reviendra.
47. L’Église est appelée à être
toujours la maison ouverte du Père. Un des signes
concrets de cette ouverture est d’avoir partout des
églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si
quelqu’un veut suivre une motion de l’Esprit et
s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas
la froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres
portes qui ne doivent pas non plus se fermer. Tous
peuvent participer de quelque manière à la vie
ecclésiale, tous peuvent faire partie de la
communauté, et même les portes des sacrements ne
devraient pas se fermer pour n’importe quelle
raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui est
“ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle
constitue la plénitude de la vie sacramentelle,
n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un
généreux remède et un aliment pour les faibles.
Ces convictions ont aussi des conséquences
pastorales que nous sommes appelés à considérer avec
prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment
comme des contrôleurs de la grâce et non comme des
facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane,
elle est la maison paternelle où il y a de la place
pour chacun avec sa vie difficile.
48. Si l’Église entière assume
ce dynamisme missionnaire, elle doit parvenir à
tous, sans exception. Mais qui devrait-elle
privilégier ? Quand quelqu’un lit l’Évangile, il
trouve une orientation très claire : pas tant les
amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et
les infirmes, ceux qui sont souvent méprisés et
oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre »
(Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune
explication, qui affaiblissent ce message si clair,
ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les
pauvres sont les destinataires privilégiés de
l’Évangile »,
et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux,
est le signe du Royaume que Jésus est venu apporter.
Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien
inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les
laissons jamais seuls.
49. Sortons, sortons pour
offrir à tous la vie de Jésus-Christ. Je répète ici
pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses
fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je
préfère une Église accidentée, blessée et sale pour
être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église
malade de la fermeture et du confort de s’accrocher
à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église
préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée
dans un enchevêtrement de fixations et de
procédures. Si quelque chose doit saintement nous
préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que
tant de nos frères vivent sans la force, la lumière
et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans
une communauté de foi qui les accueille, sans un
horizon de sens et de vie. Plus que la peur de se
tromper j’espère que nous anime la peur de nous
renfermer dans les structures qui nous donnent une
fausse protection, dans les normes qui nous
transforment en juges implacables, dans les
habitudes où nous nous sentons tranquilles, alors
que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus
qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur
vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).
50. Avant de parler de
certaines questions fondamentales relatives à
l’action évangélisatrice, il convient de rappeler
brièvement quel est le contexte dans lequel nous
devons vivre et agir. Aujourd’hui, on a l’habitude
de parler d’un “excès de diagnostic” qui n’est pas
toujours accompagné de propositions qui apportent
des solutions et qui soient réellement applicables.
D’autre part, un regard purement sociologique, qui
ait la prétention d’embrasser toute la réalité avec
sa méthodologie d’une façon seulement
hypothétiquement neutre et aseptisée ne nous
servirait pas non plus. Ce que j’entends offrir va
plutôt dans la ligne d’un discernement
évangélique. C’est le regard du disciple
missionnaire qui « est éclairé et affermi par
l’Esprit Saint ».
51. Ce n’est pas la tâche du
Pape de présenter une analyse détaillée et complète
de la réalité contemporaine, mais j’exhorte toutes
les communautés à avoir « l’attention constamment
éveillée aux signes des temps ».
Il s’agit d’une responsabilité grave, puisque
certaines réalités du temps présent, si elles ne
trouvent pas de bonnes solutions, peuvent déclencher
des processus de déshumanisation sur lesquels il est
ensuite difficile de revenir. Il est opportun de
clarifier ce qui peut être un fruit du Royaume et
aussi ce qui nuit au projet de Dieu. Cela implique
non seulement de reconnaître et d’interpréter les
motions de l’esprit bon et de l’esprit mauvais, mais
– et là se situe la chose décisive – de choisir
celles de l’esprit bon et de repousser celles de
l’esprit mauvais. Je donne pour supposées les
différentes analyses qu’ont offertes les autres
documents du Magistère universel, ainsi que celles
proposées par les Épiscopats régionaux et nationaux.
Dans cette Exhortation, j’entends seulement
m’arrêter brièvement, avec un regard pastoral, sur
certains aspects de la réalité qui peuvent arrêter
ou affaiblir les dynamiques du renouveau
missionnaire de l’Église, soit parce qu’elles
concernent la vie et la dignité du peuple de Dieu,
soit parce qu’elles ont aussi une influence sur les
sujets qui de façon plus directe font partie des
institutions ecclésiales et remplissent des tâches
d’évangélisation.
52. L’humanité vit en ce moment
un tournant historique que nous pouvons voir dans
les progrès qui se produisent dans différents
domaines. On doit louer les succès qui contribuent
au bien-être des personnes, par exemple dans le
cadre de la santé, de l’éducation et de la
communication. Nous ne pouvons cependant pas oublier
que la plus grande partie des hommes et des femmes
de notre temps vivent une précarité quotidienne, aux
conséquences funestes. Certaines pathologies
augmentent. La crainte et la désespérance s’emparent
du cœur de nombreuses personnes, jusque dans les
pays dits riches. Fréquemment, la joie de vivre
s’éteint, le manque de respect et la violence
augmentent, la disparité sociale devient toujours
plus évidente. Il faut lutter pour vivre et,
souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce
changement d’époque a été causé par des bonds
énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et
accumulation, se vérifient dans le progrès
scientifique, dans les innovations technologiques et
dans leurs rapides applications aux divers domaines
de la nature et de la vie. Nous sommes à l’ère de la
connaissance et de l’information, sources de
nouvelles formes d’un pouvoir très souvent anonyme.
53. De même que le commandement
de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer
la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous
devons dire “non à une économie de l’exclusion et de
la disparité sociale”. Une telle économie tue. Il
n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée
réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit
pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux
points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On
ne peut plus tolérer le fait que la nourriture se
jette, quand il y a des personnes qui souffrent de
la faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui,
tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la
loi du plus fort, où le puissant mange le plus
faible. Comme conséquence de cette situation, de
grandes masses de population se voient exclues et
marginalisées : sans travail, sans perspectives,
sans voies de sortie. On considère l’être humain en
lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut
utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route
la culture du “déchet” qui est même promue. Il ne
s’agit plus simplement du phénomène de
l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque
chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée,
dans sa racine même, l’appartenance à la société
dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se
situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie,
ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne
sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des
restes’.
54. Dans ce contexte, certains
défendent encore les théories de la “rechute
favorable”, qui supposent que chaque
croissance économique, favorisée par le libre
marché, réussit à produire en soi une plus grande
équité et inclusion sociale dans le monde. Cette
opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits,
exprime une confiance grossière et naïve dans la
bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique
et dans les mécanismes sacralisés du système
économique dominant. En même temps, les exclus
continuent à attendre. Pour pouvoir soutenir un
style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir
s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a
développé une mondialisation de l’indifférence.
Presque sans nous en apercevoir, nous devenons
incapables d’éprouver de la compassion devant le cri
de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant
le drame des autres, leur prêter attention ne nous
intéresse pas, comme si tout nous était une
responsabilité étrangère qui n’est pas de notre
ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et
nous perdons notre calme si le marché offre quelque
chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que
toutes ces vies brisées par manque de possibilités
nous semblent un simple spectacle qui ne nous
trouble en aucune façon.
55. Une des causes de cette
situation se trouve dans la relation que nous avons
établie avec l’argent, puisque nous acceptons
paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos
sociétés. La crise financière que nous traversons
nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise
anthropologique profonde : la négation du primat de
l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles.
L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32,
1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version
dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature
de l’économie sans visage et sans un but
véritablement humain. La crise mondiale qui investit
la finance et l’économie manifeste ses propres
déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave
d’une orientation anthropologique qui réduit l’être
humain à un seul de ses besoins : la consommation.
56. Alors que les gains d’un
petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux
de la majorité se situent d’une façon toujours plus
éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce
déséquilibre procède d’idéologies qui défendent
l’autonomie absolue des marchés et la spéculation
financière. Par conséquent, ils nient le droit de
contrôle des États chargés de veiller à la
préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie
invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose
ses lois et ses règles, de façon unilatérale et
implacable. De plus, la dette et ses intérêts
éloignent les pays des possibilités praticables par
leur économie et les citoyens de leur pouvoir
d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption
ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont
atteint des dimensions mondiales. L’appétit du
pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites.
Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le
but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est
fragile, comme l’environnement, reste sans défense
par rapport aux intérêts du marché divinisé,
transformés en règle absolue.
57. Derrière ce comportement se
cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu.
Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain
mépris narquois. On la considère contreproductive,
trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et
le pouvoir. On la perçoit comme une menace,
puisqu’elle condamne la manipulation et la
dégradation de la personne. En définitive, l’éthique
renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante,
qui se situe hors des catégories du marché. Pour
celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est
incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux,
parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine
réalisation et à l’indépendance de toute sorte
d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée
– permet de créer un équilibre et un ordre social
plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts
financiers et les gouvernants des différents pays à
considérer les paroles d’un sage de l’antiquité : «
Ne pas faire participer les pauvres à ses propres
biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne
sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs
».
58. Une réforme financière qui
n’ignore pas l’éthique demanderait un changement
vigoureux d’attitude de la part des dirigeants
politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec
détermination et avec clairvoyance, sans ignorer,
naturellement, la spécificité de chaque contexte.
L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape
aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le
devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches
doivent aider les pauvres, les respecter et les
promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité
désintéressée et à un retour de l’économie et de la
finance à une éthique en faveur de l’être humain.
59. De nos jours, de toutes
parts on demande une plus grande sécurité. Mais,
tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et
la disparité sociale, dans la société et entre les
divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la
violence. On accuse les pauvres et les populations
les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité
de chances, les différentes formes d’agression et de
guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard
provoquera l’explosion. Quand la société – locale,
nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie
une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes
politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui
puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela
n’arrive pas seulement parce que la disparité
sociale provoque la réaction violente de ceux qui
sont exclus du système, mais parce que le système
social et économique est injuste à sa racine. De
même que le bien tend à se communiquer, de même le
mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice,
tend à répandre sa force nuisible et à démolir
silencieusement les bases de tout système politique
et social, quelle que soit sa solidité. Si toute
action a des conséquences, un mal niché dans les
structures d’une société comporte toujours un
potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal
cristallisé dans les structures sociales injustes,
dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur.
Nous sommes loin de ce qu’on appelle la “fin de
l’histoire”, puisque les conditions d’un
développement durable et pacifique ne sont pas
encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de
l’économie actuelle promeuvent une exagération de la
consommation, mais il résulte que l’esprit de
consommation effréné, uni à la disparité sociale,
dégrade doublement le tissu social. De cette
manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard
une violence que la course aux armements ne résout
ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à
tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité,
comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les
armes et la répression violente, au lieu d’apporter
des solutions, créent des conflits nouveaux et
pires. Certains se satisfont simplement en accusant
les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec
des généralisations indues, et prétendent trouver la
solution dans une “éducation” qui les rassure et les
transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela
devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus
voient croître ce cancer social qui est la
corruption profondément enracinée dans de nombreux
pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et
dans les institutions – quelle que soit l’idéologie
politique des gouvernants.
61. Nous évangélisons aussi
quand nous cherchons à affronter les différents
défis qui peuvent se présenter.
Parfois, ils se manifestent dans des attaques
authentiques contre la liberté religieuse ou dans de
nouvelles situations de persécutions des chrétiens
qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux
alarmants de haine et de violence. Dans de nombreux
endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence
relativiste diffuse, liée à la déception et à la
crise des idéologies se présentant comme une
réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire.
Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église,
mais aussi à la vie sociale en général. Nous
reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être
porteur de sa propre vérité subjective, rend
difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer
à un projet commun qui aille au-delà des intérêts et
des désirs personnels.
62. Dans la culture dominante,
la première place est occupée par ce qui est
extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel,
provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence.
En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué
une détérioration accélérée des racines culturelles,
avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres
cultures, économiquement développées mais
éthiquement affaiblies. C’est ainsi que se sont
exprimés les Synodes des Évêques de différents
continents. Les évêques africains, par exemple,
reprenant l’Encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a quelques années,
ont signalé que, souvent, on veut transformer les
pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme,
en parties d’un engrenage gigantesque. Cela se
vérifie souvent aussi dans le domaine des moyens de
communication sociale qui, étant la plupart du temps
gérés par des centres situés dans la partie Nord du
monde, ne tiennent pas toujours un juste compte des
priorités et des problèmes propres de ces pays et ne
respectent pas leur physionomie culturelle ».
De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné
« les influences extérieures qui pèsent sur les
cultures asiatiques. De nouveaux modes de
comportement apparaissent par suite d’une exposition
excessive aux médias […] Il en résulte que les
aspects négatifs des médias et des industries du
spectacle menacent les valeurs traditionnelles ».
63. La foi catholique de
nombreux peuples se trouve aujourd’hui devant le
défi de la prolifération de nouveaux mouvements
religieux, quelques-uns tendant au fondamentalisme
et d’autres qui semblent proposer une spiritualité
sans Dieu. Ceci, d’une part est le résultat d’une
réaction humaine devant la société de consommation,
matérialiste, individualiste, et, d’autre part, est
le fait de profiter des carences de la population
qui vit dans les périphéries et les zones
appauvries, qui survit au milieu de grandes
souffrances humaines, et qui cherche des solutions
immédiates à ses propres besoins. Ces mouvements
religieux, qui se caractérisent par leur subtile
pénétration, viennent remplir, dans l’individualisme
dominant, un vide laissé par le rationalisme qui
sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si une
partie des personnes baptisées ne fait pas
l’expérience de sa propre appartenance à l’Église,
cela est peut-être dû aussi à certaines structures
et à un climat peu accueillant dans quelques-unes de
nos paroisses et communautés, ou à une attitude
bureaucratique pour répondre aux problèmes, simples
ou complexes, de la vie de nos peuples. En beaucoup
d’endroits il y a une prédominance de l’aspect
administratif sur l’aspect pastoral, comme aussi une
sacramentalisation sans autres formes
d’évangélisation.
64. Le processus de
sécularisation tend à réduire la foi et l’Église au
domaine privé et intime. De plus, avec la négation
de toute transcendance, il a produit une déformation
éthique croissante, un affaiblissement du sens du
péché personnel et social, et une augmentation
progressive du relativisme, qui donnent lieu à une
désorientation généralisée, spécialement dans la
phase de l’adolescence et de la jeunesse, très
vulnérable aux changements. Comme l’observent bien
les Évêques des États-Unis d’Amérique, alors que
l’Église insiste sur l’existence de normes morales
objectives, valables pour tous, « il y en a qui
présentent cet enseignement comme injuste, voire
opposé aux droits humains de base. Ces
argumentations proviennent en général d’une forme de
relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à
une confiance dans les droits absolus des individus.
Dans cette optique, on perçoit l’Église comme si
elle portait un préjudice particulier, et comme si
elle interférait avec la liberté individuelle ». Nous
vivons dans une société de l’information qui nous
sature sans discernement de données, toutes au même
niveau, et qui finit par nous conduire à une
terrible superficialité au moment d’aborder les
questions morales. En conséquence, une éducation qui
enseigne à penser de manière critique et qui offre
un parcours de maturation dans les valeurs, est
devenue nécessaire.
65. Malgré tout le courant
séculariste qui envahit la société, en de nombreux
pays, – même là où le christianisme est minoritaire
– l’Église Catholique est une institution crédible
devant l’opinion publique, fiable en tout ce qui
concerne le domaine de la solidarité et de la
préoccupation pour les plus nécessiteux. En bien des
occasions, elle a servi de médiatrice pour favoriser
la solution de problèmes qui concernent la paix, la
concorde, l’environnement, la défense de la vie, les
droits humains et civils, etc. Et combien est grande
la contribution des écoles et des universités
catholiques dans le monde entier ! Qu’il en soit
ainsi est très positif. Mais quand nous mettons sur
le tapis d’autres questions qui suscitent un moindre
accueil public, il nous coûte de montrer que nous le
faisons par fidélité aux mêmes convictions sur la
dignité de la personne humaine et sur le bien
commun.
66. La famille traverse une
crise culturelle profonde, comme toutes les
communautés et les liens sociaux. Dans le cas de la
famille, la fragilité des liens devient
particulièrement grave parce qu’il s’agit de la
cellule fondamentale de la société, du lieu où l’on
apprend à vivre ensemble dans la différence et à
appartenir aux autres et où les parents transmettent
la foi aux enfants. Le mariage tend à être vu comme
une simple forme de gratification affective qui peut
se constituer de n’importe quelle façon et se
modifier selon la sensibilité de chacun. Mais la
contribution indispensable du mariage à la société
dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités
contingentes du couple. Comme l’enseignent les
Évêques français, elle ne naît pas « du sentiment
amoureux, par définition éphémère, mais de la
profondeur de l’engagement pris par les époux qui
acceptent d’entrer dans une union de vie totale ».
67. L’individualisme
post-moderne et mondialisé favorise un style de vie
qui affaiblit le développement et la stabilité des
liens entre les personnes, et qui dénature les liens
familiaux. L’action pastorale doit montrer encore
mieux que la relation avec notre Père exige et
encourage une communion qui guérit, promeut et
renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans
le monde, spécialement dans certains pays,
réapparaissent diverses formes de guerre et de
conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la
proposition de reconnaître l’autre, de soigner les
blessures, de construire des ponts, de resserrer les
relations et de nous aider « à porter les fardeaux
les uns des autres » (Ga6,2). D’autre part,
aujourd’hui, naissent de nombreuses formes
d’associations pour défendre des droits et pour
atteindre de nobles objectifs. De cette façon, se
manifeste une soif de participation de nombreux
citoyens qui veulent être artisans du progrès social
et culturel.
68. Le substrat chrétien de
certains peuples – surtout occidentaux – est une
réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les
personnes qui sont dans le besoin, une réserve
morale qui garde les valeurs d’un authentique
humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité
ne peut oublier de reconnaître ce que sème l’Esprit
Saint. Cela signifierait ne pas avoir confiance dans
son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a
pas d’authentiques valeurs chrétiennes là où une
grande partie de la population a reçu le Baptême et
exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de
multiples manières. Il faut reconnaître là beaucoup
plus que des « semences du Verbe », étant donné
qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec
des modalités propres d’expressions et
d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien
d’ignorer l’importance décisive que revêt une
culture marquée par la foi, parce que cette culture
évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus
de ressources qu’une simple somme de croyants placés
devant les attaques du sécularisme actuel. Une
culture populaire évangélisée contient des valeurs
de foi et de solidarité qui peuvent provoquer le
développement d’une société plus juste et croyante,
et possède une sagesse propre qu’il faut savoir
reconnaître avec un regard plein de reconnaissance.
69. Le besoin d’évangéliser les
cultures pour inculturer l’Évangile est impérieux.
Dans les pays de tradition catholique, il s’agira
d’accompagner, de prendre soin et de renforcer la
richesse qui existe déjà, et dans les pays d’autres
traditions religieuses ou profondément sécularisés,
il s’agira de favoriser de nouveaux processus
d’évangélisation de la culture, bien qu’ils
supposent des projets à très long terme. Nous ne
pouvons pas ignorer, toutefois, qu’il y a toujours
un appel à la croissance. Chaque culture et chaque
groupe social a besoin de purification et de
maturation. Dans le cas de culture populaire de
populations catholiques, nous pouvons reconnaître
certaines faiblesses qui doivent encore être guéries
par l’Évangile : le machisme, l’alcoolisme, la
violence domestique, une faible participation à
l’Eucharistie, les croyances fatalistes ou
superstitieuses qui font recourir à la sorcellerie,
etc. Mais c’est vraiment la piété populaire qui est
le meilleur point de départ pour les guérir et les
libérer.
70. Il est aussi vrai que
parfois, plus que sur l’impulsion de la piété
chrétienne, l’accent est mis sur les formes
extérieures de traditions de certains groupes, ou
d’hypothétiques révélations privées considérées
comme indiscutables. Il existe un certain
christianisme fait de dévotions, précisément d’une
manière individuelle et sentimentale de vivre la
foi, qui ne correspond pas en réalité à une
authentique “piété populaire”. Certains encouragent
ces expressions sans se préoccuper de la promotion
sociale et de la formation des fidèles, et en
certains cas, ils le font pour obtenir des bénéfices
économiques ou quelque pouvoir sur les autres. Nous
ne pouvons pas non plus ignorer que, au cours des
dernières décennies, une rupture s’est produite dans
la transmission de la foi chrétienne entre les
générations dans le peuple catholique. Il est
incontestable que beaucoup se sentent déçus et
cessent de s’identifier avec la tradition
catholique, que le nombre des parents qui ne
baptisent pas leurs enfants et ne leur apprennent
pas à prier augmente, et qu’il y a un certain exode
vers d’autres communautés de foi. Certaines causes
de cette rupture sont : le manque d’espaces de
dialogue en famille, l’influence des moyens de
communication, le subjectivisme relativiste,
l’esprit de consommation effréné que stimule le
marché, le manque d’accompagnement pastoral des plus
pauvres, l’absence d’un accueil cordial dans nos
institutions et notre difficulté à recréer
l’adhésion mystique de la foi dans un scenario
religieux pluriel.
71. La nouvelle Jérusalem, la
Cité sainte (Ap 21, 2-4) est le but vers
lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est
intéressant que la révélation nous dise que la
plénitude de l’humanité et de l’histoire se réalise
dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la
ville à partir d’un regard contemplatif,
c’est-à-dire un regard de foi qui découvre ce Dieu
qui habite dans ses maisons, dans ses rues, sur ses
places. La présence de Dieu accompagne la recherche
sincère que des personnes et des groupes
accomplissent pour trouver appui et sens à leur vie.
Dieu vit parmi les citadins qui promeuvent la
solidarité, la fraternité, le désir du bien, de
vérité, de justice. Cette présence ne doit pas être
fabriquée, mais découverte, dévoilée. Dieu ne se
cache pas à ceux qui le cherchent d’un cœur sincère,
bien qu’ils le fassent à tâtons, de manière
imprécise et diffuse.
72. Dans la ville, l’aspect
religieux trouve une médiation à travers différents
styles de vie, des coutumes associées à un sens du
temps, du territoire et des relations qui diffère du
style des populations rurales. Dans la vie
quotidienne, les citadins luttent très souvent pour
survivre et, dans cette lutte, se cache un sens
profond de l’existence qui implique habituellement
aussi un profond sens religieux. Nous devons le
considérer pour obtenir un dialogue comme celui que
le Seigneur réalisa avec la Samaritaine, près du
puits, où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4,
7-26).
73. De nouvelles cultures
continuent à naître dans ces énormes géographies
humaines où le chrétien n’a plus l’habitude d’être
promoteur ou générateur de sens, mais reçoit d’elles
d’autres langages, symboles, messages et paradigmes
qui offrent de nouvelles orientations de vie,
souvent en opposition avec l’Évangile de Jésus. Une
culture inédite palpite et se projette dans la
ville. Le Synode a constaté qu’aujourd’hui, les
transformations de ces grandes aires et la culture
qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la
nouvelle évangélisation.
Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de
communion avec des caractéristiques innovantes, plus
attirantes et significatives pour les populations
urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence
des moyens de communications de masse, ne sont pas
étrangers à ces transformations culturelles qui
opèrent aussi des mutations significatives dans
leurs manières de vivre.
74. Une évangélisation qui
éclaire les nouvelles manières de se mettre en
relation avec Dieu, avec les autres et avec
l’environnement, et qui suscite les valeurs
fondamentales devient nécessaire. Il est
indispensable d’arriver là où se forment les
nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la
Parole de Jésus les éléments centraux les plus
profonds de l’âme de la ville. Il ne faut pas
oublier que la ville est un milieu multiculturel.
Dans les grandes villes, on peut observer un tissu
conjonctif où des groupes de personnes partagent les
mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires
semblables, et se constituent en nouveaux secteurs
humains, en territoires culturels, en villes
invisibles. Des formes culturelles variées
cohabitent de fait, mais exercent souvent des
pratiques de ségrégation et de violence. L’Église
est appelée à se mettre au service d’un dialogue
difficile. D’autre part, il y a des citadins qui
obtiennent des moyens adéquats pour le développement
de leur vie personnelle et familiale, mais il y a un
très grand nombre de “non citadins”, des “citadins à
moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit
une sorte d’ambivalence permanente, parce que,
tandis qu’elle offre à ses citadins d’infinies
possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent
pour le plein développement de la vie de beaucoup.
Ces contradictions provoquent des souffrances
déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde,
les villes sont des scènes de protestation de masse
où des milliers d’habitants réclament liberté,
participation, justice et différentes revendications
qui, si elles ne sont pas convenablement
interprétées, ne peuvent être réduites au silence
par la force.
75. Nous ne pouvons ignorer que
dans les villes le trafic de drogue et de personnes,
l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des
personnes âgées et malades, diverses formes de
corruption et de criminalité augmentent facilement.
En même temps, ce qui pourrait être un précieux
espace de rencontre et de solidarité, se transforme
souvent en lieu de fuite et de méfiance réciproque.
Les maisons et les quartiers se construisent
davantage pour isoler et protéger que pour relier et
intégrer. La proclamation de l’Évangile sera une
base pour rétablir la dignité de la vie humaine dans
ces contextes, parce que Jésus veut répandre dans
les villes la vie en abondance (cf. Jn 10,
10). Le sens unitaire et complet de la vie humaine
que l’Évangile propose est le meilleur remède aux
maux de la ville, bien que nous devions considérer
qu’un programme et un style uniforme et rigide
d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette
réalité. Mais vivre jusqu’au bout ce qui est humain
et s’introduire au cœur des défis comme ferment de
témoignage, dans n’importe quelle culture, dans
n’importe quelle ville, perfectionne le chrétien et
féconde la ville.
76. J’éprouve une immense
gratitude pour l’engagement de toutes les personnes
qui travaillent dans l’Église. Je ne veux pas
m’arrêter maintenant à exposer les activités des
différents agents pastoraux, des évêques jusqu’au
plus humble et caché des services ecclésiaux. Je
préfèrerais plutôt réfléchir sur les défis que,
tous, ils doivent affronter actuellement dans le
contexte de la culture mondialisée. Cependant, je
dois dire en premier lieu et en toute justice, que
l’apport de l’Église dans le monde actuel est
immense. Notre douleur et notre honte pour les
péchés de certains des membres de l’Église, et aussi
pour les nôtres, ne doivent pas faire oublier tous
les chrétiens qui donnent leur vie par amour : ils
aident beaucoup de personnes à se soigner ou à
mourir en paix dans des hôpitaux précaires,
accompagnent les personnes devenues esclaves de
différentes dépendances dans les lieux les plus
pauvres de la terre, se dépensent dans l’éducation
des enfants et des jeunes, prennent soin des
personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à
communiquer des valeurs dans des milieux hostiles,
se dévouent autrement de différentes manières qui
montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu
fait homme nous inspire. Je rends grâce pour le bel
exemple que me donnent beaucoup de chrétiens qui
offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce
témoignage me fait beaucoup de bien et me soutient
dans mon aspiration personnelle à dépasser l’égoïsme
pour me donner davantage.
77. Malgré cela, comme enfants
de cette époque, nous sommes tous de quelque façon
sous l’influence de la culture actuelle mondialisée
qui, même en nous présentant des valeurs et de
nouvelles possibilités, peut aussi nous limiter,
nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je
reconnais que nous avons besoin de créer des espaces
adaptés pour motiver et régénérer les agents
pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus
crucifié et ressuscité, où partager ses questions
les plus profondes et les préoccupations
quotidiennes, où faire en profondeur et avec des
critères évangéliques le discernement sur sa propre
existence et expérience, afin d’orienter vers le
bien et le beau ses choix individuels et sociaux ».
En même temps, je désire attirer l’attention sur
certaines tentations qui aujourd’hui atteignent
spécialement les agents pastoraux.
78. Aujourd’hui, on peut
rencontrer chez beaucoup d’agents pastoraux, y
compris des personnes consacrées, une préoccupation
exagérée pour les espaces personnels d’autonomie et
de détente, qui les conduit à vivre leurs tâches
comme un simple appendice de la vie, comme si elles
ne faisaient pas partie de leur identité. En même
temps, la vie spirituelle se confond avec des
moments religieux qui offrent un certain
soulagement, mais qui ne nourrissent pas la
rencontre avec les autres, l’engagement dans le
monde, la passion pour l’évangélisation. Ainsi, on
peut trouver chez beaucoup d’agents de
l’évangélisation, bien qu’ils prient, une
accentuation de l’individualisme, une
crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce
sont trois maux qui se nourrissent l’un l’autre.
79. La culture médiatique et
quelques milieux intellectuels transmettent parfois
une défiance marquée par rapport au message de
l’Église, et un certain désenchantement. Comme
conséquence, beaucoup d’agents pastoraux, même s’ils
prient, développent une sorte de complexe
d’infériorité, qui les conduit à relativiser ou à
occulter leur identité chrétienne et leurs
convictions. Un cercle vicieux se forme alors,
puisqu’ainsi ils ne sont pas heureux de ce qu’ils
sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas
identifiés à la mission évangélisatrice, et cela
affaiblit l’engagement. Ils finissent par étouffer
la joie de la mission par une espèce d’obsession
pour être comme tous les autres et pour avoir ce que
les autres possèdent. De cette façon, la tâche de
l’évangélisation devient forcée et ils lui
consacrent peu d’efforts et un temps très limité.
80. Au-delà d’un style
spirituel ou de la ligne particulière de pensée
qu’ils peuvent avoir, un relativisme encore plus
dangereux que le relativisme doctrinal se développe
chez les agents pastoraux. Il a à voir avec les
choix plus profonds et sincères qui déterminent une
forme de vie. Ce relativisme pratique consiste à
agir comme si Dieu n’existait pas, à décider comme
si les pauvres n’existaient pas, à rêver comme si
les autres n’existaient pas, à travailler comme si
tous ceux qui n’avaient pas reçu l’annonce
n’existaient pas. Il faut souligner le fait que,
même celui qui apparemment dispose de solides
convictions doctrinales et spirituelles, tombe
souvent dans un style de vie qui porte à s’attacher
à des sécurités économiques, ou à des espaces de
pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure de
n’importe quelle manière, au lieu de donner sa vie
pour les autres dans la mission. Ne nous laissons
pas voler l’enthousiasme missionnaire !
81. Quand nous avons davantage
besoin d’un dynamisme missionnaire qui apporte sel
et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent que
quelqu’un les invite à réaliser une tâche
apostolique, et cherchent à fuir tout engagement qui
pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui,
par exemple, il est devenu très difficile de trouver
des catéchistes formés pour les paroisses et qui
persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années.
Mais quelque chose de semblable arrive avec les
prêtres, qui se préoccupent avec obsession de leur
temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait
que les personnes éprouvent le besoin impérieux de
préserver leurs espaces d’autonomie, comme si un
engagement d’évangélisation était un venin dangereux
au lieu d’être une réponse joyeuse à l’amour de Dieu
qui nous convoque à la mission et nous rend complets
et féconds. Certaines personnes font de la
résistance pour éprouver jusqu’au bout le goût de la
mission et restent enveloppées dans une acédie
paralysante.
82. Le problème n’est pas
toujours l’excès d’activité, mais ce sont surtout
les activités mal vécues, sans les motivations
appropriées, sans une spiritualité qui imprègne
l’action et la rende désirable. De là découle que
les devoirs fatiguent démesurément et parfois nous
tombons malades. Il ne s’agit pas d’une fatigue
sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et en
définitive non acceptée. Cette acédie pastorale peut
avoir différentes origines. Certains y tombent parce
qu’ils conduisent des projets irréalisables et ne
vivent pas volontiers celui qu’ils pourraient faire
tranquillement. D’autres, parce qu’ils n’acceptent
pas l’évolution difficile des processus et veulent
que tout tombe du ciel. D’autres, parce qu’ils
s’attachent à certains projets et à des rêves de
succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir
perdu le contact réel avec les gens, dans une
dépersonnalisation de la pastorale qui porte à
donner une plus grande attention à l’organisation
qu’aux personnes, si bien que le “tableau de marche”
les enthousiasme plus que la marche elle-même.
D’autres tombent dans l’acédie parce qu’ils ne
savent pas attendre, ils veulent dominer le rythme
de la vie. L’impatience d’aujourd’hui d’arriver à
des résultats immédiats fait que les agents
pastoraux n’acceptent pas facilement le sens de
certaines contradictions, un échec apparent, une
critique, une croix.
83. Ainsi prend forme la plus
grande menace, « c’est le triste pragmatisme de la
vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment
tout arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi
s’affaiblit et dégénère dans la mesquinerie ».
La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu
les chrétiens en momies de musée, se développe.
Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes,
ils vivent la tentation constante de s’attacher à
une tristesse douceâtre, sans espérance, qui envahit
leur cœur comme « le plus précieux des élixirs du
démon ».
Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se
laissent finalement séduire par des choses qui
engendrent seulement obscurité et lassitude
intérieure, et qui affaiblissent le dynamisme
apostolique. Pour tout cela je me permets d’insister
: ne nous laissons pas voler la joie de
l’évangélisation !
84. La joie de l’Évangile est
celle que rien et personne ne pourra jamais enlever
(cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et
ceux de l’Église – ne devraient pas être des excuses
pour réduire notre engagement et notre ferveur.
Prenons-les comme des défis pour croître. En outre,
le regard de foi est capable de reconnaître la
lumière que l’Esprit Saint répand toujours dans
l’obscurité, sans oublier que « là où le péché s’est
multiplié, la grâce a surabondé » (Rm5, 20).
Notre foi est appelée à voir que l’eau peut être
transformée en vin, et à découvrir le grain qui
grandit au milieu de l’ivraie. À cinquante ans du Concile
Vatican II, même si nous éprouvons de la
douleur pour les misères de notre époque et même si
nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand
réalisme ne doit signifier ni une confiance moindre
en l’Esprit ni une moindre générosité. En ce sens,
nous pouvons écoutons de nouveau les paroles du
bienheureux Jean
XXIII, en ce jour mémorable du 11 octobre
1962 : « Il arrive souvent que (…) nos oreilles
soient offensées en apprenant ce que disent certains
qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent
de justesse de jugement et de pondération dans leur
façon de voir les choses. Dans la situation actuelle
de la société, ils ne voient que ruines et calamités
(…) Il nous semble nécessaire de dire notre complet
désaccord avec ces prophètes de malheur, qui
annoncent toujours des catastrophes, comme si le
monde était près de sa fin. Dans le cours actuel des
événements, alors que la société humaine semble à un
tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins
mystérieux de la Providence divine qui, à travers la
succession des temps et les travaux des hommes, la
plupart du temps contre toute attente, atteignent
leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien
de l’Église, même les événements contraires ».
85. Une des plus sérieuses
tentations qui étouffent la ferveur et l’audace est
le sens de l’échec, qui nous transforment en
pessimistes mécontents et déçus au visage assombri.
Personne ne peut engager une bataille si auparavant
il n’espère pas pleinement la victoire. Celui qui
commence sans confiance a perdu d’avance la moitié
de la bataille et enfouit ses talents. Même si c’est
avec une douloureuse prise de conscience de ses
propres limites, il faut avancer sans se tenir pour
battu, et se rappeler ce qu’a dit le Seigneur à
saint Paul : « Ma grâce te suffit : car la puissance
se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9).
Le triomphe chrétien est toujours une croix, mais
une croix qui en même temps est un étendard de
victoire, qu’on porte avec une tendresse combative
contre les assauts du mal. Le mauvais esprit de
l’échec est frère de la tentation de séparer
prématurément le grain de l’ivraie, produit d’un
manque de confiance anxieux et égocentrique.
86. Il est évident que s’est
produite dans certaines régions une
“désertification” spirituelle, fruit du projet de
sociétés qui veulent se construire sans Dieu ou qui
détruisent leurs racines chrétiennes. Là « le monde
chrétien devient stérile, et s’épuise comme une
terre surexploitée, qui se transforme en sable ».
Dans d’autres pays, la violente résistance au
christianisme oblige les chrétiens à vivre leur foi
presqu’en cachette dans le pays qu’ils aiment. C’est
une autre forme très douloureuse de désert. Même sa
propre famille ou son propre milieu de travail
peuvent être cet environnement aride où on doit
conserver la foi et chercher à la répandre. Mais «
c’est justement à partir de l’expérience de ce
désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de
nouveau la joie de croire, son importance vitale
pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert,
on redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour
vivre ; ainsi dans le monde contemporain les signes
de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont
innombrables bien que souvent exprimés de façon
implicite ou négative. Et, dans le désert, il faut
surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de
leur vie, montrent le chemin vers la Terre promise
et ainsi tiennent en éveil l’espérance ».
Dans tous les cas, en pareilles circonstances, nous
sommes appelés à être des personnes-amphores pour
donner à boire aux autres. Parfois, l’amphore se
transforme en une lourde croix, mais c’est justement
sur la Croix que le Seigneur, transpercé, s’est
donné à nous comme source d’eau vive. Ne nous
laissons pas voler l’espérance !
87. De nos jours, alors que les
réseaux et les instruments de la communication
humaine ont atteint un niveau de développement
inédit, nous ressentons la nécessité de découvrir et
de transmettre la “mystique” de vivre ensemble, de
se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans
les bras, de se soutenir, de participer à cette
marée un peu chaotique qui peut se transformer en
une véritable expérience de fraternité, en une
caravane solidaire, en un saint pèlerinage. Ainsi,
les plus grandes possibilités de communication se
transformeront en plus grandes possibilités de
rencontre et de solidarité entre tous. Si nous
pouvions suivre ce chemin, ce serait une très bonne
chose, très régénératrice, très libératrice, très
génératrice d’espérance ! Sortir de soi-même pour
s’unir aux autres fait du bien. S’enfermer sur
soi-même signifie goûter au venin amer de
l’immanence, et en tout choix égoïste que nous
faisons, l’humanité aura le dessous.
88. L’idéal chrétien invitera
toujours à dépasser le soupçon, le manque de
confiance permanent, la peur d’être envahi, les
comportements défensifs que le monde actuel nous
impose. Beaucoup essaient de fuir les autres pour
une vie privée confortable, ou pour le cercle
restreint des plus intimes, et renoncent au réalisme
de la dimension sociale de l’Évangile. Car, de même
que certains voudraient un Christ purement
spirituel, sans chair ni croix, de même ils visent
des relations interpersonnelles seulement à travers
des appareils sophistiqués, des écrans et des
systèmes qu’on peut mettre en marche et arrêter sur
commande. Pendant ce temps-là l’Évangile nous invite
toujours à courir le risque de la rencontre avec le
visage de l’autre, avec sa présence physique qui
interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec
sa joie contagieuse dans un constant corps à corps.
La foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair
est inséparable du don de soi, de l’appartenance à
la communauté, du service, de la réconciliation avec
la chair des autres. Dans son incarnation, le Fils
de Dieu nous a invités à la révolution de la
tendresse.
89. L’isolement, qui est une
forme de l’immanentisme, peut s’exprimer dans une
fausse autonomie qui exclut Dieu et qui pourtant
peut aussi trouver dans le religieux une forme
d’esprit de consommation spirituelle à la portée de
son individualisme maladif. Le retour au sacré et la
recherche spirituelle qui caractérisent notre
époque, sont des phénomènes ambigus. Mais plus que
l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de
répondre adéquatement à la soif de Dieu de beaucoup
de personnes, afin qu’elles ne cherchent pas à
l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec
un Jésus Christ sans chair et sans un engagement
avec l’autre. Si elles ne trouvent pas dans l’Église
une spiritualité qui les guérisse, les libère, les
comble de vie et de paix et les appelle en même
temps à la communion solidaire et à la fécondité
missionnaire, elles finiront par être trompées par
des propositions qui n’humanisent pas ni ne rendent
gloire à Dieu.
90. Les formes propres à la
religiosité populaire sont incarnées, parce qu’elles
sont nées de l’incarnation de la foi chrétienne dans
une culture populaire. Pour cela même, elles
incluent une relation personnelle, non pas avec des
énergies qui harmonisent mais avec Dieu, avec Jésus
Christ, avec Marie, avec un saint. Ils ont un corps,
ils ont des visages. Les formes propres à la
religiosité populaire sont adaptées pour nourrir des
potentialités relationnelles et non pas tant des
fuites individualistes. En d’autres secteurs de nos
sociétés grandit l’engouement pour diverses formes
de “spiritualité du bien-être” sans communauté, pour
une “théologie de la prospérité” sans engagements
fraternels, ou pour des expériences subjectives sans
visage, qui se réduisent à une recherche intérieure
immanentiste.
91. Un défi important est de
montrer que la solution ne consistera jamais dans la
fuite d’une relation personnelle et engagée avec
Dieu, et qui nous engage en même temps avec les
autres. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand les
croyants font en sorte de se cacher et de se
soustraire au regard des autres, et quand
subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre ou
d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds
et stables : « Imaginatio locorum et mutatio
multos fefellit ».
C’est un faux remède qui rend malade le cœur et
parfois le corps. Il est nécessaire d’aider à
reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait
d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le
comportement juste, en les appréciant et en les
acceptant comme des compagnons de route, sans
résistances intérieures. Mieux encore, il s’agit
d’apprendre à découvrir Jésus dans le visage des
autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est
aussi apprendre à souffrir en embrassant Jésus
crucifié quand nous subissons des agressions
injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous
lasser de choisir la fraternité.
92. Il y a là la vraie
guérison, du moment que notre façon d’être en
relation avec les autres, en nous guérissant
réellement au lieu de nous rendre malade, est une
fraternité mystique, contemplative, qui sait
regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir
Dieu en chaque être humain, qui sait supporter les
désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à
l’amour de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour
divin pour chercher le bonheur des autres comme le
fait leur Père qui est bon. En cette époque
précisément, et aussi là où se trouve un « petit
troupeau » (Lc 12, 32), les disciples du
Seigneur sont appelés à vivre comme une communauté
qui soit sel de la terre et lumière du monde (cf. Mt 5,
13-16). Ils sont appelés à témoigner de leur
appartenance évangélisatrice de façon toujours
nouvelle.
Ne nous laissons pas voler la communauté !
93. La mondanité spirituelle,
qui se cache derrière des apparences de religiosité
et même d’amour de l’Église, consiste à rechercher,
au lieu de la gloire du Seigneur, la gloire humaine
et le bien être personnel. C’est ce que le Seigneur
reprochait aux pharisiens : « Comment pouvez-vous
croire, vous qui recevez la gloire les uns des
autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient du
Dieu unique ? » (Jn 5, 44). Il s’agit d’une
manière subtile de rechercher « ses propres
intérêts, non ceux de Jésus-Christ » (Ph 2,
21). Elle prend de nombreuses formes, suivant le
type de personne et la circonstance dans laquelle
elle s’insinue. Du moment qu’elle est liée à la
recherche de l’apparence, elle ne s’accompagne pas
toujours de péchés publics, et, extérieurement, tout
semble correct. Mais si elle envahissait l’Église, «
elle serait infiniment plus désastreuse qu’une
quelconque autre mondanité simplement morale ».
94. Cette mondanité peut
s’alimenter spécialement de deux manières
profondément liées entre elles. L’une est l’attrait
du gnosticisme, une foi renfermée dans le
subjectivisme, où seule compte une expérience
déterminée ou une série de raisonnements et de
connaissances que l’on considère comme pouvant
réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en
définitive fermé dans l’immanence de sa propre
raison ou de ses sentiments. L’autre est le
néo-pélagianisme autoréférentiel et prométhéen de
ceux qui, en définitive, font confiance uniquement à
leurs propres forces et se sentent supérieurs aux
autres parce qu’ils observent des normes déterminées
ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un
certain style catholique justement propre au passé.
C’est une présumée sécurité doctrinale ou
disciplinaire qui donne lieu à un élitisme
narcissique et autoritaire, où, au lieu
d’évangéliser, on analyse et classifie les autres,
et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les
énergies s’usent dans le contrôle. Dans les deux
cas, ni Jésus-Christ, ni les autres n’intéressent
vraiment. Ce sont les manifestations d’un
immanentisme anthropocentrique. Il n’est pas
possible d’imaginer que de ces formes réductrices de
christianisme, puisse surgir un authentique
dynamisme évangélisateur.
95. Cette obscure mondanité se
manifeste par de nombreuses attitudes apparemment
opposées mais avec la même prétention de “dominer
l’espace de l’Église”. Dans certaines d’entre elles
on note un soin ostentatoire de la liturgie, de la
doctrine ou du prestige de l’Église, mais sans que
la réelle insertion de l’Évangile dans le Peuple de
Dieu et dans les besoins concrets de l’histoire ne
les préoccupe. De cette façon la vie de l’Église se
transforme en une pièce de musée, ou devient la
propriété d’un petit nombre. Dans d’autres, la même
mondanité spirituelle se cache derrière la
fascination de pouvoir montrer des conquêtes
sociales et politiques, ou dans une vaine gloire
liée à la gestion d’affaires pratiques, ou dans une
attraction vers les dynamiques d’auto-estime et de
réalisation autoréférentielle. Elle peut aussi se
traduire par diverses manières de se montrer
soi-même engagé dans une intense vie sociale,
remplie de voyages, de réunions, de dîners, de
réceptions. Ou bien elle s’exerce par un
fonctionnalisme de manager, chargé de statistiques,
de planifications, d’évaluations, où le principal
bénéficiaire n’est pas le Peuple de Dieu mais plutôt
l’Église en tant qu’organisation. Dans tous les cas,
elle est privée du sceau du Christ incarné, crucifié
et ressuscité, elle se renferme en groupes d’élites,
elle ne va pas réellement à la recherche de ceux qui
sont loin, ni des immenses multitudes assoiffées du
Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique, mais
la fausse jouissance d’une autosatisfaction
égocentrique.
96. Dans ce contexte, se
nourrit la vaine gloire de ceux qui se contentent
d’avoir quelque pouvoir et qui préfèrent être des
généraux d’armées défaites plutôt que de simples
soldats d’un escadron qui continue à combattre.
Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques,
expansionnistes, méticuleux et bien dessinés,
typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions
notre histoire d’Église, qui est glorieuse en tant
qu’elle est histoire de sacrifices, d’espérance, de
lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service,
de constance dans le travail pénible, parce que tout
travail est accompli à la “sueur de notre front”. À
l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux
qui disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du
“on devrait faire” – comme des maîtres spirituels et
des experts en pastorale qui donnent des
instructions tout en restant au dehors. Nous
entretenons sans fin notre imagination et nous
perdons le contact avec la réalité douloureuse de
notre peuple fidèle.
97. Celui qui est tombé dans
cette mondanité regarde de haut et de loin, il
refuse la prophétie des frères, il élimine celui qui
lui fait une demande, il fait ressortir
continuellement les erreurs des autres et est obsédé
par l’apparence. Il a réduit la référence du cœur à
l’horizon fermé de son immanence et de ses intérêts
et, en conséquence, il n’apprend rien de ses propres
péchés et n’est pas authentiquement ouvert au
pardon. C’est une terrible corruption sous
l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant
l’Église en mouvement de sortie de soi, de mission
centrée en Jésus Christ, d’engagement envers les
pauvres. Que Dieu nous libère d’une Église mondaine
sous des drapés spirituels et pastoraux ! Cette
mondanité asphyxiante se guérit en savourant l’air
pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester
centrés sur nous-mêmes, cachés derrière une
apparence religieuse vide de Dieu. Ne nous laissons
pas voler l’Évangile !
98. À l’intérieur du Peuple de
Dieu et dans les diverses communautés, que de
guerres ! Dans le quartier, sur le lieu de travail,
que de guerres par envies et jalousies, et aussi
entre chrétiens ! La mondanité spirituelle porte
certains chrétiens à être en guerre contre d’autres
chrétiens qui font obstacle à leur recherche de
pouvoir, de prestige, de plaisir ou de sécurité
économique. De plus, certains cessent de vivre une
appartenance cordiale à l’Église, pour nourrir un
esprit de controverse. Plutôt que d’appartenir à
l’Église entière, avec sa riche variété, ils
appartiennent à tel ou tel groupe qui se sent
différent ou spécial.
99. Le monde est déchiré par
les guerres et par la violence, ou blessé par un
individualisme diffus qui divise les êtres humains
et les met l’un contre l’autre dans la poursuite de
leur propre bien-être. En plusieurs pays
ressurgissent des conflits et de vieilles divisions
que l’on croyait en partie dépassées. Je désire
demander spécialement aux chrétiens de toutes les
communautés du monde un témoignage de communion
fraternelle qui devienne attrayant et lumineux. Que
tous puissent admirer comment vous prenez soin les
uns des autres, comment vous vous encouragez
mutuellement et comment vous vous accompagnez : « À
ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples
: si vous avez de l’amour les uns pour les autres »
(Jn 13,35). C’est ce que Jésus a demandé au
Père dans une intense prière : « Qu’ils soient un en
nous, afin que le monde croie » (Jn 17,21).
Attention à la tentation de l’envie ! Nous sommes
sur la même barque et nous allons vers le même port
! Demandons la grâce de nous réjouir des fruits des
autres, qui sont ceux de tous.
100. À ceux qui sont blessés
par d’anciennes divisions il semble difficile
d’accepter que nous les exhortions au pardon et à la
réconciliation, parce qu’ils pensent que nous
ignorons leur souffrance ou que nous prétendons leur
faire perdre leur mémoire et leurs idéaux. Mais
s’ils voient le témoignage de communautés
authentiquement fraternelles et réconciliées, cela
est toujours une lumière qui attire. Par conséquent,
cela me fait très mal de voir comment, dans
certaines communautés chrétiennes, et même entre
personnes consacrées, on donne de la place à
diverses formes de haine, de division, de calomnie,
de diffamation, de vengeance, de jalousie, de désir
d’imposer ses propres idées à n’importe quel prix,
jusqu’à des persécutions qui ressemblent à une
implacable chasse aux sorcières. Qui voulons-nous
évangéliser avec de tels comportements ?
101. Demandons au Seigneur de
nous faire comprendre la loi de l’amour. Qu’il est
bon de posséder cette loi ! Comme cela nous fait du
bien de nous aimer les uns les autres au-delà de
tout ! Oui, au-delà de tout ! À chacun de nous est
adressée l’exhortation paulinienne : « Ne te laisse
pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le
bien » (Rm 12, 21). Et aussi : « Ne nous
lassons pas de faire le bien » (Ga 6, 9).
Nous avons tous des sympathies et des antipathies,
et peut-être justement en ce moment sommes-nous
fâchés contre quelqu’un. Disons au moins au Seigneur
: “Seigneur, je suis fâché contre celui-ci ou
celle-là. Je te prie pour lui et pour elle”. Prier
pour la personne contre laquelle nous sommes irrités
c’est un beau pas vers l’amour, et c’est un acte
d’évangélisation. Faisons-le aujourd’hui ! Ne nous
laissons pas voler l’idéal de l’amour fraternel !
102. Les laïcs sont simplement
l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur
service, il y a une minorité : les ministres
ordonnés. La conscience de l’identité et de la
mission du laïc dans l’Église s’est accrue. Nous
disposons d’un laïcat nombreux, bien qu’insuffisant,
avec un sens communautaire bien enraciné et une
grande fidélité à l’engagement de la charité, de la
catéchèse, de la célébration de la foi. Mais la
prise de conscience de cette responsabilité de laïc
qui naît du Baptême et de la Confirmation ne se
manifeste pas de la même façon chez tous. Dans
certains cas parce qu’ils ne sont pas formés pour
assumer des responsabilités importantes, dans
d’autres cas pour n’avoir pas trouvé d’espaces dans
leurs Églises particulières afin de pouvoir
s’exprimer et agir, à cause d’un cléricalisme
excessif qui les maintient en marge des décisions.
Aussi, même si on note une plus grande participation
de beaucoup aux ministères laïcs, cet engagement ne
se reflète pas dans la pénétration des valeurs
chrétiennes dans le monde social, politique et
économique. Il se limite bien des fois à des tâches
internes à l’Église sans un réel engagement pour la
mise en œuvre de l’Évangile en vue de la
transformation de la société. La formation des laïcs
et l’évangélisation des catégories professionnelles
et intellectuelles représentent un défi pastoral
important.
103. L’Église reconnaît
l’apport indispensable de la femme à la société, par
sa sensibilité, son intuition et certaines capacités
propres qui appartiennent habituellement plus aux
femmes qu’aux hommes. Par exemple, l’attention
féminine particulière envers les autres, qui
s’exprime de façon spéciale, bien que non exclusive,
dans la maternité. Je vois avec joie combien de
nombreuses femmes partagent des responsabilités
pastorales avec les prêtres, apportent leur
contribution à l’accompagnement des personnes, des
familles ou des groupes et offrent de nouveaux
apports à la réflexion théologique. Mais il faut
encore élargir les espaces pour une présence
féminine plus incisive dans l’Église. Parce que « le
génie féminin est nécessaire dans toutes les
expressions de la vie sociale ; par conséquent, la
présence des femmes dans le secteur du travail aussi
doit être garantie » et
dans les divers lieux où sont prises des décisions
importantes, aussi bien dans l’Église que dans les
structures sociales.
104. Les revendications des
droits légitimes des femmes, à partir de la ferme
conviction que les hommes et les femmes ont la même
dignité, posent à l’Église des questions profondes
qui la défient et que l’on ne peut éluder
superficiellement. Le sacerdoce réservé aux hommes,
comme signe du Christ Époux qui se livre dans
l’Eucharistie, est une question qui ne se discute
pas, mais peut devenir un motif de conflit
particulier si on identifie trop la puissance
sacramentelle avec le pouvoir. Il ne faut pas
oublier que lorsque nous parlons de pouvoir
sacerdotal « nous sommes dans le concept de la fonction,
non de la dignité et de la sainteté ». Le
sacerdoce ministériel est un des moyens que Jésus
utilise au service de son peuple, mais la grande
dignité vient du Baptême, qui est accessible à tous.
La configuration du prêtre au Christ-Tête –
c’est-à-dire comme source principale de la grâce –
n’entraîne pas une exaltation qui le place en haut
de tout le reste. Dans l’Église, les fonctions « ne
justifient aucune supériorité des uns sur les autres
». De
fait, une femme, Marie, est plus importante que les
évêques. Même quand on considère la fonction du
sacerdoce ministériel comme “hiérarchique”, il
convient de bien avoir présent qu’« elle est
totalement ordonnée à la sainteté des membres du
Christ ». Sa
clé et son point d’appui fondamental ne sont pas le
pouvoir entendu comme domination, mais la puissance
d’administrer le sacrement de l’Eucharistie ; de là
dérive son autorité, qui est toujours un service du
peuple. C’est un grand défi qui se présente ici aux
pasteurs et aux théologiens, qui pourraient aider à
mieux reconnaître ce que cela implique par rapport
au rôle possible de la femme là où se prennent des
décisions importantes, dans les divers milieux de
l’Église.
105. La pastorale de la
jeunesse, telle que nous étions habitués à la
développer, a souffert du choc des changements
sociaux. Dans les structures habituelles, les jeunes
ne trouvent pas souvent de réponses à leurs
inquiétudes, à leurs besoins, à leurs questions et à
leurs blessures. Il nous coûte à nous, les adultes,
de les écouter avec patience, de comprendre leurs
inquiétudes ou leurs demandes, et d’apprendre à
parler avec eux dans le langage qu’ils comprennent.
Pour cette même raison, les propositions éducatives
ne produisent pas les fruits espérés. La
prolifération et la croissance des associations et
mouvements essentiellement de jeunes peuvent
s’interpréter comme une action de l’Esprit qui ouvre
des voies nouvelles en syntonie avec leurs attentes
et avec la recherche d’une spiritualité profonde et
d’un sens d’appartenance plus concret. Il est
nécessaire toutefois, de rendre plus stable la
participation de ces groupements à la pastorale
d’ensemble de l’Église.
106. Même s’il n’est pas
toujours facile d’approcher les jeunes, des progrès
ont été réalisés dans deux domaines : la conscience
que toute la communauté les évangélise et les
éduque, et l’urgence qu’ils soient davantage des
protagonistes. Il faut reconnaître que, dans le
contexte actuel de crise de l’engagement et des
liens communautaires, nombreux sont les jeunes qui
offrent leur aide solidaire face aux maux du monde
et entreprennent différentes formes de militance et
de volontariat. Certains participent à la vie de
l’Église, donnent vie à des groupes de service et à
diverses initiatives missionnaires dans leurs
diocèses ou en d’autres lieux. Qu’il est beau que
des jeunes soient “pèlerins de la foi”, heureux de
porter Jésus dans chaque rue, sur chaque place, dans
chaque coin de la terre !
107. En de nombreux endroits
les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée
deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela
est dû à l’absence d’une ferveur apostolique
contagieuse, et pour cette raison elles
n’enthousiasment pas et ne suscitent pas
d’attirance. Là où il y a vie, ferveur, envie de
porter le Christ aux autres, surgissent des
vocations authentiques. Même dans les paroisses où
les prêtres sont peu engagés et joyeux, c’est la vie
fraternelle et fervente de la communauté qui
réveille le désir de se consacrer entièrement à Dieu
et à l’évangélisation, surtout si cette communauté
vivante prie avec insistance pour les vocations et a
le courage de proposer à ses jeunes un chemin de
consécration spéciale. D’autre part, malgré la
pénurie des vocations, nous avons aujourd’hui une
conscience plus claire de la nécessité d’une
meilleure sélection des candidats au sacerdoce. On
ne peut remplir les séminaires sur la base de
n’importe quelles motivations, d’autant moins si
celles-ci sont liées à une insécurité affective, à
une recherche de formes de pouvoir, de gloire
humaine ou de bien-être économique.
108. Comme je l’ai déjà dit, je
n’ai pas voulu offrir une analyse complète, mais
j’invite les communautés à compléter et à enrichir
ces perspectives à partir de la conscience des défis
qui leur sont propres et de ceux qui leur sont
proches. Lorsqu’elles le feront, j’espère qu’elles
tiendront compte que, chaque fois que nous cherchons
à lire les signes des temps dans la réalité
actuelle, il est opportun d’écouter les jeunes et
les personnes âgées. Les deux sont l’espérance des
peuples. Les personnes âgées apportent la mémoire et
la sagesse de l’expérience, qui invite à ne pas
répéter de façon stupide les mêmes erreurs que dans
le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à
faire grandir l’espérance, parce qu’ils portent en
eux les nouvelles tendances de l’humanité et nous
ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions
pas ancrés dans la nostalgie des structures et des
habitudes qui ne sont plus porteuses de vie dans le
monde actuel.
109. Les défis existent pour
être relevés. Soyons réalistes, mais sans perdre la
joie, l’audace et le dévouement plein d’espérance !
Ne nous laissons pas voler la force missionnaire !
110. Après avoir pris en
considération certains défis de la réalité actuelle,
je désire rappeler maintenant la tâche qui nous
presse quelle que soit l’époque et quel que soit le
lieu, car « il ne peut y avoir de véritable
évangélisation sans annonce explicite que
Jésus est le Seigneur », et sans qu’il n’existe un «
primat de l’annonce de Jésus Christ dans toute
activité d’évangélisation ».
Recueillant les préoccupations des évêques de
l’Asie, Jean-Paul II affirma que, si l’Église « doit
accomplir son destin providentiel, alors
l’évangélisation, comme une prédication joyeuse,
patiente et progressive de la mort salvifique et de
la résurrection de Jésus-Christ, doit être une
priorité absolue ». Cela
vaut pour tous.
111. L’évangélisation est la
tâche de l’Église. Mais ce sujet de l’évangélisation
est bien plus qu’une institution organique et
hiérarchique, car avant tout c’est un peuple qui est
en marche vers Dieu. Il s’agit certainement d’un
mystère qui plonge ses racines dans la Trinité,
mais qui a son caractère concret historique dans un
peuple pèlerin et évangélisateur, qui transcende
toujours toute expression institutionnelle même
nécessaire. Je propose de m’arrêter un peu sur cette
façon de comprendre l’Église, qui a son fondement
ultime dans la libre et gratuite initiative de Dieu.
112. Le salut que Dieu nous
offre est œuvre de sa miséricorde. Il n’y a pas
d’action humaine, aussi bonne soit-elle, qui nous
fasse mériter un si grand don. Dieu, par pure grâce,
nous attire pour nous unir à lui. Il
envoie son Esprit dans nos cœurs pour faire de nous
ses fils, pour nous transformer et pour nous rendre
capables de répondre par notre vie à son amour.
L’Église est envoyée par Jésus Christ comme
sacrement de salut offert par Dieu.
Par ses actions évangélisatrices, elle collabore
comme instrument de la grâce divine qui opère sans
cesse au-delà de toute supervision possible. Benoît
XVI l’a bien exprimé en ouvrant les réflexions du
Synode : « Il est (…) important de toujours savoir
que le premier mot, l’initiative véritable,
l’activité véritable vient de Dieu et c’est
seulement en s’insérant dans cette initiative
divine, c’est seulement en implorant cette
initiative divine, que nous pouvons devenir nous
aussi – avec Lui et en Lui – des évangélisateurs ». Le
principe du primat de la grâce doit être un
phare qui illumine constamment nos réflexions sur
l’évangélisation.
113. Ce salut, que Dieu réalise
et que l’Église annonce joyeusement, est destiné à
tous, et
Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir
chacun des êtres humains de tous les temps. Il a
choisi de les convoquer comme peuple et non pas
comme des êtres isolés. Personne
ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme
individu isolé ni par ses propres forces. Dieu nous
attire en tenant compte de la trame complexe des
relations interpersonnelles que comporte la vie dans
une communauté humaine. Ce peuple que Dieu s’est
choisi et a convoqué est l’Église. Jésus ne dit pas
aux Apôtres de former un groupe exclusif, un groupe
d’élite. Jésus dit : « Allez donc, de toutes
les nations faites des disciples » (Mt 28,
19). Saint Paul affirme qu’au sein du peuple de
Dieu, dans l’Église, « il n’y a ni Juif ni Grec […]
car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus »
(Ga 3, 28). Je voudrais dire à ceux qui se
sentent loin de Dieu et de l’Église, à ceux qui sont
craintifs et indifférents : Le Seigneur t’appelle
toi aussi à faire partie de son peuple et il le fait
avec grand respect et amour !
114. Être Église c’est être
peuple de Dieu, en accord avec le grand projet
d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de
Dieu au sein de l’humanité. Cela veut dire annoncer
et porter le salut de Dieu dans notre monde, qui
souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent
courage et espérance, ainsi qu’une nouvelle vigueur
dans la marche. L’Église doit être le lieu de la
miséricorde gratuite, où tout le monde peut se
sentir accueilli, aimé, pardonné et encouragé à
vivre selon la bonne vie de l’Évangile.
115. Ce peuple de Dieu
s’incarne dans les peuples de la terre, chacun de
ses membres a sa propre culture. La notion de
culture est un précieux outil pour comprendre les
diverses expressions de la vie chrétienne présentes
dans le peuple de Dieu. Il s’agit du style de vie
d’une société précise, de la manière propre qu’ont
ses membres de tisser des relations entre eux, avec
les autres créatures et avec Dieu. Comprise ainsi,
la culture embrasse la totalité de la vie d’un
peuple. Chaque
peuple, dans son évolution historique, promeut sa
propre culture avec une autonomie légitime. On
doit cela au fait que la personne humaine « de par
sa nature même, a absolument besoin d’une vie
sociale », et
elle se réfère toujours à la société, où elle vit
d’une façon concrète sa relation avec la réalité.
L’être humain est toujours culturellement situé : «
nature et culture sont liées de façon aussi étroite
que possible ». La
grâce suppose la culture, et le don de Dieu
s’incarne dans la culture de la personne qui la
reçoit.
116. En ces deux millénaires de
christianisme, d’innombrables peuples ont reçu la
grâce de la foi, l’ont fait fleurir dans leur vie
quotidienne et l’ont transmise selon leurs modalités
culturelles propres. Quand une communauté accueille
l’annonce du salut, l’Esprit Saint féconde sa
culture avec la force transformante de l’Évangile.
De sorte que, comme nous pouvons le voir dans
l’histoire de l’Église, le christianisme n’a pas un
modèle culturel unique, mais « tout en restant
pleinement lui-même, dans l’absolue fidélité à
l’annonce évangélique et à la tradition ecclésiale,
il revêtira aussi le visage des innombrables
cultures et des innombrables peuples où il est
accueilli et enraciné ». Chez
les divers peuples, qui expérimentent le don de Dieu
selon leur propre culture, l’Église exprime sa
catholicité authentique et montre « la beauté de ce
visage multiforme ». Dans
les expressions chrétiennes d’un peuple évangélisé,
l’Esprit Saint embellit l’Église, en lui indiquant
de nouveaux aspects de la Révélation et en lui
donnant un nouveau visage. Par l’inculturation,
l’Église « introduit les peuples avec leurs cultures
dans sa propre communauté », parce
que « toute culture offre des valeurs et des modèles
positifs qui peuvent enrichir la manière dont
l’Évangile est annoncé, compris et vécu ». Ainsi,
« l’Église, accueillant les valeurs des différentes
cultures, devient la “sponsa ornata monilibus
suis”, “l’épouse qui se pare de ses bijoux”
(cf. Is 61, 10) ».
117. Bien comprise, la
diversité culturelle ne menace pas l’unité de
l’Église. C’est l’Esprit Saint, envoyé par le Père
et le Fils, qui transforme nos cœurs et nous rend
capables d’entrer dans la communion parfaite de la
Sainte Trinité où tout trouve son unité. Il
construit la communion et l’harmonie du peuple de
Dieu. L’Esprit Saint lui-même est l’harmonie, de
même qu’il est le lien d’amour entre le Père et le
Fils. C’est
lui qui suscite une grande richesse diversifiée de
dons et en même temps construit une unité qui n’est
jamais uniformité mais une harmonie multiforme qui
attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces
multiples richesses que l’Esprit engendre dans
l’Église. Ce n’est pas faire justice à la logique de
l’incarnation que de penser à un christianisme
monoculturel et monocorde. S’il est bien vrai que
certaines cultures ont été étroitement liées à la
prédication de l’Évangile et au développement d’une
pensée chrétienne, le message révélé ne s’identifie
à aucune d’entre elles et il a un contenu
transculturel. C’est pourquoi, en évangélisant de
nouvelles cultures ou des cultures qui n’ont pas
accueilli la prédication chrétienne, il n’est pas
indispensable d’imposer une forme culturelle
particulière, aussi belle et antique qu’elle soit,
avec la proposition de l’Évangile. Le message que
nous annonçons a toujours un revêtement culturel,
mais parfois dans l’Église nous tombons dans une
sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec
laquelle nous pouvons manifester plus de fanatisme
qu’une authentique ferveur évangélisatrice.
118. Les évêques de l’Océanie
ont ainsi demandé que chez eux l’Église « fasse
comprendre et présente la vérité du Christ en
s’inspirant des traditions et des cultures de la
région » et ils ont souhaité que « tous les
missionnaires travaillent en harmonie avec les
chrétiens autochtones pour faire en sorte que la foi
et la vie de l’Église soient exprimées selon des
formes légitimes appropriées à chaque culture ». Nous
ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de
tous les continents, en exprimant la foi chrétienne,
imitent les modalités adoptées par les peuples
européens à un moment précis de leur histoire, car
la foi ne peut pas être enfermée dans les limites de
la compréhension et de l’expression d’une culture
particulière. Il
est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas
le mystère de la rédemption du Christ.
119. Dans tous les baptisés, du
premier au dernier, agit la force sanctificatrice de
l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu
est saint à cause de cette onction que le rend infaillible
“in credendo”. Cela signifie que quand il croit
il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les
paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans
la vérité et le conduit au salut. Comme
faisant partie de son mystère d’amour pour
l’humanité, Dieu dote la totalité des fidèles d’un instinct
de la foi – le sensus fidei – qui les
aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La
présence de l’Esprit donne aux chrétiens une
certaine connaturalité avec les réalités divines et
une sagesse qui leur permet de les comprendre de
manière intuitive, même s’ils ne disposent pas des
moyens appropriés pour les exprimer avec précision.
120. En vertu du Baptême reçu,
chaque membre du Peuple de Dieu est devenu disciple
missionnaire (cf. Mt 28, 19). Chaque baptisé,
quelle que soit sa fonction dans l’Église et le
niveau d’instruction de sa foi, est un sujet actif
de l’évangélisation, et il serait inadéquat de
penser à un schéma d’évangélisation utilisé pour des
acteurs qualifiés, où le reste du peuple fidèle
serait seulement destiné à bénéficier de
leursactions. La nouvelle évangélisation doit
impliquer que chaque baptisé soit protagoniste d’une
façon nouvelle. Cette conviction se transforme en un
appel adressé à chaque chrétien, pour que personne
ne renonce à son engagement pour l’évangélisation,
car s’il a vraiment fait l’expérience de l’amour de
Dieu qui le sauve, il n’a pas besoin de beaucoup de
temps de préparation pour aller l’annoncer, il ne
peut pas attendre d’avoir reçu beaucoup de leçons ou
de longues instructions. Tout chrétien est
missionnaire dans la mesure où il a rencontré
l’amour de Dieu en Jésus Christ ; nous ne disons
plus que nous sommes « disciples » et «
missionnaires », mais toujours que nous sommes «
disciples-missionnaires ». Si nous n’en sommes pas
convaincus, regardons les premiers disciples, qui
immédiatement, après avoir reconnu le regard de
Jésus, allèrent proclamer pleins de joie : « Nous
avons trouvé le Messie » (Jn 1, 41). La
samaritaine, à peine eut-elle fini son dialogue avec
Jésus, devint missionnaire, et beaucoup de
samaritains crurent en Jésus « à cause de la parole
de la femme » (Jn 4, 39). Saint Paul aussi, à
partir de sa rencontre avec Jésus Christ, « aussitôt
se mit à prêcher Jésus » (Ac 9, 20 ). Et
nous, qu’attendons-nous ?
121. Assurément, nous sommes
tous appelés à grandir comme évangélisateurs. En
même temps employons-nous à une meilleure formation,
à un approfondissement de notre amour et à un
témoignage plus clair de l’Évangile. En ce sens,
nous devons tous accepter que les autres nous
évangélisent constamment ; mais cela ne signifie pas
que nous devons renoncer à la mission
d’évangélisation, mais plutôt que nous devons
trouver le mode de communiquer Jésus qui corresponde
à la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Dans tous les cas, nous sommes tous appelés à offrir
aux autres le témoignage explicite de l’amour
salvifique du Seigneur, qui, bien au-delà de nos
imperfections, nous donne sa proximité, sa Parole,
sa force, et donne sens à notre vie. Ton cœur sait
que la vie n’est pas la même sans lui, alors ce que
tu as découvert, ce qui t’aide à vivre et te donne
une espérance, c’est cela que tu dois communiquer
aux autres. Notre imperfection ne doit pas être une
excuse ; au contraire, la mission est un stimulant
constant pour ne pas s’installer dans la médiocrité
et pour continuer à grandir. Le témoignage de foi
que tout chrétien est appelé à donner, implique
d’affirmer, comme saint Paul : « Non que je sois
déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je
poursuis ma course […] et je cours vers le but » (Ph 3,
12-13).
122. De la sorte, nous pouvons
penser que les divers peuples, chez qui l’Évangile a
été inculturé, sont des sujets collectifs actifs,
agents de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce
que chaque peuple est le créateur de sa culture et
le protagoniste de son histoire. La culture est
quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée
constamment, et chaque génération transmet à la
suivante un ensemble de comportements relatifs aux
diverses situations existentielles, qu’elle doit
élaborer de nouveau face à ses propres défis. L’être
humain « est à la fois fils et père de la culture
dans laquelle il est immergé ». Quand
un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus
de transmission culturelle, il transmet aussi la foi
de manières toujours nouvelles ; d’où l’importance
de l’évangélisation comprise comme inculturation.
Chaque portion du peuple de Dieu, en traduisant dans
sa vie le don de Dieu selon son génie propre, rend
témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles
expressions qui sont éloquentes. On peut dire que «
le peuple s’évangélise continuellement lui-même ». D’où
l’importance particulière de la piété populaire,
expression authentique de l’action missionnaire
spontanée du peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité
en développement permanent où l’Esprit Saint est
l’agent premier.
123. Dans la piété populaire,
on peut comprendre comment la foi reçue s’est
incarnée dans une culture et continue à se
transmettre. Regardée avec méfiance pendant un
temps, elle a été l’objet d’une revalorisation dans
les décennies postérieures au Concile. Ce fut Paul
VI, dans son Exhortation apostolique Evangelii
Nuntiandi qui donna une impulsion
décisive en ce sens. Il y explique que la piété
populaire « traduit une soif de Dieu que seuls les
simples et les pauvres peuvent connaître » et
qu’elle « rend capable de générosité et de sacrifice
jusqu’à l’héroïsme lorsqu’il s’agit de manifester la
foi ». Plus
près de nous, Benoît XVI, en Amérique latine, a
signalé qu’il s’agit « d’un précieux trésor de
l’Église catholique » et qu’en elle « apparaît l’âme
des peuples latino-américains ».
124. Dans le Document
d’Aparecida sont décrites les richesses que
l’Esprit Saint déploie dans la piété populaire avec
ses initiatives gratuites. En ce continent
bien-aimé, où un grand nombre de chrétiens expriment
leur foi à travers la piété populaire, les évêques
l’appellent aussi « spiritualité populaire » ou «
mystique populaire ». Il
s’agit d’une véritable « spiritualité incarnée dans
la culture des simples ». Elle
n’est pas vide de contenus, mais elle les révèle et
les exprime plus par voie symbolique que par l’usage
de la raison instrumentale, et, dans l’acte de foi,
elle accentue davantage le credere in Deum que
le credere Deum. «
C’est une manière légitime de vivre la foi, une
façon de se sentir partie prenante de l’Église, et
une manière d’être missionnaire » ;
elle porte en elle la grâce de la mission, du sortir
de soi et d’être pèlerins : « le fait de marcher
ensemble vers les sanctuaires, et de participer à
d’autres manifestations de la piété populaire, en
amenant aussi les enfants ou en invitant d’autres
personnes, est en soi un acte d’évangélisation ». Ne
contraignons pas et ne prétendons pas contrôler
cette force missionnaire !
125. Pour comprendre cette
réalité il faut s’en approcher avec le regard du Bon
Pasteur, qui ne cherche pas à juger mais à aimer.
C’est seulement à partir d’une connaturalité
affective que donne l’amour que nous pouvons
apprécier la vie théologale présente dans la piété
des peuples chrétiens, spécialement dans les
pauvres. Je pense à la foi solide de ces mères au
pied du lit de leur enfant malade qui s’appliquent
au Rosaire bien qu’elles ne sachent pas ébaucher les
phrases du Credo ; ou à tous ces actes chargés
d’espérance manifestés par une bougie que l’on
allume dans un humble foyer pour demander l’aide de
Marie, ou à ces regards d’amour profond vers le
Christ crucifié. Celui qui aime le saint peuple
fidèle de Dieu ne peut pas regarder ces actions
seulement comme une recherche naturelle de la
divinité. Ce sont les manifestations d’une vie
théologale animée par l’action de l’Esprit Saint qui
a été répandu dans nos cœurs (cf. Rm 5, 5).
126. Dans la piété populaire,
puisqu’elle est fruit de l’Évangile inculturé, se
trouve une force activement évangélisatrice que nous
ne pouvons pas sous-estimer : ce serait comme
méconnaître l’œuvre de l’Esprit Saint. Nous sommes
plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour
approfondir le processus d’inculturation qui est une
réalité jamais achevée. Les expressions de la piété
populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour
qui sait les lire, elles sont un lieu théologique auquel
nous devons prêter attention, en particulier au
moment où nous pensons à la nouvelle évangélisation.
127. Maintenant que l’Église
veut vivre un profond renouveau missionnaire, il y a
une forme de prédication qui nous revient à tous
comme tâche quotidienne. Il s’agit de porter
l’Évangile aux personnes avec lesquelles chacun a à
faire, tant les plus proches que celles qui sont
inconnues. C’est la prédication informelle que l’on
peut réaliser dans une conversation, et c’est aussi
celle que fait un missionnaire quand il visite une
maison. Être disciple c’est avoir la disposition
permanente de porter l’amour de Jésus aux autres, et
cela se fait spontanément en tout lieu : dans la
rue, sur la place, au travail, en chemin.
128. Dans cette prédication,
toujours respectueuse et aimable, le premier moment
consiste en un dialogue personnel, où l’autre
personne s’exprime et partage ses joies, ses
espérances, ses préoccupations pour les personnes
qui lui sont chères, et beaucoup de choses qu’elle
porte dans son cœur. C’est seulement après cette
conversation, qu’il est possible de présenter la
Parole, que ce soit par la lecture de quelque
passage de l’Écriture ou de manière narrative, mais
toujours en rappelant l’annonce fondamentale :
l’amour personnel de Dieu qui s’est fait homme,
s’est livré pour nous, et qui, vivant, offre son
salut et son amitié. C’est l’annonce qui se partage
dans une attitude humble, de témoignage, de celui
qui toujours sait apprendre, avec la conscience que
le message est si riche et si profond qu’il nous
dépasse toujours. Parfois il s’exprime de manière
plus directe, d’autres fois à travers un témoignage
personnel, un récit, un geste, ou la forme que
l’Esprit Saint lui-même peut susciter en une
circonstance concrète. Si cela semble prudent et si
les conditions sont réunies, il est bon que cette
rencontre fraternelle et missionnaire se conclue par
une brève prière qui rejoigne les préoccupations que
la personne a manifestées. Ainsi, elle percevra
mieux qu’elle a été écoutée et comprise, que sa
situation a été remise entre les mains de Dieu, et
elle reconnaîtra que la Parole de Dieu parle
réellement à sa propre existence.
129. Il ne faut pas penser que
l’annonce évangélique doive se transmettre toujours
par des formules déterminées et figées, ou avec des
paroles précises qui expriment un contenu absolument
invariable. Elle se transmet sous des formes très
diverses qu’il serait impossible de décrire ou de
cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses
innombrables gestes et signes, est le sujet
collectif. Par conséquent, si l’Évangile s’est
incarné dans une culture, il ne se communique pas
seulement par l’annonce de personne à personne. Cela
doit nous faire penser que, dans les pays où le
christianisme est minoritaire, en plus d’encourager
chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les Églises
particulières doivent développer activement des
formes, au moins initiales, d’inculturation. Ce à
quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la
prédication de l’Évangile, exprimée par des
catégories propres à la culture où il est annoncé,
provoque une nouvelle synthèse avec cette culture.
Bien que ces processus soient toujours lents,
parfois la crainte nous paralyse trop. Si nous
laissons les doutes et les peurs étouffer toute
audace, il est possible qu’au lieu d’être créatifs,
nous restions simplement tranquilles sans provoquer
aucune avancée et, dans ce cas, nous ne serons pas
participants aux processus historiques par notre
coopération, mais nous serons simplement spectateurs
d’une stagnation stérile de l’Église.
130. L’Esprit Saint enrichit
toute l’Église qui évangélise aussi par divers
charismes. Ce sont des dons pour renouveler et
édifier l’Église. Ils
ne sont pas un patrimoine fermé, livré à un groupe
pour qu’il le garde ; il s’agit plutôt de cadeaux de
l’Esprit intégrés au corps ecclésial, attirés vers
le centre qui est le Christ, d’où ils partent en une
impulsion évangélisatrice. Un signe clair de
l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité,
sa capacité de s’intégrer harmonieusement dans la
vie du peuple saint de Dieu, pour le bien de tous.
Une véritable nouveauté suscitée par l’Esprit n’a
pas besoin de porter ombrage aux autres
spiritualités et dons pour s’affirmer elle-même.
Plus un charisme tournera son regard vers le cœur de
l’Évangile plus son exercice sera ecclésial. Même si
cela coûte, c’est dans la communion qu’un charisme
se révèle authentiquement et mystérieusement fécond.
Si elle vit ce défi, l’Église peut être un modèle
pour la paix dans le monde.
131. Les différences entre les
personnes et les communautés sont parfois
inconfortables, mais l’Esprit Saint, qui suscite
cette diversité, peut tirer de tout quelque chose de
bon, et le transformer en un dynamisme
évangélisateur qui agit par attraction. La diversité
doit toujours être réconciliée avec l’aide de
l’Esprit Saint ; lui seul peut susciter la
diversité, la pluralité, la multiplicité et, en même
temps, réaliser l’unité. En revanche, quand c’est
nous qui prétendons être la diversité et que nous
nous enfermons dans nos particularismes, dans nos
exclusivismes, nous provoquons la division ; d’autre
part, quand c’est nous qui voulons construire
l’unité avec nos plans humains, nous finissons par
imposer l’uniformité, l’homologation. Ceci n’aide
pas à la mission de l’Église.
132. L’annonce à la culture
implique aussi une annonce aux cultures
professionnelles, scientifiques et académiques. Il
s’agit de la rencontre entre la foi, la raison et
les sciences qui vise à développer un nouveau
discours sur la crédibilité, une apologétique
originale qui
aide à créer les dispositions pour que l’Évangile
soit écouté par tous. Quand certaines catégories de
la raison et des sciences sont accueillies dans
l’annonce du message, ces catégories elles-mêmes
deviennent des instruments d’évangélisation ; c’est
l’eau changée en vin. C’est ce qui une fois adopté,
n’est pas seulement racheté, mais devient instrument
de l’Esprit pour éclairer et rénover le monde.
133. Du moment que la
préoccupation de l’évangélisateur de rejoindre toute
personne ne suffit pas, et que l’Évangile doit aussi
être annoncé aux cultures dans leur ensemble, la
théologie – et pas seulement la théologie pastorale
– en dialogue avec les autres sciences et
expériences humaines revêt une grande importance
pour penser comment faire parvenir la proposition de
l’Évangile à la diversité des contextes culturels et
des destinataires. Engagée
dans l’évangélisation, l’Église apprécie et
encourage le charisme des théologiens et leur effort
dans la recherche théologique qui promeut le
dialogue avec le monde de la culture et de la
science. Je fais appel aux théologiens afin qu’ils
accomplissent ce service comme faisant partie de la
mission salvifique de l’Église. Mais il est
nécessaire, qu’à cette fin, ils aient à cœur la
finalité évangélisatrice de l’Église et de la
théologie elle-même, et qu’ils ne se contentent pas
d’une théologie de bureau.
134. Les Universités sont un
milieu privilégié pour penser et développer cet
engagement d’évangélisation de manière
interdisciplinaire et intégrée. Les écoles
catholiques qui se proposent toujours de conjuguer
la tâche éducative avec l’annonce explicite de
l’Évangile constituent un apport de valeur à
l’évangélisation de la culture, même dans les pays
et les villes où une situation défavorable nous
encourage à faire preuve de créativité pour trouver
les chemins adéquats.
135. Considérons maintenant la
prédication dans la liturgie, qui demande une
sérieuse évaluation de la part des pasteurs. Je
m’attarderai en particulier, et avec un certain
soin, à l’homélie et à sa préparation, car les
réclamations à l’égard de ce grand ministère sont
nombreuses, et nous ne pouvons pas faire la sourde
oreille. L’homélie est la pierre de touche pour
évaluer la proximité et la capacité de rencontre
d’un pasteur avec son peuple. De fait, nous savons
que les fidèles lui donnent beaucoup d’importance ;
et ceux-ci, comme les ministres ordonnés eux-mêmes,
souffrent souvent, les uns d’écouter, les autres de
prêcher. Il est triste qu’il en soit ainsi.
L’homélie peut être vraiment une intense et heureuse
expérience de l’Esprit, une rencontre réconfortante
avec la Parole, une source constante de renouveau et
de croissance.
136. Renouvelons notre
confiance dans la prédication, qui se fonde sur la
conviction que c’est Dieu qui veut rejoindre les
autres à travers le prédicateur, et qu’il déploie sa
puissance à travers la parole humaine. Saint Paul
parle avec force de la nécessité de prêcher, parce
que le Seigneur a aussi voulu rejoindre les autres
par notre parole (cf. Rm10, 14-17). Par la
parole, notre Seigneur s’est conquis le cœur des
gens. Ils venaient l’écouter de partout (cf. Mc 1,
45). Ils restaient émerveillés, “buvant” ses
enseignements (cf. Mc 6, 2). Ils sentaient
qu’il leur parlait comme quelqu’un qui a autorité
(cf. Mc 1, 27). Avec la parole, les Apôtres,
qu’il a institués « pour être ses compagnons et les
envoyer prêcher » (Mc 3, 14), attiraient tous
les peuples dans le sein de l’Église (cf. Mc 16,
15.20).
137. Il faut se rappeler
maintenant que « la proclamation liturgique de la
Parole de Dieu, surtout dans le cadre de l’assemblée
eucharistique, est moins un moment de méditation et
de catéchèse que le dialogue de Dieu avec son
peuple, dialogue où sont proclamées les merveilles
du salut et continuellement proposées les exigences
de l’Alliance ». L’homélie
a une valeur spéciale qui provient de son contexte
eucharistique, qui dépasse toutes les catéchèses
parce qu’elle est le moment le plus élevé du
dialogue entre Dieu et son peuple, avant la
communion sacramentelle. L’homélie reprend ce
dialogue qui est déjà engagé entre le Seigneur et
son peuple. Celui qui prêche doit discerner le cœur
de sa communauté pour chercher où est vivant et
ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue,
qui était amoureux, a été étouffé ou n’a pas pu
donner de fruit.
138. L’homélie ne peut pas être
un spectacle de divertissement, elle ne répond pas à
la logique des moyens médiatiques, mais elle doit
donner ferveur et sens à la célébration. C’est un
genre particulier, puisqu’il s’agit d’une
prédication dans le cadre d’une célébration liturgique ;
par conséquent elle doit être brève et éviter de
ressembler à une conférence ou à un cours. Le
prédicateur peut être capable de maintenir l’intérêt
des gens durant une heure, mais alors sa parole
devient plus importante que la célébration de la
foi. Si l’homélie se prolonge trop, elle nuit à deux
caractéristiques de la célébration liturgique :
l’harmonie entre ses parties et son rythme. Quand la
prédication se réalise dans le contexte liturgique,
elle s’intègre comme une partie de l’offrande qui
est remise au Père et comme médiation de la grâce
que le Christ répand dans la célébration. Ce
contexte même exige que la prédication oriente
l’assemblée, et aussi le prédicateur, vers une
communion avec le Christ dans l’Eucharistie qui
transforme la vie. Ceci demande que la parole du
prédicateur ne prenne pas une place excessive, de
manière à ce que le Seigneur brille davantage que le
ministre.
139. Nous avons dit que le
Peuple de Dieu, par l’action constante de l’Esprit
en lui, s’évangélise continuellement lui-même.
Qu’implique cette conviction pour le prédicateur ?
Elle nous rappelle que l’Église est mère et qu’elle
prêche au peuple comme une mère parle à son enfant,
sachant que l’enfant a confiance que tout ce qu’elle
lui enseigne sera pour son bien parce qu’il se sait
aimé. De plus, la mère sait reconnaître tout ce que
Dieu a semé chez son enfant, elle écoute ses
préoccupations et apprend de lui. L’esprit d’amour
qui règne dans une famille guide autant la mère que
l’enfant dans leur dialogue, où l’on enseigne et
apprend, où l’on se corrige et apprécie les bonnes
choses. Il en est ainsi également dans l’homélie.
L’Esprit, qui a inspiré les Évangiles et qui agit
dans le peuple de Dieu, inspire aussi comment on
doit écouter la foi du peuple, et comment on doit
prêcher à chaque Eucharistie. La prédication
chrétienne, par conséquent, trouve au cœur de la
culture du peuple une source d’eau vive, tant pour
savoir ce qu’elle doit dire que pour trouver la
manière appropriée de le dire. De même qu’on aime
que l’on nous parle dans notre langue maternelle, de
même aussi, dans la foi, nous aimons que l’on nous
parle avec les termes de la “culture maternelle”,
avec les termes du dialecte maternel (cf. 2M,
21.27), et le cœur se dispose à mieux écouter. Cette
langue est un ton qui transmet courage, souffle,
force et impulsion.
140. On doit favoriser et
cultiver ce milieu maternel et ecclésial dans lequel
se développe le dialogue du Seigneur avec son
peuple, moyennant la proximité de cœur du
prédicateur, la chaleur de son ton de voix, la
douceur du style de ses phrases, la joie de ses
gestes. Même dans les cas où l’homélie est un peu
ennuyeuse, si cet esprit maternel et ecclésial est
perceptible, elle sera toujours féconde, comme les
conseils ennuyeux d’une mère donnent du fruit avec
le temps dans le cœur de ses enfants.
141. On reste admiratif des
moyens qu’emploie le Seigneur pour dialoguer avec
son peuple, pour révéler son mystère à tous, pour
captiver les gens simples avec des enseignements si
élevés et si exigeants. Je crois que le secret se
cache dans ce regard de Jésus vers le peuple,
au-delà de ses faiblesses et de ses chutes : « Sois
sans crainte petit troupeau, car votre Père s’est
complu à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32)
; Jésus prêche dans cet esprit. Plein de joie dans
l’Esprit, il bénit le Père qui attire les petits : «
Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre,
d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et
de l’avoir révélé aux tout-petits » (Lc 10,
21). Le Seigneur se complaît vraiment à dialoguer
avec son peuple, et le prédicateur doit faire sentir
aux gens ce plaisir du Seigneur.
142. Un dialogue est beaucoup
plus que la communication d’une vérité. Il se
réalise par le goût de parler et par le bien concret
qui se communique entre ceux qui s’aiment au moyen
des paroles. C’est un bien qui ne consiste pas en
des choses, mais dans les personnes elles-mêmes qui
se donnent mutuellement dans le dialogue. La
prédication purement moraliste ou endoctrinante,
comme aussi celle qui se transforme en un cours
d’exégèse, réduit cette communication entre les
cœurs qui se fait dans l’homélie et qui doit avoir
un caractère quasi sacramentel : « La foi naît de ce
qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de
la parole du Christ » (Rm 10, 17). Dans
l’homélie, la vérité accompagne la beauté et le
bien. Pour que la beauté des images que le Seigneur
utilise pour stimuler à la pratique du bien se
communique, il ne doit pas s’agir de vérités
abstraites ou de froids syllogismes. La mémoire du
peuple fidèle, comme celle de Marie, doit rester
débordante des merveilles de Dieu. Son cœur, ouvert
à l’espérance d’une pratique joyeuse et possible de
l’amour qui lui a été annoncé, sent que chaque
parole de l’Écriture est avant tout un don, avant
d’être une exigence.
143. Le défi d’une prédication
inculturée consiste à transmettre la synthèse du
message évangélique, et non des idées ou des valeurs
décousues. Là où se trouve ta synthèse, là se trouve
ton cœur. La différence entre faire la lumière sur
la synthèse et faire la lumière sur des idées
décousues entre elles est la même qu’il y a entre
l’ennui et l’ardeur du cœur. Le prédicateur a la
très belle et difficile mission d’unir les cœurs qui
s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple.
Le dialogue entre Dieu et son peuple renforce encore
plus l’Alliance qu’il y a entre eux et resserre le
lien de la charité. Durant le temps de l’homélie,
les cœurs des croyants font silence et Le laissent
leur parler. Le Seigneur et son peuple se parlent de
mille manières directement, sans intermédiaires.
Cependant, dans l’homélie ils veulent que quelqu’un
serve d’instrument et exprime leurs sentiments, de
manière à ce qu’ensuite, chacun puisse choisir
comment continuer sa conversation. La parole est
essentiellement médiatrice et demande non seulement
les deux qui dialoguent, mais aussi un prédicateur
qui la repropose comme telle, convaincu que « ce
n’est pas nous que nous proclamons, mais le Christ
Jésus, Seigneur ; nous ne sommes, nous, que vos
serviteurs, à cause de Jésus » (2 Co 4, 5).
144. Parler avec le cœur
implique de le tenir, non seulement ardent, mais
aussi éclairé par l’intégrité de la Révélation et
par le chemin que cette Parole a parcouru dans le
cœur de l’Église et de notre peuple fidèle au cours
de l’histoire. L’identité chrétienne, qui est
l’étreinte baptismale que nous a donné le Père quand
nous étions petits, nous fait aspirer ardemment,
comme des enfants prodigues – et préférés en Marie –
à l’autre étreinte, celle du Père miséricordieux qui
nous attend dans la gloire. Faire en sorte que notre
peuple se sente comme entre ces deux étreintes est
la tâche difficile mais belle de celui qui prêche
l’Évangile.
145. La préparation de la
prédication est une tâche si importante qu’il
convient d’y consacrer un temps prolongé d’étude, de
prière, de réflexion et de créativité pastorale.
Avec beaucoup d’affection, je désire m’attarder à
proposer un itinéraire de préparation de l’homélie.
Ce sont des indications qui pour certains pourront
paraître évidentes, mais je considère opportun de
les suggérer pour rappeler la nécessité de consacrer
le temps nécessaire à ce précieux ministère.
Certains curés soutiennent souvent que cela n’est
pas possible en raison de la multitude des tâches
qu’ils doivent remplir ; cependant, j’ose demander
que chaque semaine, un temps personnel et
communautaire suffisamment prolongé soit consacré à
cette tâche, même s’il faut donner moins de temps à
d’autres engagements, même importants. La confiance
en l’Esprit Saint qui agit dans la prédication n’est
pas purement passive, mais active et créative.
Elle implique de s’offrir comme instrument (cf. Rm 12,
1), avec toutes ses capacités, pour qu’elles
puissent être utilisées par Dieu. Un prédicateur qui
ne se prépare pas n’est pas “spirituel”, il est
malhonnête et irresponsable envers les dons qu’il a
reçus.
146. Le premier pas, après
avoir invoqué l’Esprit Saint, consiste à prêter
toute l’attention au texte biblique, qui doit être
le fondement de la prédication. Quand on s’attarde à
chercher à comprendre quel est le message d’un
texte, on exerce le « culte de la vérité ». C’est
l’humilité du cœur qui reconnaît que la Parole nous
transcende toujours, que nous n’en sommes « ni les
maîtres, ni les propriétaires, mais les
dépositaires, les hérauts, les serviteurs».
Cette attitude de vénération humble et émerveillée
de la Parole s’exprime en prenant du temps pour
l’étudier avec la plus grande attention et avec une
sainte crainte de la manipuler. Pour pouvoir
interpréter un texte biblique, il faut de la
patience, abandonner toute inquiétude et y consacrer
temps, intérêt et dévouement gratuit. Il faut
laisser de côté toute préoccupation qui nous
assaille pour entrer dans un autre domaine
d’attention sereine. Ce n’est pas la peine de se
consacrer à lire un texte biblique si on veut
obtenir des résultats rapides, faciles ou immédiats.
C’est pourquoi, la préparation de la prédication
demande de l’amour. On consacre un temps gratuit et
sans hâte uniquement aux choses et aux personnes
qu’on aime ; et ici il s’agit d’aimer Dieu qui a
voulu nous parler. À partir de cet amour, on
peut consacrer tout le temps nécessaire, avec
l’attitude du disciple : « Parle Seigneur, ton
serviteur écoute » (1S 3, 9).
147. Avant tout il convient
d’être sûr de comprendre convenablement la
signification des paroles que nous lisons. Je
veux insister sur quelque chose qui semble évident
mais qui n’est pas toujours pris en compte : le
texte biblique que nous étudions a deux ou trois
mille ans, son langage est très différent de celui
que nous utilisons aujourd’hui. Bien qu’il nous
semble comprendre les paroles qui sont traduites
dans notre langue, cela ne signifie pas que nous
comprenions correctement ce qu’a voulu exprimer
l’écrivain sacré. Les différents moyens qu’offre
l’analyse littéraire sont connus : prêter attention
aux mots qui sont répétés ou mis en relief,
reconnaître la structure et le dynamisme propre d’un
texte, considérer la place qu’occupent les
personnages, etc. Mais le but n’est pas de
comprendre tous les petits détails d’un texte, le
plus important est de découvrir quel est le message principal,
celui qui structure le texte et lui donne unité. Si
le prédicateur ne fait pas cet effort, il est
possible que même sa prédication n’ait ni unité ni
ordre ; son discours sera seulement une somme
d’idées variées sans lien les unes avec les autres
qui ne réussiront pas à mobiliser les auditeurs. Le
message central est celui que l’auteur a voulu
transmettre en premier lieu, ce qui implique non
seulement de reconnaître une idée, mais aussi
l’effet que cet auteur a voulu produire. Si un texte
a été écrit pour consoler, il ne devrait pas être
utilisé pour corriger des erreurs ; s’il a été écrit
pour exhorter, il ne devrait pas être utilisé pour
instruire ; s’il a été écrit pour enseigner quelque
chose sur Dieu, il ne devrait pas être utilisé pour
expliquer différentes idées théologiques ; s’il a
été écrit pour motiver la louange ou la tâche
missionnaire, ne l’utilisons pas pour informer des
dernières nouvelles.
148. Certainement, pour
comprendre de façon adéquate le sens du message
central d’un texte, il est nécessaire de le mettre
en connexion avec l’enseignement de toute la Bible,
transmise par l’Église. C’est là un principe
important de l’interprétation de la Bible, qui tient
compte du fait que l’Esprit Saint n’a pas inspiré
seulement une partie, mais la Bible tout entière, et
que pour certaines questions, le peuple a grandi
dans sa compréhension de la volonté de Dieu à partir
de l’expérience vécue. De cette façon, on évite les
interprétations fausses ou partielles, qui
contredisent d’autres enseignements de la même
Écriture. Mais cela ne signifie pas affaiblir
l’accent propre et spécifique du texte sur lequel on
doit prêcher. Un des défauts d’une prédication
lassante et inefficace est justement celui de ne pas
être en mesure de transmettre la force propre du
texte proclamé.
149. Le prédicateur « doit tout
d’abord acquérir une grande familiarité personnelle
avec la Parole de Dieu. Il ne lui suffit pas d’en
connaître l’aspect linguistique ou exégétique, ce
qui est cependant nécessaire. Il lui faut accueillir
la Parole avec un cœur docile et priant, pour
qu’elle pénètre à fond dans ses pensées et ses
sentiments et engendre en lui un esprit nouveau ».
Cela nous fait du bien de renouveler chaque jour,
chaque dimanche, notre ferveur en préparant
l’homélie, et en vérifiant si grandit en nous
l’amour de la Parole que nous prêchons. Il ne faut
pas oublier qu’« en particulier, la sainteté plus ou
moins réelle du ministre a une véritable influence
sur sa façon d’annoncer la Parole ». Comme
l’affirme saint Paul, « nous prêchons, cherchant à
plaire non pas aux hommes mais à Dieu qui éprouve
nos cœurs » (1 Th 2, 4). Si nous avons les
premiers ce vif désir d’écouter la Parole que nous
devons prêcher, elle se transmettra d’une façon ou
d’une autre au Peuple de Dieu : « C’est du
trop-plein du cœur que la bouche parle » (Mt 12,
34). Les lectures du dimanche résonneront dans toute
leur splendeur dans le cœur du peuple, si elles ont
ainsi résonné en premier lieu dans le cœur du
pasteur.
150. Jésus s’irritait devant
ces supposés maîtres, très exigeants pour les
autres, qui enseignaient la Parole de Dieu, mais ne
se laissaient pas éclairer par elle : « Ils lient de
pesants fardeaux et les imposent aux épaules des
gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du
doigt » (Mt 23, 4). L’Apôtre Jacques
exhortait : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à
devenir docteurs. Vous le savez, nous n’en recevrons
qu’un jugement plus sévère » (Jc 3, 1).
Quiconque veut prêcher, doit d’abord être disposé à
se laisser toucher par la Parole et à la faire
devenir chair dans son existence concrète. De cette
façon, la prédication consistera dans cette activité
si intense et féconde qui est de « transmettre aux
autres ce qu’on a contemplé ».
Pour tout cela, avant de préparer concrètement ce
que l’on dira dans la prédication, on doit accepter
d’être blessé d’abord par cette Parole qui blessera
les autres, parce que c’est une Parole vivante et
efficace, qui, comme un glaive « pénètre
jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit,
des articulations et des moelles, et peut juger les
sentiments et les pensées du cœur » (He 4,
12). Cela revêt une importance pastorale. À notre
époque aussi, les gens préfèrent écouter les témoins
: « ils ont soif d’authenticité […] Le monde réclame
des évangélisateurs qui lui parlent d’un Dieu qu’ils
connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient
l’invisible ».
151. Il ne nous est pas demandé
d’être immaculés, mais plutôt que nous soyons
toujours en croissance, que nous vivions le désir
profond de progresser sur la voie de l’Évangile, et
que nous ne baissions pas les bras. Il est
indispensable que le prédicateur ait la certitude
que Dieu l’aime, que Jésus Christ l’a sauvé, que son
amour a toujours le dernier mot. Devant tant de
beauté, il sentira de nombreuses fois que sa vie ne
lui rend pas pleinement gloire et il désirera
sincèrement mieux répondre à un amour si grand. Mais
s’il ne s’arrête pas pour écouter la Parole avec une
ouverture sincère, s’il ne fait pas en sorte qu’elle
touche sa vie, qu’elle le remette en question,
qu’elle l’exhorte, qu’elle le secoue, s’il ne
consacre pas du temps pour prier avec la Parole,
alors, il sera un faux prophète, un escroc ou un
charlatan sans consistance. En tous cas, à partir de
la reconnaissance de sa pauvreté et avec le désir de
s’engager davantage, il pourra toujours donner Jésus
Christ, disant comme Pierre : « De l’argent ou de
l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le
donne » (Ac 3, 6). Le Seigneur veut
nous utiliser comme des êtres vivants, libres et
créatifs, qui se laissent pénétrer par sa Parole
avant de la transmettre ; son message doit passer
vraiment à travers le prédicateur, non seulement à
travers la raison, mais en prenant possession de
tout son être. L’Esprit Saint, qui a inspiré la
Parole, est celui qui « aujourd’hui comme aux débuts
de l’Église, agit en chaque évangélisateur qui se
laisse posséder et conduire par lui, et met dans sa
bouche les mots que seul il ne pourrait trouver».
152. Il existe une modalité
concrète pour écouter ce que le Seigneur veut nous
dire dans sa Parole et pour nous laisser transformer
par son Esprit. Et c’est ce que nous appelons ‘lectio
divina’. Elle consiste dans la lecture de la
Parole de Dieu à l’intérieur d’un moment de prière
pour lui permettre de nous illuminer et de nous
renouveler. Cette lecture orante de la Bible n’est
pas séparée de l’étude que le prédicateur accomplit
pour identifier le message central du texte ; au
contraire, il doit partir de là, pour chercher à
découvrir ce que dit ce message lui-même à sa
vie. La lecture spirituelle d’un texte doit partir
de sa signification littérale. Autrement, on fera
facilement dire au texte ce qui convient, ce qui
sert pour confirmer ses propres décisions, ce qui
s’adapte à ses propres schémas mentaux. Cela serait,
en définitive, utiliser quelque chose de sacré à son
propre avantage et transférer cette confusion au
peuple de Dieu. Il ne faut jamais oublier que
parfois, « Satan lui-même se déguise bien en ange de
lumière » (2 Co 11, 14).
153. En présence de Dieu, dans
une lecture calme du texte, il est bien de se
demander par exemple : « Seigneur, qu’est-ce que ce
texte me dit à moi ? Qu’est-ce que tu veux
changer dans ma vie avec ce message ? Qu’est-ce qui
m’ennuie dans ce texte ? Pourquoi cela ne
m’intéresse-t-il pas ? » ou : « Qu’est-ce qui me
plaît, qu’est-ce qui me stimule dans cette Parole ?
Qu’est-ce qui m’attire ? Pourquoi est-ce que cela
m’attire ? ». Quand on cherche à écouter le
Seigneur, il est normal d’avoir des tentations. Une
d’elles est simplement de se sentir gêné ou
oppressé, et de se fermer sur soi-même ; une autre
tentation très commune est de commencer à penser à
ce que le texte dit aux autres, pour éviter de
l’appliquer à sa propre vie. Il arrive aussi qu’on
commence à chercher des excuses qui permettent
d’affaiblir le message spécifique d’un texte.
D’autres fois, on retient que Dieu exige de nous une
décision trop importante, que nous ne sommes pas
encore en mesure de prendre. Cela porte beaucoup de
personnes à perdre la joie de la rencontre avec la
Parole, mais cela voudrait dire oublier que personne
n’est plus patient que Dieu le Père, que personne ne
comprend et ne sait attendre comme lui. Il invite
toujours à faire un pas de plus, mais il n’exige pas
une réponse complète si nous n’avons pas encore
parcouru le chemin qui la rend possible. Il désire
simplement que nous regardions avec sincérité notre
existence et que nous la présentions sans feinte à
ses yeux, que nous soyons disposés à continuer de
grandir, et que nous lui demandions ce que nous ne
réussissons pas encore à obtenir.
154. Le prédicateur doit aussi
se mettre à l’écoute du peuple, pour
découvrir ce que les fidèles ont besoin de
s’entendre dire. Un prédicateur est un contemplatif
de la Parole et aussi un contemplatif du peuple. De
cette façon, il découvre « les aspirations, les
richesses et limites, les façons de prier, d’aimer,
de considérer la vie et le monde qui marquent tel ou
tel ensemble humain », prenant en considération « le
peuple concret avec ses signes et ses
symboles et répondant aux questions qu’il pose ». Il
s’agit de relier le message du texte biblique à une
situation humaine, à quelque chose qu’ils vivent, à
une expérience qui a besoin de la lumière de la
Parole. Cette préoccupation ne répond pas à une
attitude opportuniste ou diplomatique, mais elle est
profondément religieuse et pastorale. Au fond, il y
a une « sensibilité spirituelle pour lire dans les
événements le message de Dieu » et
cela est beaucoup plus que trouver quelque chose
d’intéressant à dire. Ce que l’on cherche à
découvrir est « ce que le Seigneur a à dire dans
cette circonstance ». Donc
la préparation de la prédication se transforme en un
exercice de discernement évangélique, dans
lequel on cherche à reconnaître – à la lumière de
l’Esprit – « un appel que Dieu fait retentir dans la
situation historique elle-même ; aussi, en elle et
par elle, Dieu appelle le croyant ».
155. Dans cette recherche, il
est possible de recourir simplement à certaines
expériences humaines fréquentes, comme la joie d’une
rencontre nouvelle, les déceptions, la peur de la
solitude, la compassion pour la douleur d’autrui,
l’insécurité devant l’avenir, la préoccupation pour
une personne chère, etc. ; il faut cependant avoir
une sensibilité plus grande pour reconnaître ce qui
intéresse réellement leur vie. Rappelons qu’on n’a
jamais besoin de répondre à des questions que
personne ne se pose ; il n’est pas non plus
opportun d’offrir des chroniques de l’actualité pour
susciter de l’intérêt : pour cela il y a déjà les
programmes télévisés. Il est quand même possible de
partir d’un fait pour que la Parole puisse résonner
avec force dans son invitation à la conversion, à
l’adoration, à des attitudes concrètes de fraternité
et de service, etc., puisque certaines personnes
aiment parfois entendre dans la prédication des
commentaires sur la réalité, mais sans pour cela se
laisser interpeller personnellement.
156. Certains croient pouvoir
être de bons prédicateurs parce qu’ils savent ce
qu’ils doivent dire, mais ils négligent lecomment,
la manière concrète de développer une prédication.
Ils se fâchent quand les autres ne les écoutent pas
ou ne les apprécient pas, mais peut-être ne se
sont-ils pas occupés de chercher la manière adéquate
de présenter le message. Rappelons-nous que «
l’importance évidente du contenu de l’évangélisation
ne doit pas cacher l’importance des voies et des
moyens ». La
préoccupation pour les modalités de la prédication
est elle aussi une attitude profondément
spirituelle. Elle signifie répondre à l’amour de
Dieu, en se dévouant avec toutes nos capacités et
notre créativité à la mission qu’il nous confie ;
mais c’est aussi un exercice d’amour délicat pour le
prochain, parce que nous ne voulons pas offrir aux
autres quelque chose de mauvaise qualité. Dans la
Bible, par exemple, nous trouvons la recommandation
de préparer la prédication pour lui assurer une
mesure correcte : « Résume ton discours. Dis
beaucoup en peu de mots » (Si 32, 8).
157. Seulement à titre
d’exemples, rappelons quelques moyens pratiques qui
peuvent enrichir une prédication et la rendre plus
attirante. Un des efforts les plus nécessaires est
d’apprendre à utiliser des images dans la
prédication, c’est-à-dire à parler avec des images.
Parfois, on utilise des exemples pour rendre plus
compréhensible quelque chose qu’on souhaite
expliquer, mais ces exemples s’adressent souvent
seulement au raisonnement ; les images, au
contraire, aident à apprécier et à accepter le
message qu’on veut transmettre. Une image attrayante
fait que le message est ressenti comme quelque chose
de familier, de proche, de possible, en lien avec sa
propre vie. Une image adéquate peut porter à goûter
le message que l’on désire transmettre, réveille un
désir et motive la volonté dans la direction de
l’Évangile. Une bonne homélie, comme me disait un
vieux maître, doit contenir “une idée, un sentiment,
une image”.
158. Paul
VI disait déjà que les fidèles «
attendent beaucoup de cette prédication et de fait
en reçoivent beaucoup de fruits, pourvu qu’elle soit
simple, claire, directe, adaptée ». La
simplicité a à voir avec le langage utilisé. Il doit
être le langage que les destinataires comprennent
pour ne pas courir le risque de parler dans le vide.
Il arrive fréquemment que les prédicateurs se
servent de paroles qu’ils ont apprises durant leurs
études et dans des milieux déterminés, mais qui ne
font pas partie du langage commun des personnes qui
les écoutent. Ce sont des paroles propres à la
théologie ou à la catéchèse, dont la signification
n’est pas compréhensible pour la majorité des
chrétiens. Le plus grand risque pour un prédicateur
est de s’habituer à son propre langage et de penser
que tous les autres l’utilisent et le comprennent
spontanément. Si l’on veut s’adapter au langage des
autres pour pouvoir les atteindre avec la Parole, on
doit écouter beaucoup, il faut partager la vie des
gens et y prêter volontiers attention. La simplicité
et la clarté sont deux choses différentes. Le
langage peut être très simple, mais la prédication
peut être peu claire. Elle peut devenir
incompréhensible à cause de son désordre, par manque
de logique, ou parce qu’elle traite en même temps
différents thèmes. Par conséquent une autre tâche
nécessaire est de faire en sorte que la prédication
ait une unité thématique, un ordre clair et des
liens entre les phrases, pour que les personnes
puissent suivre facilement le prédicateur et
recueillir la logique de ce qu’il dit.
159. Une autre caractéristique
est le langage positif. Il ne dit pas tant ce qu’il
ne faut pas faire, mais il propose plutôt ce que
nous pouvons faire mieux. Dans tous les cas, s’il
indique quelque chose de négatif, il cherche
toujours à montrer aussi une valeur positive qui
attire, pour ne pas s’arrêter à la lamentation, à la
critique ou au remords. En outre, une prédication
positive offre toujours l’espérance, oriente vers
l’avenir, ne nous laisse pas prisonniers de la
négativité. Quelle bonne chose que prêtres, diacres
et laïcs se réunissent périodiquement pour trouver
ensemble les instruments qui rendent la prédication
plus attrayante !
160. Le mandat missionnaire du
Seigneur comprend l’appel à la croissance de la foi
quand il indique : « leurapprenant à observer
tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28,
20). Ainsi apparaît clairement que la première
annonce doit donner lieu aussi à un chemin de
formation et de maturation. L’évangélisation cherche
aussi la croissance, ce qui implique de prendre très
au sérieux chaque personne et le projet que le
Seigneur a sur elle. Chaque être humain a toujours
plus besoin du Christ, et l’évangélisation ne
devrait pas accepter que quelqu’un se contente de
peu, mais qu’il puisse dire pleinement : « Ce n’est
plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,
20).
161. Il ne serait pas correct
d’interpréter cet appel à la croissance
exclusivement ou prioritairement comme une formation
doctrinale. Il s’agit d’« observer » ce que le
Seigneur nous a indiqué, comme réponse à son amour,
d’où ressort, avec toutes les vertus, ce
commandement nouveau qui est le premier, le plus
grand, celui qui nous identifie le mieux comme
disciples : « Voici quel est mon commandement : vous
aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,
12). Il est évident que, lorsque les auteurs du
Nouveau Testament veulent réduire à une dernière
synthèse, au plus essentiel, le message moral
chrétien, ils nous présentent l’incontournable
exigence de l’amour du prochain : « Celui qui aime autrui a
de ce fait accompli la loi… La charité est donc la
loi dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). Ainsi
pour saint Paul, le précepte de l’amour ne résume
pas seulement la loi, mais il est le cœur et la
raison de l’être :« Une seule formule contient toute
la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain
comme toi-même » (Ga 5, 14). Et il
présente à ses communautés la vie chrétienne comme
un chemin de croissance dans l’amour : « Que le
Seigneur vous fasse croître et abonder dans l’amour
que vous avez les uns envers les autres » (1 Th 3,
12). Aussi saint Jacques exhorte les chrétiens à
accomplir « la Loi royale suivant l’Écriture : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même, alors vous
faites bien » (2, 8), pour n’enfreindre aucun
précepte.
162. D’autre part, ce chemin de
réponse et de croissance est toujours précédé du
don, parce que cette autre demande du Seigneur le
précède : « les baptisant au nom… » (Mt 28,19).
L’adoption en tant que fils que le Père offre
gratuitement et l’initiative du don de sa grâce
(cf. Ep 2, 8-9 ; 1 Co 4, 7) sont la
condition de la possibilité de cette sanctification
permanente qui plaît à Dieu et lui rend gloire. Il
s’agit de se laisser transformer dans le Christ par
une vie progressive « selon l’Esprit » (Rm 8,
5).
163. L’éducation et la
catéchèse sont au service de cette croissance. Nous
avons déjà à notre disposition différents textes
magistériels et matériaux sur la catéchèse offerts
par le Saint-Siège et par les différents Épiscopats.
Je rappelle l’Exhortation apostolique Catechesi
tradendae (1979), le Directoire
général pour la catéchèse (1997) et
d’autres documents dont il n’est pas nécessaire de
répéter ici le contenu actuel. Je voudrais m’arrêter
seulement sur certaines considérations qu’il me
semble opportun de souligner.
164. Nous avons redécouvert
que, dans la catéchèse aussi, la première annonce ou
“kérygme” a un rôle fondamental, qui doit
être au centre de l’activité évangélisatrice et de
tout objectif de renouveau ecclésial. Lekérygme est
trinitaire. C’est le feu de l’Esprit qui se donne
sous forme de langues et nous fait croire en Jésus
Christ, qui par sa mort et sa résurrection nous
révèle et nous communique l’infinie miséricorde du
Père. Sur la bouche du catéchiste revient toujours
la première annonce : “Jésus Christ t’aime, il a
donné sa vie pour te sauver, et maintenant il est
vivant à tes côtés chaque jour pour t’éclairer, pour
te fortifier, pour te libérer”. Quand nous disons
que cette annonce est “la première”, cela ne veut
pas dire qu’elle se trouve au début et qu’après elle
est oubliée ou remplacée par d’autres contenus qui
la dépassent. Elle est première au sens qualitatif,
parce qu’elle est l’annonceprincipale, celle
que l’on doit toujours écouter de nouveau de
différentes façons et que l’on doit toujours
annoncer de nouveau durant la catéchèse sous une
forme ou une autre, à toutes ses étapes et ses
moments. Pour
cela aussi « le prêtre, comme l’Église, doit prendre
de plus en plus conscience du besoin permanent qu’il
a d’être évangélisé ».
165. On ne doit pas penser que
dans la catéchèse le kérygme soit abandonné
en faveur d’une formation qui prétendrait être plus
“solide”. Il n’y a rien de plus solide, de plus
profond, de plus sûr, de plus consistant et de plus
sage que cette annonce. Toute la formation
chrétienne est avant tout l’approfondissement du kérygme qui
se fait chair toujours plus et toujours mieux, qui
n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique,
et qui permet de comprendre convenablement la
signification de n’importe quel thème que l’on
développe dans la catéchèse. C’est l’annonce qui
correspond à la soif d’infini présente dans chaque
cœur humain. La centralité du kérygme demande
certaines caractéristiques de l’annonce qui
aujourd’hui sont nécessaires en tout lieu : qu’elle
exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à
l’obligation morale et religieuse, qu’elle n’impose
pas la vérité et qu’elle fasse appel à la liberté,
qu’elle possède certaines notes de joie,
d’encouragement, de vitalité, et une harmonieuse
synthèse qui ne réduise pas la prédication à
quelques doctrines parfois plus philosophiques
qu’évangéliques. Cela exige de l’évangélisateur des
dispositions qui aident à mieux accueillir l’annonce
: proximité, ouverture au dialogue, patience,
accueil cordial qui ne condamne pas.
166. Une autre caractéristique
de la catéchèse, qui s’est développée ces dernières
années est celle de l’initiationmystagogique, qui
signifie essentiellement deux choses : la
progressivité nécessaire de l’expérience de
formation dans laquelle toute la communauté
intervient et une valorisation renouvelée des signes
liturgiques de l’initiation chrétienne. De nombreux
manuels et beaucoup de programmes ne se sont pas
encore laissés interpeller par la nécessité d’un
renouvellement mystagogique, qui pourrait assumer
des formes très diverses en accord avec le
discernement de chaque communauté éducative. La
rencontre catéchétique est une annonce de la Parole
et est centrée sur elle, mais elle a toujours besoin
d’un environnement adapté et d’une motivation
attirante, de l’usage de symboles parlants, de
l’insertion dans un vaste processus de croissance et
de l’intégration de toutes les dimensions de la
personne dans un cheminement communautaire d’écoute
et de réponse.
167. Il est bien que chaque
catéchèse prête une attention spéciale à la “voie de
la beauté” (via pulchritudinis).
Annoncer le Christ signifie montrer que croire en
Lui et le suivre n’est pas seulement quelque chose
de vrai et de juste, mais aussi quelque chose de
beau, capable de combler la vie d’une splendeur
nouvelle et d’une joie profonde, même dans les
épreuves. Dans cette perspective, toutes les
expressions d’authentique beauté peuvent être
reconnues comme un sentier qui aide à rencontrer le
Seigneur Jésus. Il ne s’agit pas d’encourager un
relativisme esthétique, qui
puisse obscurcir le lien inséparable entre vérité,
bonté et beauté, mais de récupérer l’estime de la
beauté pour pouvoir atteindre le cœur humain et
faire resplendir en lui la vérité et la bonté du
Ressuscité. Si, comme affirme saint Augustin, nous
n’aimons que ce qui est beau, le
Fils fait homme, révélation de la beauté infinie,
est extrêmement aimable, et il nous attire à lui par
des liens d’amour. Il est donc nécessaire que la
formation à la via pulchritudinis soit
insérée dans la transmission de la foi. Il est
souhaitable que chaque Église particulière promeuve
l’utilisation des arts dans son œuvre
d’évangélisation, en continuité avec la richesse du
passé, mais aussi dans l’étendue de ses multiples
expressions actuelles, dans le but de transmettre la
foi dans un nouveau “langage parabolique”. Il
faut avoir le courage de trouver les nouveaux
signes, les nouveaux symboles, une nouvelle chair
pour la transmission de la Parole, diverses formes
de beauté qui se manifestent dans les milieux
culturels variés, y compris ces modalités non
conventionnelles de beauté, qui peuvent être peu
significatives pour les évangélisateurs, mais qui
sont devenues particulièrement attirantes pour les
autres.
168. Pour ce qui concerne la
proposition morale de la catéchèse, qui invite à
grandir dans la fidélité au style de vie de
l’Évangile, il est opportun d’indiquer toujours le
bien désirable, la proposition de vie, de maturité,
de réalisation, de fécondité, à la lumière de
laquelle on peut comprendre notre dénonciation des
maux qui peuvent l’obscurcir. Plus que comme experts
en diagnostics apocalyptiques ou jugements obscurs
qui se complaisent à identifier chaque danger ou
déviation, il est bien qu’on puisse nous regarder
comme de joyeux messagers de propositions élevées,
gardiens du bien et de la beauté qui resplendissent
dans une vie fidèle à l’Évangile.
169. Dans une civilisation
paradoxalement blessée par l’anonymat et, en même
temps, obsédée par les détails de la vie des autres,
malade de curiosité morbide, l’Église a besoin d’un
regard de proximité pour contempler, s’émouvoir et
s’arrêter devant l’autre chaque fois que cela est
nécessaire. En ce monde, les ministres ordonnés et
les autres agents pastoraux peuvent rendre présent
le parfum de la présence proche de Jésus et son
regard personnel. L’Église devra initier ses membres
– prêtres, personnes consacrées et laïcs – à cet
“art de l’accompagnement”, pour que tous apprennent
toujours à ôter leurs sandales devant la terre
sacrée de l’autre (cf. Ex 3, 5). Nous devons
donner à notre chemin le rythme salutaire de la
proximité, avec un regard respectueux et plein de
compassion mais qui en même temps guérit, libère et
encourage à mûrir dans la vie chrétienne.
170. Bien que cela semble
évident, l’accompagnement spirituel doit conduire
toujours plus vers Dieu, en qui nous pouvons
atteindre la vraie liberté. Certains se croient
libres lorsqu’ils marchent à l’écart du Seigneur,
sans s’apercevoir qu’ils restent existentiellement
orphelins, sans un abri, sans une demeure où revenir
toujours. Ils cessent d’être pèlerins et se
transforment en errants, qui tournent toujours
autour d’eux-mêmes sans arriver nulle part.
L’accompagnement serait contreproductif s’il
devenait une sorte de thérapie qui renforce cette
fermeture des personnes dans leur immanence, et
cesse d’être un pèlerinage avec le Christ vers le
Père.
171. Plus que jamais, nous
avons besoin d’hommes et de femmes qui, à partir de
leur expérience d’accompagnement, connaissent la
manière de procéder, où ressortent la prudence, la
capacité de compréhension, l’art d’attendre, la
docilité à l’Esprit, pour protéger tous ensemble les
brebis qui se confient à nous, des loups qui tentent
de disperser le troupeau. Nous avons besoin de nous
exercer à l’art de l’écoute, qui est plus que le
fait d’entendre. Dans la communication avec l’autre,
la première chose est la capacité du cœur qui rend
possible la proximité, sans laquelle il n’existe pas
une véritable rencontre spirituelle. L’écoute nous
aide à découvrir le geste et la parole opportune qui
nous secouent de la tranquille condition de
spectateurs. C’est seulement à partir de cette
écoute respectueuse et capable de compatir qu’on
peut trouver les chemins pour une croissance
authentique, qu’on peut réveiller le désir de
l’idéal chrétien, l’impatience de répondre
pleinement à l’amour de Dieu et la soif de
développer le meilleur de ce que Dieu a semé dans sa
propre vie. Toujours cependant avec la patience de
celui qui connaît ce qu’enseignait saint Thomas :
quelqu’un peut avoir la grâce et la charité, mais ne
bien exercer aucune des vertus « à cause de
certaines inclinations contraires » qui persistent. En
d’autres termes, le caractère organique des vertus
se donne toujours et nécessairement “in habitu”,
bien que les conditionnements puissent rendre
difficiles les mises en œuvre de ces
habitudes vertueuses. De là la nécessité d’« une
pédagogie qui introduise les personnes, pas à pas, à
la pleine appropriation du mystère ». Pour
atteindre ce point de maturité, c’est-à-dire pour
que les personnes soient capables de décisions
vraiment libres et responsables, il est
indispensable de donner du temps, avec une immense
patience. Comme disait le bienheureux Pierre Fabre :
« Le temps est le messager de Dieu ».
172. Celui qui accompagne sait
reconnaître que la situation de chaque sujet devant
Dieu et sa vie de grâce est un mystère que personne
ne peut connaître pleinement de l’extérieur.
L’Évangile nous propose de corriger et d’aider à
grandir une personne à partir de la reconnaissance
du caractère objectivement mauvais de ses actions
(cf. Mt 18, 15), mais sans émettre des
jugements sur sa responsabilité et sur sa
culpabilité (cf. Mt 7, 1 ; Lc 6, 37).
Dans tous les cas, un bon accompagnateur ne cède ni
au fatalisme ni à la pusillanimité. Il invite
toujours à vouloir se soigner, à se relever, à
embrasser la croix, à tout laisser, à sortir
toujours de nouveau pour annoncer l’Évangile.
L’expérience personnelle de nous laisser accompagner
et soigner, réussissant à exprimer en toute
sincérité notre vie devant celui qui nous
accompagne, nous enseigne à être patients et
compréhensifs avec les autres, et nous met en mesure
de trouver les façons de réveiller en eux la
confiance, l’ouverture et la disposition à grandir.
173. L’accompagnement spirituel
authentique commence toujours et progresse dans le
domaine du service de la mission évangélisatrice. La
relation de Paul avec Timothée et Tite est un
exemple de cet accompagnement et de cette formation
durant l’action apostolique. En leur confiant la
mission de s’arrêter dans chaque ville pour « y
achever l’organisation » (Tt 1, 5 ; cf. 1
Tm 1, 3-5), il leur donne des critères pour la
vie personnelle et pour l’action pastorale. Tout
cela se différencie clairement d’un type quelconque
d’accompagnement intimiste, d’autoréalisation
isolée. Les disciples missionnaires accompagnent les
disciples missionnaires.
174. Ce n’est pas seulement
l’homélie qui doit se nourrir de la Parole de Dieu.
Toute l’évangélisation est fondée sur elle, écoutée,
méditée, vécue, célébrée et témoignée. La Sainte
Écriture est source de l’évangélisation. Par
conséquent, il faut se former continuellement à
l’écoute de la Parole. L’Église n’évangélise pas si
elle ne se laisse pas continuellement évangéliser.
Il est indispensable que la Parole de Dieu «
devienne toujours plus le cœur de toute activité
ecclésiale ». La
Parole de Dieu écoutée et célébrée, surtout dans
l’Eucharistie, alimente et fortifie intérieurement
les chrétiens et les rend capables d’un authentique
témoignage évangélique dans la vie quotidienne. Nous
avons désormais dépassé cette ancienne opposition
entre Parole et Sacrement. La Parole proclamée,
vivante et efficace, prépare à la réception du
sacrement et dans le sacrement cette Parole atteint
son efficacité maximale.
175. L’étude de la Sainte
Écriture doit être une porte ouverte à tous les
croyants. Il
est fondamental que la Parole révélée féconde
radicalement la catéchèse et tous les efforts pour
transmettre la foi. L’évangélisation
demande la familiarité avec la Parole de Dieu et
cela exige que les diocèses, les paroisses et tous
les groupements catholiques proposent une étude
sérieuse et persévérante de la Bible, comme aussi en
promeuvent la lecture orante personnelle et
communautaire. Nous
ne cherchons pas à tâtons dans l’obscurité, nous ne
devons pas non plus attendre que Dieu nous adresse
la parole, parce que réellement « Dieu a parlé, il
n’est plus le grand inconnu mais il s’est montré
lui-même ». Accueillons
le sublime trésor de la Parole révélée.
176. Évangéliser c’est rendre
présent dans le monde le Royaume de Dieu. Mais «
aucune définition partielle et fragmentaire ne donne
raison de la réalité riche, complexe et dynamique
qu’est l’évangélisation, sinon au risque de
l’appauvrir et même de la mutiler ». Je
voudrais partager à présent mes préoccupations au
sujet de la dimension sociale de l’évangélisation
précisément parce que, si cette dimension n’est pas
dûment explicitée, on court toujours le risque de
défigurer la signification authentique et intégrale
de la mission évangélisatrice.
177. Le kérygme possède
un contenu inévitablement social : au cœur même de
l’Évangile, il y a la vie communautaire et
l’engagement avec les autres. Le contenu de la
première annonce a une répercussion morale immédiate
dont le centre est la charité.
178. Confesser un Père qui aime
infiniment chaque être humain implique de découvrir
qu’« il lui accorde par cet amour une dignité
infinie ». Confesser
que le Fils de Dieu a assumé notre chair signifie
que chaque personne humaine a été élevée jusqu’au
cœur même de Dieu. Confesser que Jésus a donné son
sang pour nous nous empêche de maintenir le moindre
doute sur l’amour sans limite qui ennoblit tout être
humain. Sa rédemption a une signification sociale
parce que « dans le Christ, Dieu ne rachète pas
seulement l’individu mais aussi les relations
sociales entre les hommes ». Confesser
que l’Esprit Saint agit en tous implique de
reconnaître qu’il cherche à pénétrer dans chaque
situation humaine et dans tous les liens sociaux : «
L’Esprit Saint possède une imagination infinie,
précisément de l’Esprit divin, qui sait dénouer les
nœuds même les plus complexes et les plus
inextricables de l’histoire humaine ».
L’évangélisation cherche à coopérer aussi à cette
action libératrice de l’Esprit. Le mystère même de
la Trinité nous rappelle que nous avons été créés à
l’image de la communion divine, pour laquelle nous
ne pouvons nous réaliser ni nous sauver tout seuls.
À partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons
la connexion intime entre évangélisation et
promotion humaine, qui doit nécessairement
s’exprimer et se développer dans toute l’action
évangélisatrice. L’acceptation de la première
annonce, qui invite à se laisser aimer de Dieu et à
l’aimer avec l’amour que lui-même nous communique,
provoque dans la vie de la personne et dans ses
actions une réaction première et fondamentale :
désirer, chercher et avoir à cœur le bien des
autres.
179. Ce lien indissoluble entre
l’accueil de l’annonce salvifique et un amour
fraternel effectif est exprimé dans certains textes
de l’Écriture qu’il convient de considérer et de
méditer attentivement pour en tirer toutes les
conséquences. Il s’agit d’un message auquel
fréquemment nous nous habituons, nous le répétons
presque mécaniquement, sans pouvoir nous assurer
qu’il ait une réelle incidence dans notre vie et
dans nos communautés. Comme elle est dangereuse et
nuisible, cette accoutumance qui nous porte à perdre
l’émerveillement, la fascination, l’enthousiasme de
vivre l’Évangile de la fraternité et de la justice !
La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère, on
trouve le prolongement permanent de l’Incarnation
pour chacun de nous : « Dans la mesure où vous
l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,
40). Tout ce que nous faisons pour les autres a une
dimension transcendante : « De la mesure dont vous
mesurerez, on mesurera pour vous » (Mt 7, 2)
; et elle répond à la miséricorde divine envers
nous. « Montrez-vous compatissants comme votre Père
est compatissant. Ne jugez pas, et vous ne serez pas
jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas
condamnés ; remettez, et il vous sera remis. Donnez
et l’on vous donnera… De la mesure dont vous
mesurez, on mesurera pour vous en retour » (Lc6,
36-38). Ce qu’expriment ces textes c’est la priorité
absolue de « la sortie de soi vers le frère » comme
un des deux commandements principaux qui fondent
toute norme morale et comme le signe le plus clair
pour faire le discernement sur un chemin de
croissance spirituelle en réponse au don absolument
gratuit de Dieu. Pour cela même, « le service de la
charité est, lui aussi, une dimension constitutive
de la mission de l’Église et il constitue une
expression de son essence-même ». Comme
l’Église est missionnaire par nature, ainsi surgit
inévitablement d’une telle nature la charité
effective pour le prochain, la compassion qui
comprend, assiste et promeut.
180. En lisant les Écritures,
il apparaît du reste clairement que la proposition
de l’Évangile ne consiste pas seulement en une
relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse
d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme une
simple somme de petits gestes personnels en faveur
de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait
constituer une sorte de “charité à la carte”,
une suite d’actions tendant seulement à
tranquilliser notre conscience. La proposition est
le Royaume de Dieu (Lc 4, 43) ; il s’agit
d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure
où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale
sera un espace de fraternité, de justice, de paix,
de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que
l’expérience chrétienne tendent à provoquer des
conséquences sociales. Cherchons son Royaume : «
Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout
cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6,
33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume
de son Père ; il demande à ses disciples : «
Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche »
(Mt 10, 7).
181. Anticipé et grandissant
parmi nous, le Royaume concerne tout et nous
rappelle ce principe de discernement quePaul
VI proposait en relation au véritable
développement : « Tous les hommes et tout l’homme ». Nous
savons que « l’évangélisation ne serait pas complète
si elle ne tenait pas compte des rapports concrets
et permanents qui existent entre l’Évangile et la
vie, personnelle, sociale, de l’homme ». Il
s’agit du critère d’universalité, propre à la
dynamique de l’Évangile, du moment que le Père
désire que tous les hommes soient sauvés et que son
dessein de salut consiste dans la récapitulation de
toutes choses, celles du ciel et celles de la terre
sous un seul Seigneur, qui est le Christ (cf. Ep 1,
10). Le mandat est : « Allez dans le monde entier ;
proclamez l’Évangile à toute la création » (Mc 16,
15), parce que « la création en attente, aspire à la
révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19).
Toute la création signifie aussi tous les aspects de
la nature humaine, de sorte que « la mission de
l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ a une
dimension universelle. Son commandement de charité
embrasse toutes les dimensions de l’existence,
toutes les personnes, tous les secteurs de la vie
sociale et tous les peuples. Rien d’humain ne peut
lui être étranger ». L’espérance
chrétienne véritable, qui cherche le Royaume
eschatologique, engendre toujours l’histoire.
182. Les enseignements de
l’Église sur les situations contingentes sont
sujettes à d’importants ou de nouveaux
développements et peuvent être l’objet de
discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être
concrets – sans prétendre entrer dans les détails –
pour que les grands principes sociaux ne restent pas
de simples indications générales qui n’interpellent
personne. Il faut en tirer les conséquences
pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une
incidence efficace sur les situations contemporaines
complexes ». Les
pasteurs, en accueillant les apports des différentes
sciences, ont le droit d’émettre des opinions sur
tout ce qui concerne la vie des personnes, du moment
que la tâche de l’évangélisation implique et exige
une promotion intégrale de chaque être humain. On ne
peut plus affirmer que la religion doit se limiter à
la sphère privée et qu’elle existe seulement pour
préparer les âmes pour le ciel. Nous savons que Dieu
désire le bonheur de ses enfants, sur cette terre
aussi, bien que ceux-ci soient appelés à la
plénitude éternelle, puisqu’il a créé toutes choses
« afin que nous en jouissions » (1 Tm 6, 17),
pour que tous puissent en jouir. Il en
découle que la conversion chrétienne exige de
reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne
l’ordre social et la réalisation du bien commun ».
183. En conséquence, personne
ne peut exiger de nous que nous reléguions la
religion dans la secrète intimité des personnes,
sans aucune influence sur la vie sociale et
nationale, sans se préoccuper de la santé des
institutions de la société civile, sans s’exprimer
sur les événements qui intéressent les citoyens. Qui
oserait enfermer dans un temple et faire taire le
message de saint François d’Assise et de la
bienheureuse Teresa de Calcutta ? Ils ne pourraient
l’accepter. Une foi authentique – qui n’est jamais
confortable et individualiste – implique toujours un
profond désir de changer le monde, de transmettre
des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur
après notre passage sur la terre. Nous aimons cette
magnifique planète où Dieu nous a placés, et nous
aimons l’humanité qui l’habite, avec tous ses drames
et ses lassitudes, avec ses aspirations et ses
espérances, avec ses valeurs et ses fragilités. La
terre est notre maison commune et nous sommes tous
frères. Bien que « l’ordre juste de la société et de
l’État soit un devoir essentiel du politique »,
l’Église « ne peut ni ne doit rester à l’écart dans
la lutte pour la justice ». Tous
les chrétiens, et aussi les pasteurs, sont appelés à
se préoccuper de la construction d’un monde
meilleur. Il s’agit de cela, parce que la pensée
sociale de l’Église est en premier lieu positive et
fait des propositions, oriente une action
transformatrice, et en ce sens, ne cesse d’être un
signe d’espérance qui jaillit du cœur plein d’amour
de Jésus Christ. En même temps, elle unit « ses
efforts à ceux que réalisent dans le domaine social
les autres Églises et Communautés ecclésiales, tant
au niveau de la réflexion doctrinale qu’au niveau
pratique ».
184. Ce n’est pas le moment ici
de développer toutes les graves questions sociales
qui marquent le monde actuel, dont j’ai commenté
certaines dans le chapitre deux. Ceci n’est pas un
document social, et pour réfléchir sur ces
thématiques différentes nous disposons d’un
instrument très adapté dans le Compendium
de la Doctrine sociale de l’Église, dont
je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En
outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le
monopole de l’interprétation de la réalité sociale
ou de la proposition de solutions aux problèmes
contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul
VI indiquait avec lucidité : « Face à des
situations aussi variées, il nous est difficile de
prononcer une parole unique, comme de proposer une
solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est
pas notre ambition, ni même notre mission. Il
revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec
objectivité la situation propre de leur pays ».
185. Dans la suite, je
chercherai à me concentrer sur deux grandes
questions qui me semblent fondamentales en ce moment
de l’histoire. Je les développerai avec une certaine
ampleur parce que je considère qu’elles
détermineront l’avenir de l’humanité. Il s’agit, en
premier lieu, de l’intégration sociale des pauvres
et, en outre, de la paix et du dialogue social.
186. De notre foi au Christ qui
s’est fait pauvre, et toujours proche des pauvres et
des exclus, découle la préoccupation pour le
développement intégral des plus abandonnés de la
société.
187. Chaque chrétien et chaque
communauté sont appelés à être instruments de Dieu
pour la libération et la promotion des pauvres, de
manière à ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement
dans la société ; ceci suppose que nous soyons
dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à
le secourir. Il suffit de recourir aux Écritures
pour découvrir comment le Père qui est bon veut
écouter le cri des pauvres : « J’ai vu la misère de
mon peuple qui est en Égypte. J’ai entendu son cri
devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses
angoisses. Je suis descendu pour le délivrer […]
Maintenant va, je t’envoie… » (Ex 3, 7-8.10),
et a souci de leurs nécessités : « Alors les
Israélites crièrent vers le Seigneur et le Seigneur
leur suscita un sauveur » (Jg 3, 15) Faire la
sourde oreille à ce cri, alors que nous sommes les
instruments de Dieu pour écouter le pauvre, nous met
en dehors de la volonté du Père et de son projet,
parce que ce pauvre « en appellerait au Seigneur
contre toi, et tu serais chargé d’un péché » (Dt 15,
9). Et le manque de solidarité envers ses nécessités
affectedirectement notre relation avec Dieu : « Si
quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur
exaucera son imprécation » (Si 4, 6).
L’ancienne question revient toujours : « Si
quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son
frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles,
comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1
Jn 3, 17). Souvenons-nous aussi comment, avec
une grande radicalité, l’Apôtre Jacques reprenait
l’image du cri des opprimés : « Le salaire dont vous
avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs,
crie, et les clameurs des moissonneurs sont
parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées » (5,
4).
188. L’Église a reconnu que
l’exigence d’écouter ce cri vient de l’œuvre
libératrice de la grâce elle-même en chacun de nous
; il ne s’agit donc pas d’une mission réservée
seulement à quelques-uns : « L’Église guidée par
l’Évangile de la miséricorde et par l’amour de
l’homme, entend la clameur pour la justice et
veut y répondre de toutes ses forces ». Dans
ce cadre on comprend la demande de Jésus à ses
disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6,
37), ce qui implique autant la coopération pour
résoudre les causes structurelles de la pauvreté et
promouvoir le développement intégral des pauvres,
que les gestes simples et quotidiens de solidarité
devant les misères très concrètes que nous
rencontrons. Le mot “solidarité” est un peu usé et,
parfois, on l’interprète mal, mais il désigne
beaucoup plus que quelques actes sporadiques de
générosité. Il demande de créer une nouvelle
mentalité qui pense en termes de communauté, de
priorité de la vie de tous sur l’appropriation des
biens par quelques-uns.
189. La solidarité est une
réaction spontanée de celui qui reconnaît la
fonction sociale de la propriété et la destination
universelle des biens comme réalités antérieures à
la propriété privée. La possession privée des biens
se justifie pour les garder et les accroître de
manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun,
c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme
la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient.
Ces convictions et pratiques de solidarité, quand
elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres
transformations structurelles et les rendent
possibles. Un changement des structures qui ne
génère pas de nouvelles convictions et attitudes
fera que ces mêmes structures tôt ou tard
deviendront corrompues, pesantes et inefficaces.
190. Parfois il s’agit
d’écouter le cri de peuples entiers, des peuples les
plus pauvres de la terre, parce que « la paix se
fonde non seulement sur le respect des droits de
l’homme mais aussi sur celui des droits des peuples
». Il
est à déplorer que même les droits humains puissent
être utilisés comme justification d’une défense
exagérée des droits individuels ou des droits des
peuples les plus riches. Respectant l’indépendance
et la culture de chaque nation, il faut rappeler
toujours que la planète appartient à toute
l’humanité et est pour toute l’humanité, et que le
seul fait d’être nés en un lieu avec moins de
ressources ou moins de développement ne justifie pas
que des personnes vivent dans une moindre dignité.
Il faut répéter que « les plus favorisés doivent
renoncer à certains de leurs droits, pour mettre
avec une plus grande libéralité leurs biens au
service des autres ». Pour
parler de manière correcte de nos droits, il faut
élargir le regard et ouvrir les oreilles au cri des
autres peuples et des autres régions de notre pays.
Nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui
« doit permettre à tous les peuples de devenir
eux-mêmes les artisans de leur destin », de
même que « chaque homme est appelé à se développer ».
191. En tout lieu et en toute
circonstance, les chrétiens, encouragés par leurs
pasteurs, sont appelés à écouter le cri des pauvres,
comme l’ont bien exprimé les Évêques du Brésil : «
Nous voulons assumer chaque jour, les joies et les
espérances, les angoisses et les tristesses du
peuple brésilien, spécialement des populations des
périphéries urbaines et des zones rurales – sans
terre, sans toit, sans pain, sans santé – lésées
dans leurs droits. Voyant leurs misères, écoutant
leurs cris et connaissant leur souffrance, nous
sommes scandalisés par le fait de savoir qu’il
existe de la nourriture suffisamment pour tous et
que la faim est due à la mauvaise distribution des
biens et des revenus. Le problème s’aggrave avec la
pratique généralisée du gaspillage ».
192. Mais nous désirons encore
davantage, et notre rêve va plus loin. Nous ne
parlons pas seulement d’assurer à tous la
nourriture, ou une « subsistance décente», mais que
tous connaissent « la prospérité dans ses multiples
aspects ». Ceci
implique éducation, accès à l’assistance sanitaire,
et surtout au travail, parce que dans le travail
libre, créatif, participatif et solidaire, l’être
humain exprime et accroît la dignité de sa vie. Le
salaire juste permet l’accès adéquat aux autres
biens qui sont destinés à l’usage commun.
193. L’impératif d’écouter le
cri des pauvres prend chair en nous quand nous
sommes bouleversés au plus profond devant la
souffrance d’autrui. Relisons quelques enseignements
de la Parole de Dieu sur la miséricorde, pour qu’ils
résonnent avec force dans la vie de l’Église.
L’Évangile proclame : « Heureux les miséricordieux,
parce qu’ils obtiendront miséricorde » (Mt 5,
7). L’Apôtre saint Jacques enseigne que la
miséricorde envers les autres nous permet de sortir
triomphants du jugement divin : « Parlez et agissez
comme des gens qui doivent être jugés par une loi de
liberté. Car le jugement est sans miséricorde pour
qui n’a pas fait miséricorde ; mais la miséricorde
se rit du jugement » (2, 12-13). Dans ce texte,
Jacques se fait l’héritier de la plus riche
spiritualité hébraïque post-exilique, qui attribuait
à la miséricorde une valeur salvifique spéciale : «
Romps tes péchés par des œuvres de justice, et tes
iniquités en faisant miséricorde aux pauvres, afin
d’avoir longue sécurité » (Dn 4, 24). Dans
cette même perspective, la littérature sapientielle
parle de l’aumône comme exercice concret de la
miséricorde envers ceux qui en ont besoin : «
L’aumône sauve de la mort et elle purifie de tous
péchés » (Tb 12, 9). Le Siracide l’exprime
aussi de manière plus imagée : « L’eau éteint les
flammes, l’aumône remet les péchés » (3, 30). La
même synthèse est reprise dans le Nouveau Testament
: « Conservez entre vous une grande charité, car la
charité couvre une multitude de péchés » (1 P 4,
8). Cette vérité a pénétré profondément la mentalité
des Pères de l’Église et a exercé une résistance
prophétique, comme alternative culturelle, contre
l’individualisme hédoniste païen. Rappelons un seul
exemple : « Comme en danger d’incendie nous courons
chercher de l’eau pour l’éteindre, […] de la même
manière, si surgit de notre paille la flamme du
péché et que pour cela nous en sommes troublés, une
fois que nous est donnée l’occasion d’une œuvre de
miséricorde, réjouissons-nous d’une telle œuvre
comme si elle était une source qui nous est offerte
pour que nous puissions étouffer l’incendie ».
194. C’est un message si clair,
si direct, si simple et éloquent qu’aucune
herméneutique ecclésiale n’a le droit de le
relativiser. La réflexion de l’Église sur ces textes
ne devrait pas obscurcir ni affaiblir leur sens
exhortatif, mais plutôt aider à les assumer avec
courage et ferveur. Pourquoi compliquer ce qui est
si simple ? Les appareils conceptuels sont faits
pour favoriser le contact avec la réalité que l’on
veut expliquer, et non pour nous en éloigner. Cela
vaut avant tout pour les exhortations bibliques qui
invitent, avec beaucoup de détermination, à l’amour
fraternel, au service humble et généreux, à la
justice, à la miséricorde envers les pauvres. Jésus
nous a enseigné ce chemin de reconnaissance de
l’autre par ses paroles et par ses gestes. Pourquoi
obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons
pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs
doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin
lumineux de vie et de sagesse. Car, « aux défenseurs
de “l’orthodoxie”, on adresse parfois le reproche de
passivité, d’indulgence ou de complicité coupables à
l’égard de situations d’injustice intolérables et de
régimes politiques qui entretiennent ces
situations ».
195. Quand Saint Paul se rendit
auprès des Apôtres à Jérusalem, de peur de courir ou
d’avoir couru en vain (cf. Ga2, 2), le
critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent
est celui de ne pas oublier les pauvres (cf. Ga 2,
10). Ce grand critère, pour que les communautés
pauliniennes ne se laissent pas dévorer par le style
de vie individualiste des païens, est d’une grande
actualité dans le contexte présent, où tend à se
développer un nouveau paganisme individualiste. Nous
ne pouvons pas toujours manifester adéquatement la
beauté de l’Évangile mais nous devons toujours
manifester ce signe : l’option pour les derniers,
pour ceux que la société rejette et met de côté.
196. Nous sommes parfois durs
de cœur et d’esprit, nous oublions, nous nous
divertissons, nous nous extasions sur les immenses
possibilités de consommation et de divertissement
qu’offre la société. Il se produit ainsi une sorte
d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une
société est aliénée quand, dans les formes de son
organisation sociale, de la production et de la
consommation, elle rend plus difficile la
réalisation de ce don et la constitution de cette
solidarité entre hommes ».
197. Les pauvres ont une place
de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui-même
« s’est fait pauvre » (2 Co 8, 9). Tout le
chemin de notre rédemption est marqué par les
pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à travers le
« oui » d’une humble jeune fille d’un petit village
perdu dans la périphérie d’un grand empire. Le
Sauveur est né dans une mangeoire, parmi les
animaux, comme cela arrivait pour les enfants des
plus pauvres ; il a été présenté au temple avec deux
colombes, l’offrande de ceux qui ne pouvaient pas se
permettre de payer un agneau (cf. Lc 2, 24 ; Lv 5,
7) ; il a grandi dans une maison de simples
travailleurs et a travaillé de ses mains pour gagner
son pain. Quand il commença à annoncer le Royaume,
des foules de déshérités le suivaient, et ainsi il
manifesta ce que lui-même avait dit : « L’Esprit du
Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par
l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres
» (Lc 4, 18). À ceux qui étaient accablés par
la souffrance, opprimés par la pauvreté, il assura
que Dieu les portait dans son cœur : « Heureux, vous
les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6,
20) ; il s’est identifié à eux : « J’ai eu faim, et
vous m’avez donné à manger », enseignant que la
miséricorde envers eux est la clef du ciel (cf. Mt 25,
35s).
198. Pour l’Église, l’option
pour les pauvres est une catégorie théologique avant
d’être culturelle, sociologique, politique ou
philosophique. Dieu leur accorde « sa première
miséricorde ». Cette
préférence divine a des conséquences dans la vie de
foi de tous les chrétiens, appelés à avoir « les
mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2,
5). Inspirée par elle, l’Église a fait une option
pour les pauvres, entendue comme une « forme
spéciale de priorité dans la pratique de la charité
chrétienne dont témoigne toute la tradition de
l’Église ». Cette
option – enseignait Benoît
XVI – « est implicite dans la foi
christologique en ce Dieu qui s’est fait pauvre pour
nous, pour nous enrichir de sa pauvreté ». Pour
cette raison, je désire une Église pauvre pour les
pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus
de participer au sensus fidei, par leurs
propres souffrances ils connaissent le Christ
souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous
laissions évangéliser par eux. La nouvelle
évangélisation est une invitation à reconnaître la
force salvifique de leurs existences, et à les
mettre au centre du cheminement de l’Église. Nous
sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à
prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être
leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à
accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous
communiquer à travers eux.
199. Notre engagement ne
consiste pas exclusivement en des actions ou des
programmes de promotion et d’assistance ; ce que
l’Esprit suscite n’est pas un débordement
d’activisme, mais avant tout une attention à
l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». Cette
attention aimante est le début d’une véritable
préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle
je désire chercher effectivement son bien. Cela
implique de valoriser le pauvre dans sa bonté
propre, avec sa manière d’être, avec sa culture,
avec sa façon de vivre la foi. Le véritable amour
est toujours contemplatif, il nous permet de servir
l’autre non par nécessité ni par vanité, mais parce
qu’il est beau, au-delà de ses apparences : « C’est
parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui fait des
cadeaux ». Le
pauvre, quand il est aimé, « est estimé d’un grand
prix », et
ceci différencie l’authentique option pour les
pauvres d’une quelconque idéologie, d’une quelconque
intention d’utiliser les pauvres au service
d’intérêts personnels ou politiques. C’est seulement
à partir de cette proximité réelle et cordiale que
nous pouvons les accompagner comme il convient sur
leur chemin de libération. C’est seulement cela qui
rendra possible que « dans toutes les communautés
chrétiennes, les pauvres se sentent “chez eux”. Ce
style ne serait-il pas la présentation la plus
grande et la plus efficace de la Bonne Nouvelle du
Royaume ? » Sans
l’option préférentielle pour les plus pauvres «
l’annonce de l’Évangile, qui demeure la première des
charités, risque d’être incomprise ou de se noyer
dans un flot de paroles auquel la société actuelle
de la communication nous expose quotidiennement ».
200. Étant donné que cette
Exhortation s’adresse aux membres de l’Église
catholique, je veux dire avec douleur que la pire
discrimination dont souffrent les pauvres est le
manque d’attention spirituelle. L’immense majorité
des pauvres a une ouverture particulière à la foi ;
ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas
négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction,
sa Parole, la célébration des Sacrements et la
proposition d’un chemin de croissance et de
maturation dans la foi. L’option préférentielle pour
les pauvres doit se traduire principalement par une
attention religieuse privilégiée et prioritaire.
201. Personne ne devrait dire
qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses
choix de vie lui font porter davantage d’attention à
d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans
les milieux académiques, d’entreprise ou
professionnels, et même ecclésiaux. Même si on peut
dire en général que la vocation et la mission propre
des fidèles laïcs est la transformation des diverses
réalités terrestres pour que toute l’activité
humaine soit transformée par l’Évangile,
personne ne peut se sentir exempté de la
préoccupation pour les pauvres et pour la justice
sociale : « La conversion spirituelle, l’intensité
de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la
justice et pour la paix, le sens évangélique des
pauvres et de la pauvreté sont requis de tous ». Je
crains que ces paroles fassent seulement l’objet de
quelques commentaires sans véritables conséquences
pratiques. Malgré tout, j’ai confiance dans
l’ouverture et dans les bonnes dispositions des
chrétiens, et je vous demande de rechercher
communautairement de nouveaux chemins pour
accueillir cette proposition renouvelée.
202. La nécessité de résoudre
les causes structurelles de la pauvreté ne peut
attendre, non seulement en raison d’une exigence
pragmatique d’obtenir des résultats et de mettre en
ordre la société, mais pour la guérir d’une maladie
qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que
la conduire à de nouvelles crises. Les plans
d’assistance qui font face à certaines urgences
devraient être considérés seulement comme des
réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus
radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant
à l’autonomie absolue des marchés et de la
spéculation financière, et en attaquant les causes
structurelles de la disparité sociale, les
problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en
définitive aucun problème. La disparité sociale est
la racine des maux de la société.
203. La dignité de chaque
personne humaine et le bien commun sont des
questions qui devraient structurer toute la
politique économique, or parfois elles semblent être
des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter
un discours politique sans perspectives ni
programmes d’un vrai développement intégral.
Beaucoup de paroles dérangent dans ce système !
C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de
parler de solidarité mondiale, c’est gênant de
parler de distribution des biens, c’est gênant de
parler de défendre les emplois, c’est gênant de
parler de la dignité des faibles, c’est gênant de
parler d’un Dieu qui exige un engagement pour la
justice. D’autres fois, il arrive que ces paroles
deviennent objet d’une manipulation opportuniste qui
les déshonore. La commode indifférence à ces
questions rend notre vie et nos paroles vides de
toute signification. La vocation d’entrepreneur est
un noble travail, il doit se laisser toujours
interroger par un sens plus large de la vie ; ceci
lui permet de servir vraiment le bien commun, par
ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles
à tous les biens de ce monde.
204. Nous ne pouvons plus avoir
confiance dans les forces aveugles et dans la main
invisible du marché. La croissance dans l’équité
exige quelque chose de plus que la croissance
économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande
des décisions, des programmes, des mécanismes et des
processus spécifiquement orientés vers une meilleure
distribution des revenus, la création d’opportunités
d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui
dépasse le simple assistanat. Loin de moi la
proposition d’un populisme irresponsable, mais
l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui
sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend
augmenter la rentabilité en réduisant le marché du
travail, mais en créant de cette façon de nouveaux
exclus.
205. Je demande à Dieu que
s’accroisse le nombre d’hommes politiques capables
d’entrer dans un authentique dialogue qui s’oriente
efficacement pour soigner les racines profondes et
non l’apparence des maux de notre monde ! La
politique tant dénigrée, est une vocation très
noble, elle est une des formes les plus précieuses
de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. Nous
devons nous convaincre que la charité « est le
principe non seulement des micro-relations :
rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais
également des macro-relations : rapports sociaux,
économiques, politiques ». Je
prie le Seigneur qu’il nous offre davantage d’hommes
politiques qui aient vraiment à cœur la société, le
peuple, la vie des pauvres ! Il est indispensable
que les gouvernants et le pouvoir financier lèvent
les yeux et élargissent leurs perspectives, qu’ils
fassent en sorte que tous les citoyens aient un
travail digne, une instruction et une assistance
sanitaire. Et pourquoi ne pas recourir à Dieu afin
qu’il inspire leurs plans ? Je suis convaincu qu’à
partir d’une ouverture à la transcendance pourrait
naître une nouvelle mentalité politique et
économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie
absolue entre économie et bien commun social.
206. L’économie, comme le dit
le mot lui-même, devrait être l’art d’atteindre une
administration adéquate de la maison commune, qui
est le monde entier. Toute action économique d’une
certaine portée, mise en œuvre sur une partie de la
planète, se répercute sur la totalité ; par
conséquent, aucun gouvernement ne peut agir en
dehors d’une responsabilité commune. De fait, il
devient toujours plus difficile de trouver des
solutions au niveau local en raison des énormes
contradictions globales, c’est pourquoi la politique
locale a de nombreux problèmes à résoudre. Si nous
voulons vraiment atteindre une saine économie
mondiale, il y a besoin, en cette phase historique,
d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant
sauve la souveraineté des nations, assure le
bien-être économique de tous les pays et non
seulement de quelques-uns.
207. Toute la communauté de
l’Église, dans la mesure où celle-ci prétend rester
tranquille sans se préoccuper de manière créative et
sans coopérer avec efficacité pour que les pauvres
vivent avec dignité et pour l’intégration de tous,
court aussi le risque de la dissolution, même si
elle parle de thèmes sociaux ou critique les
gouvernements. Elle finira facilement par être
dépassée par la mondanité spirituelle, dissimulée
sous des pratiques religieuses, avec des réunions
infécondes ou des discours vides.
208. Si quelqu’un se sent
offensé par mes paroles, je lui dis que je les
exprime avec affection et avec la meilleure des
intentions, loin d’un quelconque intérêt personnel
ou d’idéologie politique. Ma parole n’est pas celle
d’un ennemi ni d’un opposant. Seul m’intéresse de
faire en sorte que ceux qui sont esclaves d’une
mentalité individualiste, indifférente et égoïste
puissent se libérer de ces chaînes si indignes, et
adoptent un style de vie et de pensée plus humain,
plus noble, plus fécond, qui confère dignité à leur
passage sur cette terre.
209. Jésus, l’évangélisateur
par excellence et l’Évangile en personne,
s’identifie spécialement aux plus petits. (cf. Mt25,
40). Ceci nous rappelle que nous tous, chrétiens,
sommes appelés à avoir soin des plus fragiles de la
terre. Mais dans le modèle actuel de “succès” et de
“droit privé”, il ne semble pas que cela ait un sens
de s’investir afin que ceux qui restent en arrière,
les faibles ou les moins pourvus, puissent se faire
un chemin dans la vie.
210. Il est indispensable de
prêter attention aux nouvelles formes de pauvreté et
de fragilité dans lesquelles nous sommes appelés à
reconnaître le Christ souffrant, même si, en
apparence, cela ne nous apporte pas des avantages
tangibles et immédiats : les sans-abris, les
toxico-dépendants, les réfugiés, les populations
indigènes, les personnes âgées toujours plus seules
et abandonnées etc. Les migrants me posent un défi
particulier parce que je suis Pasteur d’une Église
sans frontières qui se sent mère de tous. Par
conséquent, j’exhorte les pays à une généreuse
ouverture, qui, au lieu de craindre la destruction
de l’identité locale, soit capable de créer de
nouvelles synthèses culturelles. Comme elles sont
belles les villes qui dépassent la méfiance malsaine
et intègrent ceux qui sont différents, et qui font
de cette intégration un nouveau facteur de
développement ! Comme elles sont belles les villes
qui, même dans leur architecture, sont remplies
d’espaces qui regroupent, mettent en relation et
favorisent la reconnaissance de l’autre !
211. La situation de ceux qui
font l’objet de diverses formes de traite des
personnes m’a toujours attristé. Je voudrais que
nous écoutions le cri de Dieu qui demande à nous
tous : « Où est ton frère ? » (Gn 4, 9). Où
est ton frère esclave ? Où est celui que tu es en
train de tuer chaque jour dans la petite usine
clandestine, dans le réseau de prostitution, dans
les enfants que tu utilises pour la mendicité, dans
celui qui doit travailler caché parce qu’il n’a pas
été régularisé ? Ne faisons pas semblant de rien. Il
y a de nombreuses complicités. La question est pour
tout le monde ! Ce crime mafieux et aberrant est
implanté dans nos villes, et beaucoup ont les mains
qui ruissellent de sang à cause d’une complicité
confortable et muette.
212. Doublement pauvres sont
les femmes qui souffrent des situations d’exclusion,
de maltraitance et de violence, parce que, souvent,
elles se trouvent avec de plus faibles possibilités
de défendre leurs droits. Cependant, nous trouvons
tout le temps chez elles les plus admirables gestes
d’héroïsme quotidien dans la protection et dans le
soin de la fragilité de leurs familles.
213. Parmi ces faibles, dont
l’Église veut prendre soin avec prédilection, il y a
aussi les enfants à naître, qui sont les plus sans
défense et innocents de tous, auxquels on veut nier
aujourd’hui la dignité humaine afin de pouvoir en
faire ce que l’on veut, en leur retirant la vie et
en promouvant des législations qui font que personne
ne peut l’empêcher. Fréquemment, pour ridiculiser
allègrement la défense que l’Église fait des enfants
à naître, on fait en sorte de présenter sa position
comme quelque chose d’idéologique, d’obscurantiste
et de conservateur. Et pourtant cette défense de la
vie à naître est intimement liée à la défense de
tous les droits humains. Elle suppose la conviction
qu’un être humain est toujours sacré et inviolable,
dans n’importe quelle situation et en toute phase de
son développement. Elle est une fin en soi, et
jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés.
Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de
fondements solides et permanents pour la défense des
droits humains, qui seraient toujours sujets aux
convenances contingentes des puissants du moment. La
seule raison est suffisante pour reconnaître la
valeur inviolable de toute vie humaine, mais si nous
la regardons aussi à partir de la foi, « toute
violation de la dignité personnelle de l’être humain
crie vengeance en présence de Dieu et devient une
offense au Créateur de l’homme ».
214. Précisément parce qu’il
s’agit d’une question qui regarde la cohérence
interne de notre message sur la valeur de la
personne humaine, on ne doit pas s’attendre à ce que
l’Église change de position sur cette question. Je
veux être tout à fait honnête à cet égard. Cette
question n’est pas sujette à de prétendues réformes
ou à des “modernisations”. Ce n’est pas un progrès
de prétendre résoudre les problèmes en éliminant une
vie humaine. Mais il est vrai aussi que nous avons
peu fait pour accompagner comme il convient les
femmes qui se trouvent dans des situations très
dures, où l’avortement se présente à elles comme une
solution rapide à leur profonde angoisse, en
particulier quand la vie qui croît en elles est la
conséquence d’une violence, ou dans un contexte
d’extrême pauvreté. Qui peut ne pas comprendre ces
situations si douloureuses ?
215. Il y a d’autres êtres
fragiles et sans défense, qui très souvent restent à
la merci des intérêts économiques ou sont utilisés
sans discernement. Je me réfère à l’ensemble de la
création. En tant qu’êtres humains, nous ne sommes
pas les simples bénéficiaires, mais les gardiens des
autres créatures. Moyennant notre réalité
corporelle, Dieu nous a unis si étroitement au monde
qui nous entoure, que la désertification du sol est
comme une maladie pour chacun ; et nous pouvons nous
lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle
était une mutilation. Ne faisons pas en sorte qu’à
notre passage demeurent des signes de destruction et
de mort qui frappent notre vie et celle des
générations futures. En
ce sens, je fais mienne la belle et prophétique
plainte, exprimée il y a plusieurs années par les
évêques des Philippines : « Une incroyable variété
d’insectes vivait dans la forêt et ceux-ci étaient
engagés dans toutes sortes de tâches propres […] Les
oiseaux volaient dans l’air, leurs brillantes plumes
et leur différents chants ajoutaient leurs couleurs
et leurs mélodies à la verdure des bois […] Dieu a
voulu cette terre pour nous, ses créatures
particulières, mais non pour que nous puissions la
détruire et la transformer en sol désertique […]
Après une seule nuit de pluie, regarde vers les
fleuves marron-chocolat, dans les parages, et
souviens-toi qu’ils emportent le sang vivant de la
terre vers la mer […] Comment les poissons
pourront-ils nager dans cet égout comme le rio
Pasig, et tant d’autres fleuves que nous avons
contaminés ? Qui a transformé le merveilleux monde
marin en cimetières sous-marins dépourvus de vie et
de couleurs ? ».
216. Nous tous, les chrétiens,
petits mais forts dans l’amour de Dieu, comme saint
François d’Assise, nous sommes appelés à prendre
soin de la fragilité du peuple et du monde dans
lequel nous vivons.
217. Nous avons beaucoup parlé
de la joie et de l’amour, mais la Parole de Dieu
mentionne aussi le fruit de la paix (cf. Ga 5,
22).
218. La paix sociale ne peut
pas être comprise comme un irénisme ou comme une
pure absence de violence obtenue par l’imposition
d’un secteur sur les autres. Ce serait de même une
fausse paix que celle qui servirait d’excuse pour
justifier une organisation sociale qui réduit au
silence ou tranquillise les plus pauvres, de manière
à ce que ceux qui jouissent des plus grands
bénéfices puissent conserver leur style de vie sans
heurt, alors que les autres survivent comme ils
peuvent. Les revendications sociales qui ont un
rapport avec la distribution des revenus,
l’intégration sociale des pauvres et les droits
humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte
de construire un consensus de bureau ou une paix
éphémère, pour une minorité heureuse. La dignité de
la personne humaine et le bien commun sont au-dessus
de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent
pas renoncer à leurs privilèges. Quand ces valeurs
sont touchées, une voix prophétique est nécessaire.
219. La paix, non plus, « ne se
réduit pas à une absence de guerres, fruit de
l’équilibre toujours précaire des forces. Elle se
construit jour après jour dans la poursuite d’un
ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus
parfaite entre les hommes ». En
définitive, une paix qui n’est pas le fruit du
développement intégral de tous n’aura pas d’avenir
et sera toujours semence de nouveaux conflits et de
diverses formes de violence.
220. En chaque nation, les
habitants développent la dimension sociale de leurs
vies, en se constituant citoyens responsables au
sein d’un peuple, et non comme une masse asservie
par les forces dominantes. Souvenons-nous qu’« être
citoyen fidèle est une vertu, et la participation à
la vie politique une obligation morale ». Mais
devenir un peuple est cependant quelque chose
de plus, et demande un processus constant dans
lequel chaque nouvelle génération se trouve engagée.
C’est un travail lent et ardu qui exige de se
laisser intégrer, et d’apprendre à le faire au point
de développer une culture de la rencontre dans une
harmonie multiforme.
221. Pour avancer dans cette
construction d’un peuple en paix, juste et
fraternel, il y quatre principes reliés à des
tensions bipolaires propres à toute réalité sociale.
Ils viennent des grands postulats de la Doctrine
Sociale de l’Église, lesquels constituent « le
paramètre de référence premier et fondamental pour
l’interprétation et l’évaluation des phénomènes
sociaux ». A
la lumière de ceux-ci, je désire proposer maintenant
ces quatre principes qui orientent spécifiquement le
développement de la cohabitation sociale et la
construction d’un peuple où les différences
s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec
la conviction que leur application peut être un
authentique chemin vers la paix dans chaque nation
et dans le monde entier.
222. Il y a une tension
bipolaire entre la plénitude et la limite. La
plénitude provoque la volonté de tout posséder, et
la limite est le mur qui se met devant nous. Le
“temps” , considéré au sens large, fait référence à
la plénitude comme expression de l’horizon qui
s’ouvre devant nous, et le moment est une expression
de la limite qui se vit dans un espace délimité. Les
citoyens vivent en tension entre la conjoncture du
moment et la lumière du temps, d’un horizon plus
grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme
cause finale qui attire. De là surgit un premier
principe pour avancer dans la construction d’un
peuple : le temps est supérieur à l’espace.
223. Ce principe permet de
travailler à long terme, sans être obsédé par les
résultats immédiats. Il aide à supporter avec
patience les situations difficiles et adverses, ou
les changements des plans qu’impose le dynamisme de
la réalité. Il est une invitation à assumer la
tension entre plénitude et limite, en accordant la
priorité au temps. Un des péchés qui parfois se
rencontre dans l’activité socio-politique consiste à
privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les
temps des processus. Donner la priorité à l’espace
conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le
moment présent, pour tenter de prendre possession de
tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation.
C’est cristalliser les processus et prétendre les
détenir. Donner la priorité au temps c’est s’occuper
d’initier des processus plutôt que de posséder
des espaces. Le temps ordonne les espaces, les
éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne
en constante croissance, sans chemin de retour. Il
s’agit de privilégier les actions qui génèrent les
dynamismes nouveaux dans la société et impliquent
d’autres personnes et groupes qui les développeront,
jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement
historiques importants. Sans inquiétude, mais avec
des convictions claires et de la ténacité.
224. Parfois, je me demande qui
sont ceux qui dans le monde actuel se préoccupent
vraiment de générer des processus qui construisent
un peuple, plus que d’obtenir des résultats
immédiats qui produisent une rente politique facile,
rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la
plénitude humaine. L’histoire les jugera peut-être
selon le critère qu’énonçait Romano Guardini :
«L’unique modèle pour évaluer correctement une
époque est de demander jusqu’à quel point se
développe en elle et atteint une authentique raison
d’être la plénitude de l’existence humaine,
en accord avec le caractère particulier et les possibilités de
la même époque ».
225. Ce critère est aussi très
adapté à l’évangélisation, qui demande d’avoir
présent l’horizon, d’adopter les processus possibles
et les larges chemins. Le Seigneur lui-même en sa
vie terrestre a fait comprendre de nombreuses fois à
ses disciples qu’il y avait des choses qu’ils ne
pouvaient pas comprendre maintenant, et qu’il était
nécessaire d’attendre l’Esprit Saint (cf. Jn 16,
12-13). La parabole du grain et de l’ivraie (cf. Mt 13,
24-30) décrit un aspect important de
l’évangélisation qui consiste à montrer comment
l’ennemi peut occuper l’espace du Royaume et
endommager avec l’ivraie, mais il est vaincu par la
bonté du grain qui se manifeste en son temps.
226. Le conflit ne peut être
ignoré ou dissimulé. Il doit être assumé. Mais si
nous restons prisonniers en lui, nous perdons la
perspective, les horizons se limitent et la réalité
même reste fragmentée. Quand nous nous arrêtons à
une situation de conflit, nous perdons le sens de
l’unité profonde de la réalité.
227. Face à un conflit,
certains regardent simplement celui-ci et passent
devant comme si de rien n’était, ils s’en lavent les
mains pour pouvoir continuer leur vie. D’autres
entrent dans le conflit de telle manière qu’ils en
restent prisonniers, perdent l’horizon, projettent
sur les institutions leurs propres confusions et
insatisfactions, de sorte que l’unité devient
impossible. Mais il y a une troisième voie, la mieux
adaptée, de se situer face à un conflit. C’est
d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre
et de le transformer en un maillon d’un nouveau
processus. « Bienheureux les artisans de paix ! »
(Mt 5, 9).
228. De cette manière, il est
possible de développer une communion dans les
différences, que seules peuvent faciliter ces
personnes nobles qui ont le courage d’aller au-delà
de la surface du conflit et regardent les autres
dans leur dignité la plus profonde. Pour cela, il
faut postuler un principe indispensable pour
construire l’amitié sociale : l’unité est supérieure
au conflit. La solidarité, entendue en son sens le
plus profond et comme défi, devient ainsi une
manière de faire l’histoire, un domaine vital où les
conflits, les tensions, et les oppositions peuvent
atteindre une unité multiforme, unité qui engendre
une nouvelle vie. Il ne s’agit pas de viser au
syncrétisme ni à l’absorption de l’un dans l’autre,
mais de la résolution à un plan supérieur qui
conserve, en soi, les précieuses potentialités des
polarités en opposition.
229. Ce critère évangélique
nous rappelle que le Christ a tout unifié en lui :
le ciel et la terre, Dieu et l’homme, le temps et
l’éternité, la chair et l’esprit, la personne et la
société. Le signe distinctif de cette unité et de
cette réconciliation de tout en lui est la paix : Le
Christ « est notre paix » (Ep 2, 14).
L’annonce de l’Évangile commence toujours avec le
salut de paix, et à tout moment la paix couronne les
relations entre les disciples et leur donne
cohésion. La paix est possible parce que le Seigneur
a vaincu le monde, avec ses conflits permanents «
faisant la paix par le sang de sa croix » (Col 1,
20). Mais si nous allons au fond de ces textes
bibliques, nous découvrirons que le premier domaine
où nous sommes appelés à conquérir cette
pacification dans les différences, c’est notre
propre intériorité, notre propre vie toujours
menacée par la dispersion dialectique. Avec
des cœurs brisés en mille morceaux, il sera
difficile de construire une authentique paix
sociale.
230. L’annonce de la paix n’est
pas celle d’une paix négociée mais la conviction que
l’unité de l’Esprit harmonise toutes les diversités.
Elle dépasse tout conflit en une synthèse nouvelle
et prometteuse. La diversité est belle quand elle
accepte d’entrer constamment dans un processus de
réconciliation, jusqu’à sceller une sorte de pacte
culturel qui fait émerger une “diversité
réconciliée”, comme l’enseignent bien les Évêques du
Congo : « La diversité de nos ethnies est une
richesse […] Ce n’est que dans l’unité, la
conversion des cœurs et la réconciliation que nous
pouvons faire avancer notre pays ».
231. Il existe aussi une
tension bipolaire entre l’idée et la réalité. La
réalité est, tout simplement ; l’idée s’élabore.
Entre les deux il faut instaurer un dialogue
permanent, en évitant que l’idée finisse par être
séparée de la réalité. Il est dangereux de vivre
dans le règne de la seule parole, de l’image, du
sophisme. A partir de là se déduit qu’il faut
postuler un troisième principe : la réalité est
supérieure à l’idée. Cela suppose d’éviter diverses
manières d’occulter la réalité : les purismes
angéliques, les totalitarismes du relativisme, les
nominalismes déclaratifs, les projets plus formels
que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les
éthiques sans bonté, les intellectualismes sans
sagesse.
232. L’idée – les élaborations
conceptuelles – est fonction de la perception, de la
compréhension et de la conduite de la réalité.
L’idée déconnectée de la réalité est à l’origine des
idéalismes et des nominalismes inefficaces, qui, au
mieux, classifient et définissent, mais n’impliquent
pas. Ce qui implique, c’est la réalité éclairée par
le raisonnement. Il faut passer du nominalisme
formel à l’objectivité harmonieuse. Autrement, on
manipule la vérité, de la même manière que l’on
remplace la gymnastique par la cosmétique. Il
y a des hommes politiques – y compris des dirigeants
religieux – qui se demandent pourquoi le peuple ne
les comprend pas ni ne les suit, alors que leurs
propositions sont si logiques et si claires. C’est
probablement parce qu’ils se sont installés dans le
règne de la pure idée et ont réduit la politique ou
la foi à la rhétorique. D’autres ont oublié la
simplicité et ont importé du dehors une rationalité
étrangère aux personnes.
233. La réalité est supérieure
à l’idée. Ce critère est lié à l’incarnation de la
Parole et à sa mise en pratique : « À ceci
reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui
confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu
» (1Jn 4, 2). Le critère de réalité d’une
parole déjà incarnée et qui cherche toujours à
s’incarner, est essentiel à l’évangélisation. Il
nous porte, d’un côté, à valoriser l’histoire de
l’Église comme histoire du salut, à nous souvenir de
nos saints qui ont inculturé l’Évangile dans la vie
de nos peuples, à recueillir la riche tradition
bimillénaire de l’Église, sans prétendre élaborer
une pensée déconnectée de ce trésor, comme si nous
voulions inventer l’Évangile. D’un autre côté, ce
critère nous pousse à mettre en pratique la Parole,
à réaliser des œuvres de justice et de charité dans
lesquelles cette Parole soit féconde. Ne pas mettre
en pratique, ne pas intégrer la Parole à la réalité,
c’est édifier sur le sable, demeurer dans la pure
idée et tomber dans l’intimisme et le gnosticisme
qui ne donnent pas de fruit, qui stérilisent son
dynamisme.
234. Entre la globalisation et
la localisation se produit aussi une tension. Il
faut prêter attention à la dimension globale pour ne
pas tomber dans une mesquinerie quotidienne. En même
temps, il ne faut pas perdre de vue ce qui est
local, ce qui nous fait marcher les pieds sur terre.
L’union des deux empêche de tomber dans l’un de ces
deux extrêmes : l’un, que les citoyens vivent dans
un universalisme abstrait et globalisant,
ressemblant aux passagers du wagon de queue, qui
admirent les feux d’artifice du monde, celui des
autres, la bouche ouverte et avec des
applaudissements programmés. L’autre, qu’ils se
transforment en un musée folklorique d’ermites
renfermés, condamnés à répéter toujours les mêmes
choses, incapables de se laisser interpeller par ce
qui est différent, d’apprécier la beauté que Dieu
répand hors de leurs frontières.
235. Le tout est plus que la
partie, et plus aussi que la simple somme de
celles-ci. Par conséquent, on ne doit pas être trop
obsédé par des questions limitées et particulières.
Il faut toujours élargir le regard pour reconnaître
un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. Mais
il convient de le faire sans s’évader, sans se
déraciner. Il est nécessaire d’enfoncer ses racines
dans la terre fertile et dans l’histoire de son
propre lieu, qui est un don de Dieu. On travaille
sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais
dans une perspective plus large. De la même manière,
quand une personne qui garde sa particularité
personnelle et ne cache pas son identité, s’intègre
cordialement dans une communauté, elle ne s’annihile
pas, mais elle reçoit toujours de nouveaux
stimulants pour son propre développement. Ce n’est
ni la sphère globale, qui annihile, ni la partialité
isolée, qui rend stérile.
236. Le modèle n’est pas la
sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où
chaque point est équidistant du centre et où il n’y
a pas de différence entre un point et un autre. Le
modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de
tous les éléments partiels qui, en lui, conservent
leur originalité. Tant l’action pastorale que
l’action politique cherchent à recueillir dans ce
polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les
pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs
propres potentialités. Même les personnes qui
peuvent être critiquées pour leurs erreurs ont
quelque chose à apporter qui ne doit pas être perdu.
C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre
universel, conservent leur propre particularité ;
c’est la totalité des personnes, dans une société
qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes
en vérité.
237. À nous chrétiens, ce
principe nous parle aussi de la totalité ou de
l’intégrité de l’Évangile que l’Église nous transmet
et nous envoie prêcher. La plénitude de sa richesse
incorpore les académiciens et les ouvriers, les
chefs d’entreprise et les artistes, tous. La
“mystique populaire” accueille à sa manière
l’Évangile tout entier, et l’incarne sous forme de
prière, de fraternité, de justice, de lutte et de
fête. La Bonne Nouvelle est la joie d’un Père qui ne
veut pas qu’un de ses petits se perde. Ainsi jaillit
la joie du Bon Pasteur qui retrouve la brebis perdue
et la réintègre à son troupeau. L’Évangile est le
levain qui fait fermenter toute la masse, la ville
qui brille en haut de la montagne éclairant tous les
peuples. L’Évangile possède un critère de totalité
qui lui est inhérent : il ne cesse pas d’être Bonne
Nouvelle tant qu’il n’est pas annoncé à tous, tant
qu’il ne féconde pas et ne guérit pas toutes les
dimensions de l’homme, tant qu’il ne réunit pas tous
les hommes à la table du Royaume. Le tout est
supérieur à la partie.
238. L’Évangélisation implique
aussi un chemin de dialogue. Pour l’Église, en
particulier, il y a actuellement trois champs de
dialogue où elle doit être présente, pour accomplir
un service en faveur du plein développement de
l’être humain et procurer le bien commun : le
dialogue avec les États, avec la société – qui
inclut le dialogue avec les cultures et avec les
sciences – et avec les autres croyants qui ne font
pas partie de l’Église catholique. Dans tous les
cas, « l’Église parle à partir de la lumière que lui
offre la foi », elle
apporte son expérience de deux mille ans, et garde
toujours en mémoire les vies et les souffrances des
êtres humains. Cela va au-delà de la raison humaine
mais cela comporte aussi une signification qui peut
enrichir ceux qui ne croient pas, et invite la
raison à élargir ses perspectives.
239. L’Église proclame l’«
Évangile de la paix » (Ep 6, 15) et est
ouverte à la collaboration avec toutes les autorités
nationales et internationales pour prendre soin de
ce bien universel si grand. En annonçant Jésus
Christ, qui est la paix en personne (cf. Ep 2,
14), la nouvelle évangélisation engage tout baptisé
à être instrument de pacification et témoin crédible
d’une vie réconciliée. C’est
le moment de savoir comment, dans une culture qui
privilégie le dialogue comme forme de rencontre,
projeter la recherche de consensus et d’accords,
mais sans la séparer de la préoccupation d’une
société juste, capable de mémoire, et sans
exclusions. L’auteur principal, le sujet historique
de ce processus, c’est le peuple et sa culture, et
non une classe, une fraction, un groupe, une élite.
Nous n’avons pas besoin d’un projet de quelques-uns
destiné à quelques-uns, ou d’une minorité éclairée
ou qui témoigne et s’approprie un sentiment
collectif. Il s’agit d’un accord pour vivre
ensemble, d’un pacte social et culturel.
240. Il revient à l’État de
prendre soin et de promouvoir le bien commun de la
société. Sur
la base des principes de subsidiarité et de
solidarité, et dans un grand effort de dialogue
politique et de création de consensus, il joue un
rôle fondamental, qui ne peut être délégué, dans la
recherche du développement intégral de tous. Ce
rôle, dans les circonstances actuelles, exige une
profonde humilité sociale.
241. Dans le dialogue avec
l’État et avec la société, l’Église n’a pas de
solutions pour toutes les questions particulières.
Mais, ensemble avec les diverses forces sociales,
elle accompagne les propositions qui peuvent
répondre le mieux à la dignité de la personne
humaine et au bien commun. Ce faisant, elle propose
toujours avec clarté les valeurs fondamentales de
l’existence humaine, pour transmettre les
convictions qui ensuite peuvent se traduire en
actions politiques.
242. Le dialogue entre science
et foi fait aussi partie de l’action évangélisatrice
qui favorise la paix. Le
scientisme et le positivisme se refusent «
d’admettre comme valables des formes de connaissance
différentes de celles qui sont le propre des
sciences positives ». L’Église
propose un autre chemin, qui exige une synthèse
entre un usage responsable des méthodologies propres
des sciences empiriques, et les autres savoirs comme
la philosophie, la théologie, et la foi elle-même,
qui élève l’être humain jusqu’au mystère qui
transcende la nature et l’intelligence humaine. La
foi ne craint pas la raison; au contraire elle la
cherche et lui fait confiance, parce que « la
lumière de la raison et celle de la foi viennent
toutes deux de Dieu», et
ne peuvent se contredire entre elles.
L’Évangélisation est attentive aux avancées
scientifiques pour les éclairer de la lumière de la
foi et de la loi naturelle, de manière à ce qu’elles
respectent toujours la centralité et la valeur
suprême de la personne humaine en toutes les phases
de son existence. Toute la société peut être
enrichie grâce à ce dialogue qui ouvre de nouveaux
horizons à la pensée et augmente les possibilités de
la raison. Ceci aussi est un chemin d’harmonie et de
pacification.
243. L’Église ne prétend pas
arrêter le progrès admirable des sciences. Au
contraire, elle se réjouit et même en profite,
reconnaissant l’énorme potentiel que Dieu a donné à
l’esprit humain. Quand le progrès des sciences, se
maintenant avec une rigueur académique dans le champ
de leur objet spécifique, rend évidente une
conclusion déterminée que la raison ne peut pas
nier, la foi ne la contredit pas. Les croyants
peuvent d’autant moins prétendre qu’une opinion
scientifique qui leur plaît, mais qui n’a pas été
suffisamment prouvée, acquière le poids d’un dogme
de foi. Mais, en certaines occasions, certains
scientifiques vont au-delà de l’objet formel de leur
discipline et prennent parti par des affirmations ou
des conclusions qui dépassent le champ strictement
scientifique. Dans ce cas, ce n’est pas la raison
que l’on propose, mais une idéologie déterminée qui
ferme le chemin à un dialogue authentique, pacifique
et fructueux.
244. L’engagement œcuménique
répond à la prière du Seigneur Jésus qui demande «
que tous soient un » (Jn17,21). La
crédibilité de l’annonce chrétienne serait beaucoup
plus grande si les chrétiens dépassaient leurs
divisions et si l’Église réalisait « la plénitude de
catholicité qui lui est propre en ceux de ses fils
qui, certes, lui appartiennent par le baptême, mais
se trouvent séparés de sa pleine communion ». Nous
devons toujours nous rappeler que nous sommes
pèlerins, et que nous pérégrinons ensemble. Pour
cela il faut confier son cœur au compagnon de route
sans méfiance, sans méfiance, et viser avant tout ce
que nous cherchons : la paix dans le visage de
l’unique Dieu. Se confier à l’autre est quelque
chose d’artisanal ; la paix est artisanale. Jésus
nous a dit : « Heureux les artisans de paix ! » (Mt 5,
9). Dans cet engagement, s’accomplit aussi entre
nous l’ancienne prophétie : « De leurs épées ils
forgeront des socs » (Is 2, 4).
245. À cette lumière,
l’œcuménisme est un apport à l’unité de la famille
humaine. La présence au Synode du Patriarche de
Constantinople, Sa Sainteté Bartholomée Ier,
et de l’Archevêque de Canterbury, Sa Grâce Douglas
Williams, a
été un vrai don de Dieu et un précieux témoignage
chrétien.
246. Étant donné la gravité du
contre témoignage de la division entre chrétiens,
particulièrement en Asie et en Afrique, la recherche
de chemins d’unité devient urgente. Les
missionnaires sur ces continents répètent sans cesse
les critiques, les plaintes et les moqueries qu’ils
reçoivent à cause du scandale des chrétiens divisés.
Si nous nous concentrons sur les convictions qui
nous unissent et rappelons le principe de la
hiérarchie des vérités, nous pourrons marcher
résolument vers des expressions communes de
l’annonce, du service et du témoignage. La multitude
immense qui n’a pas reçu l’annonce de Jésus Christ
ne peut nous laisser indifférents. Néanmoins,
l’engagement pour l’unité qui facilite l’accueil de
Jésus Christ ne peut être pure diplomatie, ni un
accomplissement forcé, pour se transformer en un
chemin incontournable d’évangélisation. Les signes
de division entre les chrétiens dans des pays qui
sont brisés par la violence, ajoutent d’autres
motifs de conflit de la part de ceux qui devraient
être un actif ferment de paix. Elles sont tellement
nombreuses et tellement précieuses, les réalités qui
nous unissent ! Et si vraiment nous croyons en la
libre et généreuse action de l’Esprit, nous pouvons
apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne
s’agit pas seulement de recevoir des informations
sur les autres afin de mieux les connaître, mais de
recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don
aussi pour nous. Simplement, pour donner un exemple,
dans le dialogue avec les frères orthodoxes, nous
les catholiques, nous avons la possibilité
d’apprendre quelque chose de plus sur le sens de la
collégialité épiscopale et sur l’expérience de la
synodalité. A travers un échange de dons, l’Esprit
peut nous conduire toujours plus à la vérité et au
bien.
247. Un regard très spécial
s’adresse au peuple juif, dont l’Alliance avec Dieu
n’a jamais été révoquée, parce que « les dons et les
appels de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,
29). L’Église, qui partage avec le Judaïsme une part
importante des Saintes Écritures, considère le
peuple de l’Alliance et sa foi comme une racine
sacrée de sa propre identité chrétienne (cf. Rm 11,
16-18). En tant que chrétiens, nous ne pouvons pas
considérer le judaïsme comme une religion étrangère,
ni classer les juifs parmi ceux qui sont appelés à
laisser les idoles pour se convertir au vrai Dieu
(cf. 1Th 1, 9). Nous croyons ensemble en
l’unique Dieu qui agit dans l’histoire, et nous
accueillons avec eux la commune Parole révélée.
248. Le dialogue et l’amitié
avec les fils d’Israël font partie de la vie des
disciples de Jésus. L’affection qui s’est développée
nous porte à nous lamenter sincèrement et amèrement
sur les terribles persécutions dont ils furent
l’objet, en particulier celles qui impliquent ou ont
impliqué des chrétiens.
249. Dieu continue à œuvrer
dans le peuple de la première Alliance et fait
naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa
rencontre avec la Parole divine. Pour cela, l’Église
aussi s’enrichit lorsqu’elle recueille les valeurs
du Judaïsme. Même si certaines convictions
chrétiennes sont inacceptables pour le Judaïsme, et
l’Église ne peut pas cesser d’annoncer Jésus comme
Seigneur et Messie, il existe une riche
complémentarité qui nous permet de lire ensemble les
textes de la Bible hébraïque et de nous aider
mutuellement à approfondir les richesses de la
Parole, de même qu’à partager beaucoup de
convictions éthiques ainsi que la commune
préoccupation pour la justice et le développement
des peuples.
250. Une attitude d’ouverture
en vérité et dans l’amour doit caractériser le
dialogue avec les croyants des religions non
chrétiennes, malgré les divers obstacles et les
difficultés, en particulier les fondamentalismes des
deux parties. Ce dialogue interreligieux est une
condition nécessaire pour la paix dans le monde, et
par conséquent est un devoir pour les chrétiens,
comme pour les autres communautés religieuses. Ce
dialogue est, en premier lieu, une conversation sur
la vie humaine, ou simplement, comme le proposent
les Évêques de l’Inde, une « attitude d’ouverture
envers eux, partageant leurs joies et leurs peines ». Ainsi,
nous apprenons à accepter les autres dans leur
manière différente d’être, de penser et de
s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer
ensemble le devoir de servir la justice et la paix,
qui devra devenir un critère de base de tous les
échanges. Un dialogue dans lequel on cherche la paix
sociale et la justice est, en lui-même, au-delà de
l’aspect purement pragmatique, un engagement éthique
qui crée de nouvelles conditions sociales. Les
efforts autour d’un thème spécifique peuvent se
transformer en un processus dans lequel, à travers
l’écoute de l’autre, les deux parties trouvent
purification et enrichissement. Par conséquent, ces
efforts peuvent aussi avoir le sens de l’amour pour
la vérité.
251. Dans ce dialogue, toujours
aimable et cordial, on ne doit jamais négliger le
lien essentiel entre dialogue et annonce, qui porte
l’Église à maintenir et à intensifier les relations
avec les non chrétiens. Un
syncrétisme conciliateur serait au fond un
totalitarisme de ceux qui prétendent pouvoir
concilier en faisant abstraction des valeurs qui les
transcendent et dont ils ne sont pas les
propriétaires. La véritable ouverture implique de se
maintenir ferme sur ses propres convictions les plus
profondes, avec une identité claire et joyeuse, mais
« ouvert à celles de l’autre pour les comprendre »
et en « sachant bien que le dialogue peut être une
source d’enrichissement pour chacun ». Une
ouverture diplomatique qui dit oui à tout pour
éviter les problèmes ne sert à rien, parce qu’elle
serait une manière de tromper l’autre et de nier le
bien qu’on a reçu comme un don à partager
généreusement. L’Évangélisation et le dialogue
interreligieux, loin de s’opposer, se soutiennent et
s’alimentent réciproquement.
252. La relation avec les
croyants de l’Islam acquiert à notre époque une
grande importance. Ils sont aujourd’hui
particulièrement présents en de nombreux pays de
tradition chrétienne, où ils peuvent célébrer
librement leur culte et vivre intégrés dans la
société. Il ne faut jamais oublier qu’ils «
professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous
le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des
hommes au dernier jour ». Les
écrits sacrés de l’Islam gardent une partie des
enseignements chrétiens ; Jésus Christ et Marie sont
objet de profonde vénération ; et il est admirable
de voir que des jeunes et des anciens, des hommes et
des femmes de l’Islam sont capables de consacrer du
temps chaque jour à la prière, et de participer
fidèlement à leurs rites religieux. En même temps,
beaucoup d’entre eux ont la profonde conviction que
leur vie, dans sa totalité, vient de Dieu et est
pour lui. Ils reconnaissent aussi la nécessité de
répondre à Dieu par un engagement éthique et d’agir
avec miséricorde envers les plus pauvres.
253. Pour soutenir le dialogue
avec l’Islam une formation adéquate des
interlocuteurs est indispensable, non seulement pour
qu’ils soient solidement et joyeusement enracinés
dans leur propre identité, mais aussi pour qu’ils
soient capables de reconnaître les valeurs des
autres, de comprendre les préoccupations sous
jacentes à leurs plaintes, et de mettre en lumière
les convictions communes. Nous chrétiens, nous
devrions accueillir avec affection et respect les
immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de
la même manière que nous espérons et nous demandons
à être accueillis et respectés dans les pays de
tradition islamique. Je prie et implore humblement
ces pays pour qu’ils donnent la liberté aux
chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur
foi, prenant en compte la liberté dont les croyants
de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux !
Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui
nous inquiètent, l’affection envers les vrais
croyants de l’Islam doit nous porter à éviter
d’odieuses généralisations, parce que le véritable
Islam et une adéquate interprétation du Coran
s’opposent à toute violence.
254. Les non chrétiens, par
initiative divine gratuite, et fidèles à leur
conscience, peuvent vivre « justifiés par la grâce
de Dieu », et
ainsi « être associés au mystère pascal de Jésus
Christ ». Mais,
en raison de la dimension sacramentelle de la grâce
sanctifiante, l’action divine en eux tend à produire
des signes, des rites, des expressions sacrées qui à
leur tour rapprochent d’autres personnes d’une
expérience communautaire de cheminement vers Dieu. Ils
n’ont pas la signification ni l’efficacité des
Sacrements institués par le Christ, mais ils peuvent
être la voie que l’Esprit lui-même suscite pour
libérer les non chrétiens de l’immanentisme athée ou
d’expériences religieuses purement individuelles. Le
même Esprit suscite de toutes parts diverses formes
de sagesse pratique qui aident à supporter les
manques de l’existence et à vivre avec plus de paix
et d’harmonie. Nous chrétiens, nous pouvons aussi
profiter de cette richesse consolidée au cours des
siècles, qui peut nous aider à mieux vivre nos
propres convictions.
255. Les Pères synodaux ont
rappelé l’importance du respect de la liberté
religieuse, considérée comme un droit humain
fondamental. Elle
comprend « la liberté de choisir la religion que
l’on estime vraie et de manifester publiquement sa
propre croyance ». Un
sain pluralisme, qui dans la vérité respecte les
différences et les valeurs comme telles, n’implique
pas une privatisation des religions, avec la
prétention de les réduire au silence, à l’obscurité
de la conscience de chacun, ou à la marginalité de
l’enclos fermé des églises, des synagogues et des
mosquées. Il s’agirait en définitive d’une nouvelle
forme de discrimination et d’autoritarisme. Le
respect dû aux minorités agnostiques et non
croyantes ne doit pas s’imposer de manière
arbitraire qui fasse taire les convictions des
majorités croyantes ni ignorer la richesse des
traditions religieuses. Cela, à la longue,
susciterait plus de ressentiment que de tolérance et
de paix.
256. Au moment de s’interroger
sur l’incidence publique de la religion, il faut
distinguer diverses manières de la vivre. Les
intellectuels comme les commentaires de la presse
tombent souvent dans des généralisations grossières
et peu académiques, quand ils parlent des défauts
des religions et souvent sont incapables de
distinguer que ni tous les croyants – ni toutes les
autorités religieuses – sont identiques. Certains
hommes politiques profitent de cette confusion pour
justifier des actions discriminatoires. D’autres
fois on déprécie les écrits qui sont apparus dans un
contexte d’une conviction croyante, oubliant que les
textes religieux classiques peuvent offrir une
signification pour toutes les époques, et ont une
force de motivation qui ouvre toujours de nouveaux
horizons, stimule la pensée et fait grandir
l’intelligence et la sensibilité. Ils sont dépréciés
par l’étroitesse d’esprit des rationalismes. Est-il
raisonnable et intelligent de les reléguer dans
l’obscurité, seulement du fait qu’ils proviennent
d’un contexte de croyance religieuse ? Ils
contiennent des principes fondamentaux profondément
humanistes, qui ont une valeur rationnelle, bien
qu’ils soient pénétrés de symboles et de doctrines
religieuses.
257. Comme croyants, nous nous
sentons proches aussi de ceux qui, ne se
reconnaissant d’aucune tradition religieuse,
cherchent sincèrement la vérité, la bonté, la
beauté, qui pour nous ont leur expression plénière
et leur source en Dieu. Nous les voyons comme de
précieux alliés dans l’engagement pour la défense de
la dignité humaine, la construction d’une
cohabitation pacifique entre les peuples et la
protection du créé. Un espace particulier est celui
des dénommés nouveaux Aréopages, comme “le
parvis des gentils”, où « croyants et non croyants
peuvent dialoguer sur les thèmes fondamentaux de
l’éthique, de l’art, de la science, et sur la
recherche de la transcendance ». Ceci
aussi est un chemin de paix pour notre monde blessé.
258. À partir de quelques
thèmes sociaux, importants en vue de l’avenir de
l’humanité, j’ai essayé une fois de plus d’expliquer
l’inévitable dimension sociale de l’annonce de
l’Évangile, pour encourager tous les chrétiens à la
manifester toujours par leurs paroles, leurs
attitudes et leurs actions.
259. Évangélisateurs avec
esprit veut dire évangélisateurs qui s’ouvrent sans
crainte à l’action de l’Esprit Saint. A la
Pentecôte, l’Esprit fait sortir d’eux-mêmes les
Apôtres et les transforme en annonciateurs des
grandeurs de Dieu, que chacun commence à comprendre
dans sa propre langue. L’Esprit Saint, de plus,
infuse la force pour annoncer la nouveauté de
l’Évangile avec audace, (parresia), à voix
haute, en tout temps et en tout lieu, même à
contre-courant. Invoquons-le aujourd’hui, en nous
appuyant sur la prière sans laquelle toute action
court le risque de rester vaine, et l’annonce, au
final, de manquer d’âme. Jésus veut des
évangélisateurs qui annoncent la Bonne Nouvelle non
seulement avec des paroles, mais surtout avec leur
vie transfigurée par la présence de Dieu.
260. En ce dernier chapitre, je
ne ferai pas une synthèse de la spiritualité
chrétienne, ni ne développerai de grands thèmes
comme l’oraison, l’adoration eucharistique ou la
célébration de la foi, sur lesquels il y a déjà des
textes magistériels de valeur, ainsi que des écrits
connus de grands auteurs. Je ne prétends pas
remplacer ni dépasser tant de richesses. Je
proposerai simplement quelques réflexions sur
l’esprit de la nouvelle évangélisation.
261. Quand on dit que quelque
chose à un “esprit”, cela désigne habituellement les
mobiles intérieurs qui poussent, motivent,
encouragent et donnent sens à l’action personnelle
et communautaire. Une évangélisation faite avec
esprit est très différente d’un ensemble de tâches
vécues comme une obligation pesante que l’on ne fait
que tolérer, ou quelque chose que l’on supporte
parce qu’elle contredit ses propres inclinations et
désirs. Comme je voudrais trouver les paroles pour
encourager une période évangélisatrice plus
fervente, joyeuse, généreuse, audacieuse, pleine
d’amour profond, et de vie contagieuse ! Mais je
sais qu’aucune motivation ne sera suffisante si ne
brûle dans les cœurs le feu de l’Esprit. En
définitive, une évangélisation faite avec esprit est
une évangélisation avec Esprit Saint, parce qu’il
est l’âme de l’Église évangélisatrice. Avant de
proposer quelques motivations et suggestions
spirituelles, j’invoque une fois de plus l’Esprit
Saint, je le prie de venir renouveler, secouer,
pousser l’Église dans une audacieuse sortie au
dehors de soi, pour évangéliser tous les peuples.
262. Évangélisateurs avec
Esprit signifie évangélisateurs qui prient et
travaillent. Du point de vue de l’Évangélisation, il
n’y a pas besoin de propositions mystiques sans un
fort engagement social et missionnaire, ni de
discours et d’usages sociaux et pastoraux, sans une
spiritualité qui transforme le cœur. Ces
propositions partielles et déconnectées ne touchent
que des groupes réduits et n’ont pas la force d’une
grande pénétration, parce qu’elles mutilent
l’Évangile. Il faut toujours cultiver un espace
intérieur qui donne un sens chrétien à l’engagement
et à l’activité. Sans
des moments prolongés d’adoration, de rencontre
priante avec la Parole, de dialogue sincère avec le
Seigneur, les tâches se vident facilement de sens,
nous nous affaiblissons à cause de la fatigue et des
difficultés, et la ferveur s’éteint. L’Église ne
peut vivre sans le poumon de la prière, et je me
réjouis beaucoup que se multiplient dans toutes les
institutions ecclésiales les groupes de prières,
d’intercession, de lecture priante de la Parole, les
adorations perpétuelles de l’Eucharistie. En même
temps, « on doit repousser toute tentation d’une
spiritualité intimiste et individualiste, qui
s’harmoniserait mal avec les exigences de la charité
pas plus qu’avec la logique de l’incarnation ». Il
y a un risque que certains moments d’oraison se
transforment en excuse pour ne pas se livrer à la
mission, parce que la privatisation du style de vie
peut porter les chrétiens à se réfugier en de
fausses spiritualités.
263. Il est salutaire de se
souvenir des premiers chrétiens et de tant de frères
au cours de l’histoire qui furent remplis de joie,
pleins de courage, infatigables dans l’annonce, et
capables d’une grande résistance active. Il y en a
qui se consolent en disant qu’aujourd’hui c’est plus
difficile ; cependant, nous devons reconnaître que
les circonstances de l’empire romain n’étaient pas
favorables à l’annonce de l’Évangile, ni à la lutte
pour la justice, ni à la défense de la dignité
humaine. A tous les moments de l’histoire, la
fragilité humaine est présente, ainsi quela
recherche maladive de soi-même, l’égoïsme
confortable et, en définitive, la concupiscence qui
nous guette tous. Cela arrive toujours, sous une
forme ou sous une autre ; cela vient des limites
humaines plus que des circonstances. Par conséquent,
ne disons pas qu’aujourd’hui c’est plus difficile ;
c’est différent. Apprenons plutôt des saints qui
nous ont précédés et qui ont affronté les
difficultés propres à leur époque. À cette fin, je
propose que nous nous attardions à retrouver
quelques motivations qui nous aident à les imiter
aujourd’hui.
264. La première motivation
pour évangéliser est l’amour de Jésus que nous avons
reçu, l’expérience d’être sauvés par lui qui nous
pousse à l’aimer toujours plus. Mais, quel est cet
amour qui ne ressent pas la nécessité de parler de
l’être aimé, de le montrer, de le faire connaître ?
Si nous ne ressentons pas l’intense désir de le
communiquer, il est nécessaire de prendre le temps
de lui demander dans la prière qu’il vienne nous
séduire. Nous avons besoin d’implorer chaque jour,
de demander sa grâce pour qu’il ouvre notre cœur
froid et qu’il secoue notre vie tiède et
superficielle. Placés devant lui, le cœur ouvert,
nous laissant contempler par lui, nous reconnaissons
ce regard d’amour que découvrit Nathanaël, le jour
où Jésus se fit présent et lui dit : « Quand tu
étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1,
48). Qu’il est doux d’être devant un crucifix, ou à
genoux devant le Saint-Sacrement, et être simplement
sous son regard ! Quel bien cela nous fait qu’il
vienne toucher notre existence et nous pousse à
communiquer sa vie nouvelle ! Par conséquent, ce qui
arrive, en définitive, c’est que « ce que nous avons
vu et entendu, nous l’annonçons » (1 Jn 1,
3). La meilleure motivation pour se décider à
communiquer l’Évangile est de le contempler avec
amour, de s’attarder en ses pages et de le lire avec
le cœur. Si nous l’abordons de cette manière, sa
beauté nous surprend, et nous séduit chaque fois.
Donc, il est urgent de retrouver un esprit
contemplatif, qui nous permette de redécouvrir
chaque jour que nous sommes les dépositaires d’un
bien qui humanise, qui aide à mener une vie
nouvelle. Il n’y a rien de mieux à transmettre aux
autres.
265. Toute la vie de Jésus, sa
manière d’agir avec les pauvres, ses gestes, sa
cohérence, sa générosité quotidienne et simple, et
finalement son dévouement total, tout est précieux
et parle à notre propre vie. Chaque fois que
quelqu’un se met à le découvrir, il se convainc que
c’est cela même dont les autres ont besoin, bien
qu’ils ne le reconnaissent pas : « Ce que vous
adorez sans le connaître, je viens, moi, vous
l’annoncer » (Ac 17, 23). Parfois, nous
perdons l’enthousiasme pour la mission en oubliant
que l’Évangile répond aux nécessités les plus
profondes des personnes, parce que nous avons
tous été créés pour ce que l’Évangile nous propose :
l’amitié avec Jésus et l’amour fraternel. Quand on
réussira à exprimer adéquatement et avec beauté le
contenu essentiel de l’Évangile, ce message répondra
certainement aux demandes les plus profondes des
cœurs. : « Le missionnaire est convaincu qu’il
existe déjà, tant chez les individus que chez les
peuples, grâce à l’action de l’Esprit, une attente,
même inconsciente, de connaître la vérité sur Dieu,
sur l’homme, sur la voie qui mène à la libération du
péché et de la mort. L’enthousiasme à annoncer le
Christ vient de la conviction que l’on répond à
cette attente ». L’enthousiasme
dans l’évangélisation se fonde sur cette conviction.
Nous disposons d’un trésor de vie et d’amour qui ne
peut tromper, le message qui ne peut ni manipuler ni
décevoir. C’est une réponse qui se produit au plus
profond de l’être humain et qui peut le soutenir et
l’élever. C’est la vérité qui ne se démode pas parce
qu’elle est capable de pénétrer là où rien d’autre
ne peut arriver. Notre tristesse infinie ne se
soigne que par un amour infini.
266. Cette conviction,
toutefois, est soutenue par l’expérience
personnelle, constamment renouvelée, de goûter son
amitié et son message. On ne peut persévérer dans
une évangélisation fervente, si on n’est pas
convaincu, en vertu de sa propre expérience,
qu’avoir connu Jésus n’est pas la même chose que de
ne pas le connaître, que marcher avec lui n’est pas
la même chose que marcher à tâtons, que pouvoir
l’écouter ou ignorer sa Parole n’est pas la même
chose que pouvoir le contempler, l’adorer, se
reposer en lui, ou ne pas pouvoir le faire n’est pas
la même chose. Essayer de construire le monde avec
son Évangile n’est pas la même chose que de le faire
seulement par sa propre raison. Nous savons bien
qu’avec lui la vie devient beaucoup plus pleine et
qu’avec lui, il est plus facile de trouver un sens à
tout. C’est pourquoi nous évangélisons. Le véritable
missionnaire, qui ne cesse jamais d’être disciple,
sait que Jésus marche avec lui, parle avec lui,
respire avec lui, travaille avec lui. Il ressent
Jésus vivant avec lui au milieu de l’activité
missionnaire. Si quelqu’un ne le découvre pas
présent au cœur même de la tâche missionnaire, il
perd aussitôt l’enthousiasme et doute de ce qu’il
transmet, il manque de force et de passion. Et une
personne qui n’est pas convaincue, enthousiaste,
sûre, amoureuse, ne convainc personne.
267. Unis à Jésus, cherchons ce
qu’il cherche, aimons ce qu’il aime. Au final, c’est
la gloire du Père que nous cherchons, nous vivons et
agissons « à la louange de sa grâce » (Ep 1,
6). Si nous voulons nous donner à fond et avec
constance, nous devons aller bien au-delà de toute
autre motivation. C’est le motif définitif, le plus
profond, le plus grand, la raison et le sens ultime
de tout le reste. C’est la gloire du Père que Jésus
a cherchée durant toute son existence. Lui est le
Fils éternellement joyeux avec tout son être «
tourné vers le sein du Père » (Jn 1, 18). Si
nous sommes missionnaires, c’est avant tout parce
que Jésus nous a dit : « C’est la gloire de mon Père
que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,
8). Au-delà du fait que cela nous convienne ou non,
nous intéresse ou non, nous soit utile ou non,
au-delà des petites limites de nos désirs, de notre
compréhension et de nos motivations, nous
évangélisons pour la plus grande gloire du Père qui
nous aime.
268. La Parole de Dieu nous
invite aussi à reconnaître que nous sommes un peuple
: « Vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes
maintenant le Peuple de Dieu » (1 P 2, 10).
Pour être d’authentiques évangélisateurs, il
convient aussi de développer le goût spirituel
d’être proche de la vie des gens, jusqu’à découvrir
que c’est une source de joie supérieure. La mission
est une passion pour Jésus mais, en même temps, une
passion pour son peuple. Quand nous nous arrêtons
devons Jésus crucifié, nous reconnaissons tout son
amour qui nous rend digne et nous soutient, mais, en
même temps, si nous ne sommes pas aveugles, nous
commençons à percevoir que ce regard de Jésus
s’élargit et se dirige, plein d’affection et
d’ardeur, vers tout son peuple. Ainsi, nous
redécouvrons qu’il veut se servir de nous pour
devenir toujours plus proche de son peuple aimé. Il
nous prend du milieu du peuple et nous envoie à son
peuple, de sorte que notre identité ne se comprend
pas sans cette appartenance.
269. Jésus même est le modèle
de ce choix évangélique qui nous introduit au cœur
du peuple. Quel bien cela nous fait de le voir
proche de tous !Quand il parlait avec une personne,
il la regardait dans les yeux avec une attention
profonde pleine d’amour : « Jésus fixa sur lui son
regard et l’aima » (Mc 10, 21). Nous le
voyons accessible, quand il s’approche de l’aveugle
au bord du chemin (cf. Mc 10, 46-52), et
quand il mange et boit avec les pécheurs (cf. Mc 2,
16), sans se préoccuper d’être traité de glouton et
d’ivrogne (cf. Mt 11, 19). Nous le voyons
disponible quand il laisse une prostituée lui oindre
les pieds (cf. Lc 7, 36-50) ou quand il
accueille de nuit Nicodème (cf. Jn 3, 1-15).
Le don de Jésus sur la croix n’est autre que le
sommet de ce style qui a marqué toute sa vie.
Séduits par ce modèle, nous voulons nous intégrer
profondément dans la société, partager la vie de
tous et écouter leurs inquiétudes, collaborer
matériellement et spirituellement avec eux dans
leurs nécessités, nous réjouir avec ceux qui sont
joyeux, pleurer avec ceux qui pleurent et nous
engager pour la construction d’un monde nouveau,
coude à coude avec les autres. Toutefois, non pas
comme une obligation, comme un poids qui nous
épuise, mais comme un choix personnel qui nous
remplit de joie et nous donne une identité.
270. Parfois, nous sommes
tentés d’être des chrétiens qui se maintiennent à
une prudente distance des plaies du Seigneur.
Pourtant, Jésus veut que nous touchions la misère
humaine, la chair souffrante des autres. Il attend
que nous renoncions à chercher ces abris personnels
ou communautaires qui nous permettent de nous garder
distants du cœur des drames humains, afin d’accepter
vraiment d’entrer en contact avec l’existence
concrète des autres et de connaître la force de la
tendresse. Quand nous le faisons, notre vie devient
toujours merveilleuse et nous vivons l’expérience
intense d’être un peuple, l’expérience d’appartenir
à un peuple.
271. Il est vrai que, dans
notre relation avec le monde, nous sommes invités à
rendre compte de notre espérance, mais non pas comme
des ennemis qui montrent du doigt et condamnent.
Nous sommes prévenus de manière très évidente : «
Que ce soit avec douceur et respect » (1 P 3,
16), et « en paix avec tous si possible, autant
qu’il dépend de vous » (Rm 12, 18). Nous
sommes aussi appelés à essayer de vaincre le « mal
par le bien » (Rm 12, 21), sans nous lasser
de « faire le bien » (Ga 6, 9) et sans
prétendre être supérieurs, mais considérant plutôt «
les autres supérieurs à soi » (Ph 2, 3). De
fait, les Apôtres du Seigneur « avaient la faveur de
tout le peuple » (Ac 2, 47 ; cf. 4, 21.33 ;
5, 13). Il est évident que Jésus Christ ne veut pas
que nous soyons comme des princes, qui regardent
avec dédain, mais que nous soyons des hommes et des
femmes du peuple. Ce n’est ni l’opinion d’un Pape ni
une option pastorale parmi d’autres possibilités ;
ce sont des indications de la Parole de Dieu, aussi
claires, directes et indiscutables qu’elles n’ont
pas besoin d’interprétations qui leur enlèveraient
leur force d’interpellation. Vivons-les “sine
glossa”, sans commentaires. Ainsi, nous ferons
l’expérience de la joie missionnaire de partager la
vie avec le peuple fidèle à Dieu en essayant
d’allumer le feu au cœur du monde.
272. L’amour pour les gens est
une force spirituelle qui permet la rencontre totale
avec Dieu, à tel point que celui qui n’aime pas son
frère « marche dans les ténèbres » (1 Jn 2,
11), « demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14) et
« n’a pas connu Dieu » (1 Jn 4, 8). Benoît
XVI a dit que « fermer les yeux sur son prochain
rend aveugle aussi devant Dieu », et
que l’amour est la source de l’unique lumière
qui « illumine sans cesse à nouveau un monde dans
l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et
d’agir ». Ainsi,
quand nous vivons la mystique de nous approcher des
autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons
notre être intérieur pour recevoir les plus beaux
dons du Seigneur. Chaque fois que nous rencontrons
un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans
une condition qui nous permet de découvrir quelque
chose de nouveau de Dieu. Chaque fois que nos yeux
s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi
s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. Il en
ressort que, si nous voulons grandir dans la vie
spirituelle, nous ne pouvons pas cesser d’être
missionnaires. L’œuvre d’évangélisation enrichit
l’esprit et le cœur, nous ouvre des horizons
spirituels, nous rend plus sensibles pour
reconnaître l’action de l’Esprit, nous fait sortir
de nos schémas spirituels limités. En même temps, un
missionnaire pleinement dévoué, expérimente dans son
travail le plaisir d’être une source, qui déborde et
rafraîchit les autres. Seul celui qui se sent porter
à chercher le bien du prochain, et désire le bonheur
des autres, peut être missionnaire. Cette ouverture
du cœur est source de bonheur, car « il y a plus de
bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35).
Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se
cachant, en refusant de compatir et de donner, en
s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre
qu’un lent suicide.
273. La mission au cœur du
peuple n’est ni une partie de ma vie ni un ornement
que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de
l’existence. Elle est quelque chose que je ne peux
pas arracher de mon être si je ne veux pas me
détruire. Je suis une mission sur cette
terre, et pour cela je suis dans ce monde. Je dois
reconnaître que je suis comme marqué au feu par
cette mission afin d’éclairer, de bénir, de
vivifier, de soulager, de guérir, de libérer. Là
apparaît l’infirmière dans l’âme, le professeur dans
l’âme, le politique dans l’âme, ceux qui ont décidé,
au fond, d’être avec les autres et pour les autres.
Toutefois, si une personne met d’un côté son devoir
et de l’autre sa vie privée, tout deviendra triste,
et elle vivra en cherchant sans cesse des
gratifications ou en défendant ses propres intérêts.
Elle cessera d’être peuple.
274. Pour partager la vie des
gens et nous donner généreusement, nous devons
reconnaître aussi que chaque personne est digne de
notre dévouement. Ce n’est ni pour son aspect
physique, ni pour ses capacités, ni pour son
langage, ni pour sa mentalité ni pour les
satisfactions qu’elle nous donne, mais plutôt parce
qu’elle est œuvre de Dieu, sa créature. Il l’a créée
à son image, et elle reflète quelque chose de sa
gloire. Tout être humain fait l’objet de la
tendresse infinie du Seigneur, qui habite dans sa
vie. Jésus Christ a versé son précieux sang sur la
croix pour cette personne. Au-delà de toute
apparence, chaque être est infiniment sacré et
mérite notre affection et notre dévouement.
C’est pourquoi, si je réussis à aider une seule
personne à vivre mieux, cela justifie déjà le don de
ma vie. C’est beau d’être un peuple fidèle de Dieu.
Et nous atteignons la plénitude quand nous brisons
les murs, pour que notre cœur se remplisse de
visages et de noms !
275. Dans le deuxième chapitre,
nous avons réfléchi sur ce manque de spiritualité
profonde qui se traduit par le pessimisme, le
fatalisme, la méfiance. Certaines personnes ne se
donnent pas à la mission, car elles croient que rien
ne peut changer et pour elles il est alors inutile
de fournir des efforts. elles pensent ceci :
“Pourquoi devrais-je me priver de mon confort et de
mes plaisirs si je ne vois aucun résultat important
?”. Avec cette mentalité il devient impossible
d’être missionnaires. Cette attitude est précisément
une mauvaise excuse pour rester enfermés dans le
confort, la paresse, la tristesse de
l’insatisfaction, le vide égoïste. Il s’agit d’une
attitude autodestructrice, car « l’homme ne peut pas
vivre sans espérance : sa vie serait vouée à
l’insignifiance et deviendrait insupportable ».
Si nous pensons que les choses ne vont pas changer,
souvenons-nous que Jésus Christ a vaincu le péché et
la mort et qu’il est plein de puissance. Jésus
Christ vit vraiment. Autrement, « si le Christ
n’est pas ressuscité, vide alors est notre message »
(1 Co 15, 14). L’Évangile nous raconte que
les premiers disciples allèrent prêcher, « le
Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole »
(Mc 16, 20). Cela s’accomplit aussi de nos
jours. Il nous invite à le connaître, à vivre avec
lui. Le Christ ressuscité et glorieux est la source
profonde de notre espérance, et son aide ne nous
manquera pas dans l’accomplissement de la mission
qu’il nous confie.
276. Sa résurrection n’est pas
un fait relevant du passé ; elle a une force de vie
qui a pénétré le monde. Là où tout semble être mort,
de partout, les germes de la résurrection
réapparaissent. C’est une force sans égale. Il est
vrai que souvent Dieu semble ne pas exister : nous
constatons que l’injustice, la méchanceté,
l’indifférence et la cruauté ne diminuent pas.
Pourtant, il est aussi certain que dans l’obscurité
commence toujours à germer quelque chose de nouveau,
qui tôt ou tard produira du fruit. Dans un champ
aplani commence à apparaître la vie, persévérante et
invincible. La persistance de la laideur n’empêchera
pas le bien de s’épanouir et de se répandre
toujours. Chaque jour, dans le monde renaît la
beauté, qui ressuscite transformée par les drames de
l’histoire. Les valeurs tendent toujours à
réapparaître sous de nouvelles formes, et de fait,
l’être humain renaît souvent de situations qui
semblent irréversibles. C’est la force de la
résurrection et tout évangélisateur est un
instrument de ce dynamisme.
277. De nouvelles difficultés
apparaissent aussi continuellement, l’expérience de
l’échec, les bassesses humaines qui font beaucoup de
mal. Tous nous savons, par expérience, que parfois
une tâche n’offre pas les satisfactions que nous
aurions désirées, les fruits sont infimes et les
changements sont lents, et on peut être tenté de se
fatiguer. Cependant, quand, à cause de la fatigue,
quelqu’un baisse momentanément les bras, ce n’est
pas la même chose que les baisser définitivement car
on est submergé par un désenchantement chronique,
par une paresse qui assèche l’âme. Il peut arriver
que le cœur se lasse de lutter, car, au final, la
personne se cherche elle-même à travers un
carriérisme assoiffé de reconnaissances,
d’applaudissements, de récompenses, de fonctions ; à
ce moment-là, la personne ne baisse pas les bras,
mais elle n’a plus de mordant ; la résurrection lui
manque. Ainsi, l’Évangile, le plus beau message qui
existe en ce monde, reste enseveli sous de
nombreuses excuses.
278. La foi signifie aussi
croire en lui, croire qu’il nous aime vraiment,
qu’il est vivant, qu’il est capable d’intervenir
mystérieusement, qu’il ne nous abandonne pas, qu’il
tire le bien du mal par sa puissance et sa
créativité infinie. C’est croire qu’il marche
victorieux dans l’histoire « avec les siens : les
appelés, les choisis, les fidèles » (Ap 17,
14). Nous croyons à l’Évangile qui dit que le Règne
de Dieu est déjà présent dans le monde, et qu’il se
développe çà et là, de diverses manières : comme une
petite semence qui peut grandir jusqu’à devenir un
grand arbre (cf. Mt 13, 31-32), comme une
poignée de levain, qui fait fermenter une grande
quantité de farine (cf. Mt 13, 33), et comme
le bon grain qui grandit au milieu de l’ivraie (cf. Mt 13,
24-30), et peut toujours nous surprendre
agréablement. Il est présent, il vient de nouveau,
il combat pour refleurir. La résurrection du Christ
produit partout les germes de ce monde nouveau ; et
même s’ils venaient à être taillés, ils poussent de
nouveau, car la résurrection du Seigneur a déjà
pénétré la trame cachée de cette histoire, car Jésus
n’est pas ressuscité pour rien. Ne restons pas en
marge de ce chemin de l’espérance vivante !
279. Comme nous ne voyons pas
toujours ces bourgeons, nous avons besoin de
certitude intérieure, c’est-à-dire de la conviction
que Dieu peut agir en toutes circonstances, même au
milieu des échecs apparents, car « nous tenons ce
trésor en des vases d’argile » (2 Co 4, 7).
Cette certitude s’appelle “sens du mystère”. C’est
savoir avec certitude que celui qui se donne et s’en
remet à Dieu par amour sera certainement fécond
(cf. Jn 15, 5). Cette fécondité est souvent
invisible, insaisissable, elle ne peut pas être
comptée. La personne sait bien que sa vie donnera du
fruit, mais sans prétendre connaître comment, ni où,
ni quand. Elle est sûre qu’aucune de ses œuvres
faites avec amour ne sera perdue, ni aucune de ses
préoccupations sincères pour les autres, ni aucun de
ses actes d’amour envers Dieu, ni aucune fatigue
généreuse, ni aucune patience douloureuse. Tout cela
envahit le monde, comme une force de vie. Parfois,
il nous semble que nos efforts ne portent pas de
fruit, pourtant la mission n’est pas un commerce ni
un projet d’entreprise, pas plus qu’une organisation
humanitaire, ni un spectacle pour raconter combien
de personnes se sont engagées grâce à notre
propagande ; elle est quelque chose de beaucoup plus
profond, qui échappe à toute mesure. Peut-être que
le Seigneur passe par notre engagement pour déverser
des bénédictions quelque part, dans le monde, dans
un lieu où nous n’irons jamais. L’Esprit Saint agit
comme il veut, quand il veut et où il veut ; nous
nous dépensons sans prétendre, cependant, voir des
résultats visibles. Nous savons seulement que notre
don de soi est nécessaire. Apprenons à nous reposer
dans la tendresse des bras du Père, au cœur de notre
dévouement créatif et généreux. Avançons,
engageons-nous à fond, mais laissons-le rendre
féconds nos efforts comme bon lui semble.
280. Pour maintenir vive
l’ardeur missionnaire, il faut une confiance ferme
en l’Esprit Saint, car c’est lui qui « vient au
secours de notre faiblesse » (Rm 8, 26). Mais
cette confiance généreuse doit s’alimenter et c’est
pourquoi nous devons sans cesse l’invoquer. Il peut
guérir tout ce qui nous affaiblit dans notre
engagement missionnaire. Il est vrai que cette
confiance en l’invisible peut nous donner le vertige
: c’est comme se plonger dans une mer où nous ne
savons pas ce que nous allons rencontrer. Moi-même
j’en ai fait l’expérience plusieurs fois. Toutefois,
il n’y a pas de plus grande liberté que de se
laisser guider par l’Esprit, en renonçant à vouloir
calculer et contrôler tout, et de permettre à
l’Esprit de nous éclairer, de nous guider, de nous
orienter, et de nous conduire là où il veut. Il sait
bien ce dont nous avons besoin à chaque époque et à
chaque instant. On appelle cela être mystérieusement
féconds !
281. Il y a une forme de prière
qui nous stimule particulièrement au don de
nous-mêmes pour l’évangélisation et nous motive à
chercher le bien des autres : c’est l’intercession.
Regardons un instant l’être intérieur d’un grand
évangélisateur comme saint Paul, pour comprendre
comment était sa prière. Sa prière était remplies de
personnes : « En tout temps dans toutes mes
prières pour vous tous […] car je vous porte dans
mon cœur » (Ph 1, 4.7). Nous découvrons alors
que la prière d’intercession ne nous éloigne pas de
la véritable contemplation, car la contemplation qui
se fait sans les autres est un mensonge.
282. Cette attitude se
transforme aussi en remerciement à Dieu pour les
autres : « Et d’abord je remercie mon Dieu par Jésus
Christ à votre sujet à tous » (Rm 1, 8).
C’est un remerciement constant : « Je rends grâce à
Dieu sans cesse à votre sujet pour la grâce
de Dieu qui vous a été accordée dans le Christ Jésus
» (1 Co 1, 4) ; « Je rends grâce à Dieu chaque
fois que je fais mémoire de vous » (Ph 1,
3). Ce n’est pas un regard incrédule, négatif et
privé d’espérance, mais bien un regard spirituel, de
foi profonde, qui reconnaît ce que Dieu même fait en
eux. En même temps, c’est la gratitude qui vient
d’un cœur vraiment attentif aux autres. De cette
manière, quand un évangélisateur sort de sa prière,
son cœur est devenu plus généreux, il s’est libéré
de l’isolement et il désire faire le bien et
partager la vie avec les autres.
283. Les grands hommes et
femmes de Dieu furent de grands intercesseurs.
L’intercession est comme « du levain » au sein de la
Trinité. C’est pénétrer dans le Père et y découvrir
de nouvelles dimensions qui illuminent les
situations concrètes et les changent. Nous pouvons
dire que l’intercession émeut le cœur de Dieu, mais,
en réalité, c’est lui qui nous précède toujours, et
ce que nous sommes capables d’obtenir par notre
intercession c’est la manifestation, avec une plus
grande clarté, de sa puissance, de son amour et de
sa loyauté au sein de son peuple.
284. Avec l’Esprit Saint, il y
a toujours Marie au milieu du peuple. Elle était
avec les disciples pour l’invoquer (cf. Ac 1,
14), et elle a ainsi rendu possible l’explosion
missionnaire advenue à la Pentecôte. Elle est la
Mère de l’Église évangélisatrice et sans elle nous
n’arrivons pas à comprendre pleinement l’esprit de
la nouvelle évangélisation.
285. Sur la croix, quand le
Christ souffrait dans sa chair la dramatique
rencontre entre le péché du monde et la miséricorde
divine, il a pu voir à ses pieds la présence
consolatrice de sa Mère et de son ami. En ce moment
crucial, avant de proclamer que l’œuvre que le Père
lui a confiée est accomplie, Jésus dit à Marie : «
Femme, voici ton fils ». Puis il dit à l’ami
bien-aimé : « Voici ta mère » (Jn 19, 26-27).
Ces paroles de Jésus au seuil de la mort n’expriment
pas d’abord une préoccupation compatissante pour sa
mère, elles sont plutôt une formule de révélation
qui manifeste le mystère d’une mission salvifique
spéciale. Jésus nous a laissé sa mère comme notre
mère. C’est seulement après avoir fait cela que
Jésus a pu sentir que « tout était achevé » (Jn 19,
28). Au pied de la croix, en cette grande heure de
la nouvelle création, le Christ nous conduit à
Marie. Il nous conduit à elle, car il ne veut pas
que nous marchions sans une mère, et le peuple lit
en cette image maternelle tous les mystères de
l’Évangile. Il ne plaît pas au Seigneur que l’icône
de la femme manque à l’Église. Elle, qui l’a
engendré avec beaucoup de foi, accompagne aussi « le
reste de ses enfants, ceux qui gardent les
commandements de Dieu et possèdent le témoignage de
Jésus » (Ap 12, 17). L’intime connexion entre
Marie, l’Église et chaque fidèle, qui, chacun à sa
manière, engendrent le Christ, a été exprimée de
belle manière par le bienheureux Isaac de l’Etoile :
« Dans les Saintes Écritures, divinement inspirées,
ce qu’on entend généralement de l’Église, vierge et
mère, s’entend en particulier de la Vierge Marie […]
On peut pareillement dire que chaque âme fidèle est
épouse du Verbe de Dieu, mère du Christ, fille et
sœur, vierge et mère féconde […] Le Christ demeura
durant neuf mois dans le sein de Marie ; il
demeurera dans le tabernacle de la foi de l’Église
jusqu’à la fin des siècles ; et, dans la
connaissance et dans l’amour de l’âme fidèle, pour
les siècles des siècles ».
286. Marie est celle qui sait
transformer une grotte pour des animaux en maison de
Jésus, avec de pauvres langes et une montagne de
tendresse. Elle est la petite servante du Père qui
tressaille de joie dans la louange. Elle est l’amie
toujours attentive pour que le vin ne manque pas
dans notre vie. Elle est celle dont le cœur est
transpercé par la lance, qui comprend tous les
peines. Comme mère de tous, elle est signe
d’espérance pour les peuples qui souffrent les
douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que naisse la
justice. Elle est la missionnaire qui se fait proche
de nous pour nous accompagner dans la vie, ouvrant
nos cœurs à la foi avec affection maternelle. Comme
une vraie mère, elle marche avec nous, lutte avec
nous, et répand sans cesse la proximité de l’amour
de Dieu. Par les différentes invocations mariales,
liées généralement aux sanctuaires, elle partage
l’histoire de chaque peuple qui a reçu l’Évangile,
et fait désormais partie de son identité historique.
Beaucoup de parents chrétiens demandent le Baptême
de leurs enfants dans un sanctuaire marial,
manifestant ainsi leur foi en l’action maternelle de
Marie qui engendre de nouveaux enfants de Dieu. Dans
les sanctuaires, on peut percevoir comment Marie
réunit autour d’elle des enfants qui, avec bien des
efforts, marchent en pèlerins pour la voir et se
laisser contempler par elle. Là, ils trouvent la
force de Dieu pour supporter leurs souffrances et
les fatigues de la vie. Comme à saint Juan Diego,
Marie leur donne la caresse de sa consolation
maternelle et leur murmure : « Que ton cœur ne se
trouble pas […] Ne suis-je pas là, moi ta Mère ? ».
287. À la Mère de l’Évangile
vivant nous demandons d’intercéder pour que toute la
communauté ecclésiale accueille cette invitation à
une nouvelle étape dans l’évangélisation. Elle est
la femme de foi, qui vit et marche dans la foi, et
« son pèlerinage de foi exceptionnel représente une
référence constante pour l’Église ». Elle
s’est laissé conduire par l’Esprit, dans un
itinéraire de foi, vers un destinde service et de
fécondité. Nous fixons aujourd’hui notre regard sur
elle, pour qu’elle nous aide à annoncer à tous le
message de salut, et pour que les nouveaux disciples
deviennent des agents évangélisateurs. Dans
ce pèlerinage d’évangélisation, il y aura des
moments d’aridité, d’enfouissement et même de la
fatigue, comme l’a vécu Marie durant les années de
Nazareth, alors que Jésus grandissait : « C’est là
le commencement de l’Évangile, c’est-à-dire de la
bonne nouvelle, de la joyeuse nouvelle. Il n’est
cependant pas difficile d’observer en ce
commencement une certaine peine du cœur, rejoignant
une sorte de “nuit de la foi” – pour reprendre
l’expression de saint Jean de la Croix –, comme un
“voile” à travers lequel il faut approcher
l’Invisible et vivre dans l’intimité du mystère.
C’est de cette manière, en effet, que Marie, pendant
de nombreuses années, demeura dans l’intimité du
mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de
foi ».
288. Il y a un style marial
dans l’activité évangélisatrice de l’Église. Car,
chaque fois que nous regardons Marie nous voulons
croire en la force révolutionnaire de la tendresse
et de l’affection. En elle, nous voyons que
l’humilité et la tendresse ne sont pas les vertus
des faibles, mais des forts, qui n’ont pas besoin de
maltraiter les autres pour se sentir importants. En
la regardant, nous découvrons que celle qui louait
Dieu parce qu’« il a renversé les potentats de leurs
trônes » et « a renvoyé les riches les mains vides »
(Lc 1, 52.53) est la même qui nous donne de
la chaleur maternelle dans notre quête de justice.
C’est aussi elle qui « conservait avec soi toutes
ces choses, les méditant en son cœur » (Lc 2,
19). Marie sait reconnaître les empreintes de
l’Esprit de Dieu aussi bien dans les grands
événements que dans ceux qui apparaissent
imperceptibles. Elle contemple le mystère de Dieu
dans le monde, dans l’histoire et dans la vie
quotidienne de chacun de nous et de tous. Elle est
aussi bien la femme orante et laborieuse à Nazareth,
que notre Notre-Dame de la promptitude, celle qui
part de son village pour aider les autres « en hâte
» (cf. Lc 1, 39-45). Cette dynamique de
justice et de tendresse, de contemplation et de
marche vers les autres, est ce qui fait d’elle un
modèle ecclésial pour l’évangélisation. Nous la
supplions afin que, par sa prière maternelle, elle
nous aide pour que l’Église devienne une maison pour
beaucoup, une mère pour tous les peuples, et rende
possible la naissance d’un monde nouveau. C’est le
Ressuscité qui nous dit, avec une force qui nous
comble d’une immense confiance et d’une espérance
très ferme : « Voici, je fais l’univers nouveau » (Ap 21,
5). Avec Marie, avançons avec confiance vers cette
promesse, et disons-lui :
Vierge et Mère Marie,
toi qui, mue par l’Esprit,
as accueilli le Verbe de la vie
dans la profondeur de ta foi humble,
totalement abandonnée à l’Éternel,
aide-nous à dire notre “oui”
dans l’urgence, plus que jamais pressante,
de faire retentir la Bonne Nouvelle de Jésus.
Toi, remplie de la présence du
Christ,
tu as porté la joie à Jean-Baptiste,
le faisant exulter dans le sein de sa mère.
Toi, tressaillant de joie,
tu as chanté les merveilles du Seigneur.
Toi, qui es restée ferme près de la Croix
avec une foi inébranlable
et a reçu la joyeuse consolation de la
résurrection,
tu as réuni les disciples dans l’attente de
l’Esprit
afin que naisse l’Église évangélisatrice.
Obtiens-nous maintenant une
nouvelle ardeur de ressuscités
pour porter à tous l’Évangile de la vie
qui triomphe de la mort.
Donne-nous la sainte audace de chercher de nouvelles
voies
pour que parvienne à tous
le don de la beauté qui ne se ternit pas.
Toi, Vierge de l’écoute et de
la contemplation,
mère du bel amour, épouse des noces éternelles,
intercède pour l’Église, dont tu es l’icône très
pure,
afin qu’elle ne s’enferme jamais et jamais se
s’arrête
dans sa passion pour instaurer le Royaume.
Étoile de la nouvelle
évangélisation,
aide-nous à rayonner par le témoignage de la
communion,
du service, de la foi ardente et généreuse,
de la justice et de l’amour pour les pauvres,
pour que la joie de l’Évangile
parvienne jusqu’aux confins de la terre
et qu’aucune périphérie ne soit privée de sa
lumière.
Mère de l’Évangile vivant,
source de joie pour les petits,
prie pour nous.
Amen. Alléluia !
Donné à Rome, près de Saint
Pierre, à la conclusion de l’Année de la foi, le 24
novembre 2013, Solennité de Notre Seigneur Jésus
Christ, Roi de l’Univers, en la première année de
mon Pontificat.
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