Ce fut une grande joie pour la rieuse jeunesse de
Coimbra de rencontrer, un
jour
de l’année 1543, au sortir des cours de l’Université, un pauvre novice de la
Compagnie de Jésus tout occupé, sur la grande place, à faire avancer au baudet
trop chargé, qui refusait net d’aller plus loin. On voyait l’infortuné
conducteur flatter sa monture, l’encourager, la
gourmander, la pousser, sans
aucun résultat. La joyeuse troupe eut bientôt entouré le guide et la bête, et
ses bruyants éclats de rire mirent le comble à l’affolement de l’âne rebelle.
L’hilarité des étudiants n’eut plus de bornes, lorsqu’ils reconnurent, dans ce
novice fort embarrassé, ou qui semblait l’être, leur ancien condisciple Gonçalo
da Silveira, fils de Luis da Silveira, comte de Sortelha, grand alcalde d’Alenquer et capitaine des gardes du roi Jean III de Portugal.
Certes, la foi était vive au seizième siècle, surtout
chez les Portugais. On savait encore admirer la noble abnégation de ces grands
du monde, s’appauvrissant et s’humiliant de gaieté de cœur pour l’amour de
Jésus-Christ. Mais le jeune âge n’a jamais été communément celui de la
réflexion, et tous les spectateurs de cette scène grotesque lançaient à Silveira
les plus mordants quolibets.
Lui, pourtant, restait calme et le front serein; un
œil exercé aurait même lu dans ces traits une secrète joie. On le traitait
d’insensé, d’idiot: on ne pouvait lui faire de plus grand plaisir. N’avait-il
pas à s’aguerrir contre les humiliations, pour l’amour et l’honneur de Dieu? Qui
sait si, pour jeter aux délicatesses de l’amour-propre un plus audacieux défi,
il n’avait pas solliciter maintenant que la Compagnie de Jésus élevait un
collège à Coimbra, la faveur de transporter le bois ou le sable ? Qui sait même
si, en dépit de ses efforts apparents, il ne s »appliquait pas à prolonger outre
mesure cette scène ridicule, pour augmenter le mérite de son humilité ?
Du moins l’un des assistants crut deviner en lui cet
étrange calcul.
C’était un jeune homme dont les grandes manières et
le riche costume décelaient la noble origine. Il se détacha soudain du groupe
moqueur, et allant droit à Gonçalo:
« — C’est assez, je pense, mon frère,
lui dit-il d’une voix brève et irritée. De grâce, ne vous jouez pas plus
longtemps de l’honneur de notre famille. »
Le novice jeta sur son frère un affectueux regard,
puis il lui répondit d’un ton grave qui imposa silence aux jeunes étourdis:
« — Alvaro, j’aimerais mieux avoir cet âne
à garder toute ma vie, si Dieu le voulait ainsi, que de reprendre un seul des
châteaux et des domaines que je vous ai laissés. »
Tels étaient les sentiments de Silveira, à l’âge de
dix-sept ans, novice depuis quelques semaines à peine. Cet héroïsme naissant ne
devait pas se démentir un seul jour.
Pendant ses études de philosophie, on voyait le noble
adolescent se mêler aux esclaves nègres employés dans le collège aux services
les plus bas, et les servir avec empressement. Un jour il assistait au pansement
d’une plaie dégoûtante: tout son être frémit à cette vue; il détourne la tête
avec horreur. Mais aussitôt, honteux de cette faiblesse, il jette un regard vers
Dieu pour lui demander son aide, et, revenant auprès du malade, il renouvelle
hardiment, malgré les révoltes de la nature, l’acte effrayant de mortification
dont François Xavier avait donné l’exemple.
L’homme comprend a peine ces prodiges de l’humilité
chrétienne; souvent même il les blâme, il s’en indigne. Mais Dieu, qui en sait
un peu plus que l’homme, montre bien qu’il apprécie autrement les triomphes
remportés sur la sensualité et l’orgueil. Ces prétendus insensés, condamnés
d’abord par le monde, deviennent des conquérants d’âmes dont les exploits
forcent l’admiration du monde lui-même. Gonçalo da Silveira devait être un jour
le premier apôtre et le premier martyr de l’Afrique australe.
La Compagnie de Jésus, alors à son berceau, n’avait
pas fait encore une large part à l’éducation de la jeunesse. Aussi ses religieux
se trouvaient-ils appliqués d’assez bonne heure aux travaux du saint ministère.
Peu d’années après avoir terminé son noviciat, Gonçalo da Silveira était revêtu
du sacerdoce et envoyé comme missionnaire à Porto.
Le peuple de Porto admira bientôt, dans le nouveau
prédicateur, ce zèle, cette sainte folie de la Croix, que le novice avaient
montrées à Coimbra.
A ce gentilhomme élevé dans les délicatesses de
l’opulence, il fallait la pauvreté évangélique avec toutes ses rigueurs, avec
ses ingénieuses recherches. Le père Gonçalo parcourait la ville et les localités
voisines toujours à pied et en mendiant son pain de porte en porte. Jamais on ne
put lui faire agréer un vêtement neuf; on devait même user de stratagèmes et
profiter de son sommeil, pour remplacer sa pauvre soutane par une autre, non
moins vieille mais un peu plus convenable.
Un jour qu’il revenait de Tomar à Coimbra, de bons
villageois s’aperçurent que les pieds du missionnaire, mal protégés par de
misérables sandales, étaient tout en sang. Touchés de compassion à cette vue,
ils résolurent de porter vite remède au mal; mais ils connaissaient le père Gonçalo et ne voulaient pas s’exposer inutilement à un refus. Le mot d’ordre est
donné: tout le village vient à la rencontre du Père; on l’entoure, on le presse,
et, malgré ses protestations, quelques vigoureux paysans le portent sur leurs
bras au milieu de la foule, comme pour lui faire honneur. C’était le moment
favorable pour opérer une charitable substitution. Lorsque le missionnaire
obtint enfin de se dérober à ces démonstrations moins naïves qu’il ne pensait,
il avait aux pieds une bonne et solide chaussure qui lui épargna dès lors les
fatigues de la marche.
Le comte Tiago
1
da Silveira, frère du père Gonçalo, fut moins heureux que ces bons paysans: ses
intentions généreuses trouvèrent un obstacle insurmontable dans l’humilité du
saint missionnaire.
Gonçalo se rendait à Rome, où l’appelait un ordre de
ses supérieurs. S’étant mis en route pour faire tout le voyage à pied, selon son
habitude, il s’aperçut bientôt que, derrière lui, cheminait un serviteur du
comte dom Tiago, conduisant un cheval chargé d’une litière et de provisions.
Dom Tiago avait offert une monture à son frère, pour
un si long et pénible voyage; et sur le refus de Gonçalo, il veillait du moins à
la sécurité et à la santé du bien-aimé pèlerin.
Ce n’était pas ainsi que le père Silveira entendait
la confiance en Dieu et le complet abandon à la divine Providence. Il se
plaignit amèrement de ces attentions, et ordonna au serviteur de s’en retourner
au plus tôt chez son maître, lui, sa litière et ses provisions.
Ce fut alors une lutte entre les deux frères: lutte
admirable, où l’humilité du religieux l’emporta. Dom Tiago exigea seulement que Gonçalo prendrait une somme d’argent pour subvenir à ses besoins. Pour ne pas le
contrister, le missionnaire y consentit, et garda sur lui, pendant quelques
jours, les riches aumônes du comte. Mais lorsqu’il fut arrivé dans un pays où
son nom était inconnu, il se hâta d’aller demander asile à un hôpital, et à son
départ, il distribua cette somme aux pauvres malades, sans se réserver une seule
pièce d’or.
On devine aisément quelles mortifications
couronnaient un tel dénuement. Gonçalo devait porter lui-même sur ses épaules
ses livres, ses cahiers de sermons et les aumônes qu’il demandait sur sa route
en compagnie des pauvres. Combien de fois ne l’a-t-on pas vu s’asseoir, épuisé
de fatigue, sur les marches d’une église, ouvrir sa besace et manger avec une
sainte joie le pain de la charité!
Mais c’étaient là ses délices, et il s’en montrait
jaloux. A un homme compatissant qui lui offrait les services d’un de ses
esclaves, pour porter sa lourde et gênante besace, il répondit en souriant:
« — Je vous remercie de grand cœur; mais, comme je
suis très pauvre en mérites, j’ai bien garde de donner à votre esclave ceux que
je peux gagner en portant moi-même ce léger fardeau. »
Comment s’étonner si, faisant revivre ainsi les
exemples des Apôtres, le père Silveira renouvelait en même temps leurs
prodigieux succès? A sa voix, les pécheurs renonçaient à leurs longs
dérèglements, les monastères se réformaient, la piété reprenait son doux empire
au sein des villages et des cités. Les populations se disputaient le saint
missionnaire.
Ramenés à Dieu par les efforts de son zèle, les
habitants de Tomar craignent de le voir trop tôt ravi à leur reconnaissance.
D’un commun accord, ils envoient une députation à la cour, pour exposer au roi
combien ils ont besoin encore des secours et des exemples du père Gonçalo. Le
démarche est couronnée d’un plein succès, et, sur un ordre royal, le Père doit
se résoudre à demeurer encore quatre mois au milieu d’eux.
Le zèle et les talents de Silveira demandaient un
plus vaste théâtre: ses supérieurs l’appelèrent à Lisbonne pour gouverner la
Maison professe. On appelait de ce nom, dans la Compagnie de Jésus, des
résidences composées exclusivement de religieux profès. Tenus, en cette qualité,
à observer d’une manière plus parfaite la pauvreté évangélique, elles ne
devaient avoir d’autres ressources que les aumônes des fidèles. Avant la
persécution dont les Jésuites furent l’objet en 1762, les grandes villes de
France possédaient toutes une “Maison professe”, et aujourd’hui
2 encore, certains quartiers ont gardé
ce nom.
On eut beau élever Silveira aux plus hautes dignités
de son Ordre, elles ne diminuèrent en rien ni son humilité ni ses pénibles
travaux. Debout à toute heure, il allait du confessionnal à la chaire, de la
chaire au confessionnal, se donnant de tout son cœur et avec un égal dévouement
aux plus nobles gentilshommes et aux pauvres nègres.
La cour de Portugal connaissait de longue date le
zélé supérieur de la Maison professe. Les parents de Silveira occupaient les
premières charges du royaume. Il appartenait donc par plus d’un côté à la pieuse
famille royale, et la reine-mère, dona Catarina, ne manqua pas de faire le
nécessaire pour réclamer la présence du père Silveira auprès d’elle et de son
fils.
Gonçalo obéit, mais avec une vive répugnance, et en
se promettant bien de rien abdiquer de sa liberté apostolique. A peine chargé de
prêcher au palais, il tonna contre l’orgueil et le faste des grands, sans aucun
ménagement pour son brillant auditoire. Un jour surtout, il accabla de reproches
véhéments et de mordantes ironies le luxe des dames de la cour. Il termina son
sermon en déclarant qu’il n’avait plus devant les yeux des chrétiennes, des
images du Dieu vivant, mais “des cadavres recouverts d’or et de soie”.
Cette violente apostrophe excita, comme on le pense,
une vive émotion. Silveira quitta la cour bien persuadé qu’il n’y serait pas
rappelé de longtemps. C’était, il est vrai, l’objet de tous ses désirs. Il ne
douta plus de cette disgrâce tant souhaitée, lorsqu’un message royal vint, le
soir même, lui ordonner de se rendre auprès de la reine-mère.
L’espoir de l’humble Gonçalo fut vite déçu.
« — Mon père, lui dit dona Catarina,
vous nous avez traitées durement ce matin. Mais vos plaintes étaient justes, et
nous entendons bien en profiter. Les dames de la cour m’ont priée de vous
remercier en leur nom, et de vous promettre qu’à l’avenir elles retrancheront de
leurs habits toutes les veines superfluités que vous avez condamnées. »
Cette promesse fut tenue. Les ambassadeurs étrangers
virent avec admiration, à partir de ce jour, la gravité et la modestie régner
dans une des cours les plus puissantes et les plus riches de l’Europe.
Gonçalo fut obligé de recourir à d’autres moyens pour
être délivré d’un honneur qui l’importunait.
Sa parole devint bientôt moins élégante, moins
pathétique. Un jour, au milieu d’une instruction donnée dans la chapelle royale,
il s’arrêta court et comme interdit. Son regard, ses gestes semblaient trahir un
subit affaiblissement de sa raison. Mais, par malheur pour lui, on le savait
capable de mettre tout en œuvre pour se procurer une humiliation publique. Loin
de concevoir à son égard le mépris qu’espérait Gonçalo, l’auguste famille de
Portugal et la cour entière redoublèrent d’estime pour sa vertu, et lui
prodiguèrent plus que jamais les marques de leur respect et de leur affection.
C’en était trop pour l’humble religieux. Saint Ignace
de Loyola gouvernait encore la Compagnie dont il était le fondateur. Gonçalo
écrit à son vénéré Supérieur général, et lui demande en grâce de l’éloigner d’un
pays où tout le monde est conjuré pour combler d’honneurs un homme qui ne mérite
que le mépris. Qu’on l’envoie dans les Indes pour catéchiser les pauvres
idolâtres; c’est tout ce qu’il sait faire et tout ce qu’il désire. Trop heureux
mille fois, s’il peut consacrer sa vie entière à cette humble tâche!
Saint Ignace tressaillit de joie. Les amis passionnés
de Jésus crucifié étaient les hommes selon son cœur. Sans s’inquiéter du vide
que ferait dans la province de Portugal le départ du père Gonçalo da Silveira,
il lui répondit : “Allez!”
Gonçalo s’embarqua aussitôt à Lisbonne, et fit voile
vers Goa. C’était en 1556. Il avait à peine trente ans.
Un attrait irrésistible appelait depuis longtemps Gonçalo aux rudes labeurs
des
Missions étrangères. Au rapport des premiers historiens de ce grand homme, Dieu
même aurait avivé encore dans ce cœur d’apôtre l’ardeur de ce voue, en lui
révélant que sa générosité aurait pour récompense le martyre. Cette révélation
aurait été, d’après eux, connue à Coimbra bien avant le départ du Père pour les
Indes. Un prodige arrivé en public semble la confirmer.
Silveira célébrait la messe à Lisbonne, dans l’église
de Saint-Roch. Le pieux usage des églises de France, qui nous fait courber
respectueusement la tête au moment de l’élévation, usage introduit, assurent
quelques historiens, par notre saint roi Louis IX, n’était pas, du moins alors,
établi en Portugal. Les fidèles trouvaient aussi conforme à leur foi et à leur
piété de contempler avec amour l’Hostie sainte et le calice du salut offerts par
le prêtre à leurs regards. Aussi, lorsque Gonçalo éleva le calice, les yeux des
assistants étaient fixés sur la coupe qui contenait le prix de notre rédemption,
lorsque tout à coup des cris d’étonnement s’échappent de la foule: les mains du
prêtre paraissaient toutes dégouttantes de sang. Jésus manifestait ainsi que les
voues ardents de son serviteur étaient exaucés. Gonçalo, passionné pour le salut
des âmes, aurait l’insigne honneur de les racheter de l’enfer en mêlant son sang
au sang de son Dieu.
Cependant une telle félicité devait être conquise au
prix de bien des sacrifices. Le premier que le bon Maître voulut imposer à son
humble serviteur, fut d’élever Silveira, malgré sa jeunesse, à la dignité de
Provincial des Indes, presque aussitôt après son débarquement à Goa. Gonçalo,
consterné, commença un jeûne de vingt jours au pain et à l’eau, pour obtenir
immédiatement un successeur; mais ce fut en vain: il fallut prendre la direction
de cette immense province et le commandement d’une légion d’apôtres.
L’épreuve ne fut pas longue. Après trois années de
gouvernement, le jeune Provincial fut relevé de sa charge. Durant ce court
espace de temps, il avait réformé l’important collège de Saint-Paul, donné une
vigoureuse impulsion à la propagation de l’Évangile, et relevé le niveau des
études, en perfectionnant les méthodes, et même en décernant des récompenses aux
jeunes religieux appliqués aux travaux littéraires.
Prêchant surtout l’exemple, il savait exercer à
propos les petites pratiques de l’humilité religieuse. Souvent, après le repas,
il allait à la cuisine laver la vaisselle, en compagnie des Frères coadjuteurs
et des esclaves; et le père de Sousa, son historien, tout rempli de classiques
réminiscences, ajoute que « si le saint Provincial n’eut pas comme Midas, le
pouvoir de tout changer en or, il avait du moins la patience de faire briller
comme l’argent tout ce qui passait par ses mains. »
Les intérêts de la colonie portugaise ne furent pas
négligés. Partout on avait vu Silveira combattre hardiment les abus, réprimer
l’injustice, flétrir le vice, assurer un asile au repentir, multiplier et
soutenir les œuvres de charité. Ce ne fut point sans éprouver de terribles
résistances. Ces luttes pénibles que les hérauts de l’Évangile ont à soutenir
contre ceux-là même qui leur devraient aide et protection ne datent pas d’hier.
Mais Silveira ne recula jamais, et les persécutions servirent seulement à
retremper son courage pour le grand combat qu’il s’apprêtait à livrer.
Redevenu simple missionnaire, Gonçalo demanda et
obtint enfin, par ses instances, cette mission de la Cafrerie où Dieu
l’appelait. Avant de s’embarquer pour le Mozambique, il se prépara longuement
par la prière et la pénitence. Pour cacher aux yeux des hommes les rigueurs de
sa mortification, il se rendait tous les jours dans une petite chapelle isolée.
Là, il célébrait la messe avec une ferveur séraphique, qui renouvelait tous les
jours pour lui les délicieux environnements de sa première oblation. Il
partageait ensuite son temps entre la prière et l’étude. Jeûnes au pain et à
l’eau, cilice, chaînes de fer, disciplines armées de pointes, son zèle mettait
tout en œuvre pour attirer les bénédictions de Dieu sur ses prochains travaux.
Quand une partie de son corps était trop meurtrie pour recevoir de nouveaux
coups, ils les déchargeait sur une autre. Si les blessures s’envenimaient, il y
versait de l’huile de coco pour tout remède. Ses prières se prolongeaient bien
avant dans la nuit. Lorsque la nature accablée réclamait un instant de repos, il
s’asseyait sur un petit banc sans dossier. Une table placée devant lui, et où sa
tête venait frapper, dès que le sommeil devenait trop profond, servait encore à
le torturer au milieu de cette courte trêve accordée à ses forces anéanties.
Toutes ces souffrances s’élevaient vers le ciel comme
le parfum de la myrrhe, pour demander des âmes: le jour approchait où les âmes
seraient données en grand nombre au cœur de l’apôtre. Silveira, généreux envers
Dieu, savait bien que Dieu le vaincrait toujours en libéralité.
Le 6 janvier 1560, un vaisseau portugais quittait Goa
et faisait voile vers l’Afrique. Il portait trois missionnaires: le père Gonçalo
da Silveira, le père André Fernandes et le frère coadjuteur André da Costa. La
traversée dura un mois. Le père Gonçalo écrivait dans son journal :
« “Aujourd’hui, 5 février 1560, fête de
sainte Agathe, nous terminons notre voyage avec la consolation d’avoir été
fidèles, autant que possible, à notre Règle. Les litanies des Saints ont été
récitées tous les jours en commun. Soir et matin, nous avons fait une heure de
méditation sur la vie de Notre-Seigneur et de Notre-Dame. Nous recommandions
souvent à Dieu l’Église, la Compagnie, notre Mission, les âmes du Purgatoire, la
conversion des infidèles, nos bienfaiteurs, l’observation de nos voues. Nous
nous confessions deux fois par semaine. Le Frère enseignait le catéchisme tous
les jours. En mettant pied à terre, nous sommes montés à la chapelle de
Notre-Dame du Bastion, et nous avons célébré la messe en action de grâces pour
notre heureuse arrivée. »
Certes, Silveira pouvait remercier avec effusion
l’infinie bonté de son Dieu, car elle se préparait à bénir les travaux de
l’apôtre au-delà de toutes les espérances. Après quelques mois seulement passés
sur le sol africain, l’heureux missionnaire baptisait, dans un même jour, le roi
d’Otangué et cinq cents Cafres, sujets de ce prince. Les néophytes reçurent les
noms des plus nobles personnages du Portugal. Le roi voulut s’appeler
Constantino, en souvenir de dom Constantino, vice-roi des Indes; la reine, sa
femme, choisit pour patronne celle de la reine-mère de Portugal, et fut nommée
Catarina.
Gonçalo séjourna sept semaines à la cour d’Otangué,
pour compléter l’instruction des nouveaux chrétiens; puis, laissant auprès du
roi Constantino le père André Fernandes, il revint à Mozambique. Il avait hâte
de se rendre auprès du puissant monarque appelé par les Portugais “l’empereur de
Monomotapa”. Aucun succès ne pouvait satisfaire le zèle éclairé de l’apôtre,
tant que ce potentat, dont l’influence s’exerçait sur toute l’Afrique
méridionale, ne serait pas gagné à la foi chrétienne.
Un grand émoi régnait à Zimbaoé, le premier jour de
l’année 1561. Dans cette
capitale
du puissant empire de Monomotapa, un seul événement occupait les esprits :
l’arrivée du grand-prêtre des blancs et la magnifique réception que lui faisait
l’empereur. On se racontait avec admiration les voyages de l’infatigable apôtre
et les prodiges qui les avaient signalés. Près de l’embouchure du Zambèze, en
vue due Quilimane, une tempête s’était apaisée à sa voix. Giloa, Chingona ont
entendu son ardente parole; à Senna, des centaines de Cafres ont embrassé sa
religion. Le roi d’Inhamay, à une lieue de Senna, aurait bien voulu suivre leur
exemple avec ses huit fils, mais le prêtre des blancs lui a refusé cette faveur;
il ne veut désormais l’accorder à aucun prince, tant que l’empereur de
Monomotapa ne l’aura pas lui-même demandée et obtenue. A Tété, à Mabaté, il a
été reçu en triomphe par les Portugais et les Cafres. Touché surtout de
l’accueil des habitants de Mabaté, il leur a promis qu’ils auraient toujours, au
milieu d’eux, dans la suite des temps, quelqu’un que les maintiendrait dans leur
foi.
Cet homme étonnant sème les merveilles sur ses pas...
Bien avant d’arriver à Mabaté, lui et sa caravane se sont trouvés à bout de
provisions. Alors il s’est mis à cueillir sur sa route une sorte de prune, très
dure et très acide en cette saison; mais quand on la recevait de sa main, elle
avait pour tous un goût délicieux. A Bemba, près de la capitale, un noir se
mourait. On appelle auprès de lui l’illustre Portugais. Il instruit le malade,
lui fait embrasser sa religion et puis récite sur lui quelques prières. Le
malade s’est levé aussitôt et a demandé à manger: il était entièrement guéri.
Tels étaient, en effet, les prodiges qui avaient
récompensé le zèle du père Gonçalo durant ce pénible voyage de quatre mois.
Flatté de recevoir à sa cour un homme dont on disait tant de merveilles,
l’empereur l’accueillit avec une extrême déférence.
Sur les instructions formelles du prince, le père Gonçalo franchit le seuil du palais sans quitter sa chaussure. Arrivé devant le
trône, il fut invité à s’asseoir à la droite de l’empereur, tandis que
l’impératrice se tenait à sa gauche. Les plus riches présents lui furent
offerts: il les refusa.
« — Sire, dit-il au prince, en
venant dans votre royaume, au prix de tant de fatigues, je n’ai eu qu’un seul
désir: procurer à votre âme le salut éternel. Le reste n’est rien pour moi.
Gardez vos trésors et donnez votre cœur au Dieu que je sers: vous ne sauriez me
causer de félicité plus grande. »
L’empereur ne pouvait comprendre ce désintéressement.
Après un moment de silence, il se tourne vers le premier ministre, Antonio Caiado 3 , qui se tenait
respectueusement sur le seuil de la chambre impériale:
« — Antonio, lui dit-il, celui-là
nous domine tous, qui méprise ainsi ce qui passionne tous les hommes. »
Et après quelques instants d’entretien avec le
monarque, Silveira fut reconduit dans la case avec les plus grands honneurs.
Le lendemain, de très bonne heure, le Père fit élever
un autel dans la hutte et célébra le saint Sacrifice. Il avait placé devant lui
un beau tableau de l’Immaculée Conception. La grâce et la majesté des traits de
Marie frappèrent d’admiration les pauvres païens. On courut aussitôt au palais
raconter à l’empereur que le prêtre blanc tenait enfermée dans sa case une femme
d’une beauté merveilleuse.
L’empereur, piqué d’une vive curiosité, témoigna le
désir de la voir au plus tôt.
Heureux de différer aux souhaits du prince, Silveira
couvre le tableau d’un voile et le porte lui-même au palais en grand apparat.
Resté seul avec le prince:
« — Sire, lui dit-il, avant de vous
montrer Celle que vous avez souhaité de voir, laissez-moi vous apprendre quelle
est sa dignité et quel respect vous devez avoir pour elle. »
Alors, après avoir exposé en peu de mots les
enseignements de la foi sur l’unité de Dieu, la trinité des personnes divines
dans une seule nature, l’Incarnation, la Rédemption, le rôle de Marie dans le
mystère de la réparation du monde, il découvre enfin la sainte image et la
vénère à deux genoux.
Dès cet instant, la Reine des Apôtres commençait son
œuvre.
A la vue de la beauté virginale de Marie, le prince
païen se sent profondément ému. Une force secrète le pousse à témoigner lui
aussi de son respect envers la Mère du Sauveur. Il s’agenouille à côté du Père,
et ne consent à se relever que lorsque Gonçalo lui promet de laisser dans la
chambre impériale cet admirable portrait.
La ne devait pas s’arrêter la douce influence de
Marie.
La nui suivante, une apparition céleste, en tout
semblable au tableau de Silveira, se montra en songe à l’empereur. Elle était
environnée d’un cortège magnifique. S’approchant du prince, elle lui adressa
quelques paroles, mais dans un langage que l’empereur ne put ni comprendre ni
retenir.
Cette vision se renouvela les trois nuits suivantes.
En vain l’empereur s’adressa-t-il à sa mère, puis à
son fidèle ministre Antonio; ils ne purent lui donner l’explication de ce songe
mystérieux.
Il interrogea enfin le père Gonçalo.
« — Sire, lui répondit le Père, la
Mère de Dieu vous a parlé le langage du ciel; les chrétiens seuls pourraient
comprendre ses paroles. A vous de mériter cette faveur, en recevant l’eau
salutaire qui vous fera disciple de Jésus-Christ. »
Deux jours après, l’empereur mandait auprès de lui le
père Gonçalo:
« — Instruisez-moi au plus tôt, lui
disait-il; je veux recevoir le baptême. »
Pendant que l’Église entière célébrait la consolante
mémoire de la conversion de saint Paul, le 25 janvier 1561, Gonçalo da Silveira,
l’âme inondée de bonheur, rendait grâces au Cœur de Jésus d’avoir attiré à lui
le plus puissant monarque d’Afrique australe, et offrait à ce Dieu de bonté les
glorieuses prémices de cette immense contrée.
L’empereur, l’impératrice mère et trois cents dignitaires de
l’empire furent régénérés ce jour-là dans les eaux du salut.
Le jeune et vaillant dom Sébastien régnait alors en
Portugal: Sébastien fut le nom choisit par l’empereur, par reconnaissance pour
le prince qui avait envoyé vers lui les hérauts de l’Évangile. L’impératrice
mère fut appelée dona Maria. C’était proclamé bien haut qu’après Dieu, Marie
avait tous les droits à la gratitude de ce vaste empire, gagné à la vérité par
ses maternelles instances.
Mais ce magnifique triomphe de la foi chrétienne
devait avoir un bien triste lendemain.
Les événements justifiaient d’une manière éclatante
la prudente stratégie du père Silveira. Les exemples qui viennent de haut sont
tout-puissants. Les trois missionnaires se virent bientôt hors d’état
d’instruire les innombrables néophytes qui accouraient de toutes parts. La
conversion de l’empereur et de la famille impériale précipitait un peuple entier
dans les bras miséricordieux de Jésus-Christ.
L’islamisme, jusqu’alors en grande faveur, ne pouvait
assister indifférent à sa propre défaite.
Quels ressorts secrets firent jouer les musulmans;
quelles savantes intrigues ils surent ourdir dans le palais; comment ils
parvinrent à s’associer dona Maria pour complice, les historiens du père da
Silveira nous le racontent longuement, et après leur récit détaillé, le
changement opéré dans Dom Sébastien devient moins incroyable. Néanmoins, pour
comprendre tout à fait ce revirement si prompt, il faut tenir compte, dans une
large mesure, de la versatilité native des noirs, dont le caractère instable ne
peut être fixé que par une longue pratique des vertus chrétiennes.
Au bout de quelques jours, l’infernale malice des
mahométans obtint un plein succès. Gonçalo était devenu suspect à l’empereur.
L’expulsion des missionnaires fut résolue. Mais ce départ forcé ne satisfaisait
pas le fanatisme musulman. Le marabout Mingamès jeta l’épouvante dans l’esprit
du prince, en lui montrant son empire près de tomber aux mains des Portugais,
s’il faisait prompte justice de leurs prêtres.
Dom Sébastien réunit son conseil le 15 mars, et on
décida que Gonçalo serait mis à mort la nuit suivante.
On s’était bien gardé de mettre le ministre Antonio
dans le secret. Devinant toutefois qu’il se tramait quelque chose contre le
missionnaire, il eut le courage de faire à Dom Sébastien les plus graves
remontrances. Le prince se montra inflexible. Seulement, fatigué des instances
de Caiado, il lui assura que le Père ne courait aucun danger : on se
contenterait d’éloigner Gonçalo sans lui faire de mal.
Le ministre vint en toute hâte porter cette nouvelle
à Silveira.
En entrant dans la hutte du missionnaire, il fut tout
surpris de la voir illuminée. Le crucifix était sur l’autel: a droite et à
gauche brûlaient des cierges. Silveira se promenait lentement, revêtu de sa
meilleure soutane, du surplis et de sa plus belle étole.
Le courageux apôtre écouta tranquillement le récit de Caiado.
« — Mon cher Antonio, lui dit-il
ensuite, on vous cache la vérité. Mon heure est venue. Mes ennemis veulent ma
mort: je la désire encore plus. Je pardonne à Sébastien et à sa mère; je sais
qu’on les a trompés. Je prie Notre-Seigneur d’écarter de leur tête les maux
qu’un tel crime attirera sur ce pays. »
« — Essayez du moins de vous dérober à leurs coups,
mon Père. Je seconderai votre fuite. Il est encore temps. »
« — Nom, mon ami. Il est bon que je meure
pour le salut de ce peuple. Du reste, je suis prêt. Ne voyez-vous pas que je me
suis préparé à l’honneur que Notre-Seigneur daigne me faire? Mes chères
néophytes sont hors de tout danger. J’ai dit aujourd’hui la messe pour la
dernière fois. Après le saint Sacrifice, j’ai baptisé cinquante de ces chers
convertis. Je leur ai donné des chapelets. Les Portugais sont venus ensuite; je
les ai confessés et exhorté à se montrer fermes dans la foi. Ils ont porté chez
eux les ornements et les vases sacrés. Il ne me reste plus qu’à mourir. »
Antonio, voyant l’inébranlable résolution de
Silveira, l’embrassa en sanglotant, et revint au palais pour envoyer chez le
Père deux fidèles esclaves qui veilleraient sur lui.
Gonçalo passa une partie de la nuit à écrire. Ces
lettres, destinées aux Pères de Goa, se perdirent dans un naufrage, ainsi que
les ornements sacrés du martyr. Mais ce trait suffit bien à révéler la
délicatesse de ce grand cœur. Au moment de tomber sous le fer, Gonçalo se
souvenait de ses frères, et s’efforçait par avance de les consoler, en leur
écrivant ses adieux.
Cependant la nuit avançait et les sicaires ne
paraissaient pas. Cachés dans les broussailles, les lâches assassins épiaient
avec anxiété le moment où leur victime céderait au sommeil.
Gonçalo, se croyant seul avec les esclaves de Caiado,
se promena quelque temps hors de la case, les bras en croix et les yeux fixés au
Ciel. Puis, fatigué de ces longs délais, il rentra dans la hutte et se mit en
prières devant le crucifix. Bientôt, accablé de lassitude, il s’endormit
paisiblement.
C’était le moment attendu. Un des bourreaux se jette
sur le missionnaire; quatre autres le saisissent par les pieds et les mains et
le soulèvent en l’air. D’autres lui passent une corde autour du cou et
l’étranglent, sans lui donner le temps de prononcer une parole, de pousser un
cri.
A cette vue, les esclaves d’Antonio, saisis de
frayeur, s’enfuirent dans les taillis et s’y tinrent cachés, sans rien perdre
néanmoins de la scène hideuse qui se déroula sous leurs yeux.
Poussés par une fureur sacrilège, les bourreaux
renversent l’autel, brisent le crucifix et lui prodiguent les outrages. Ils
pensaient que le martyr avait caché de l’or sous ses vêtements; ils commencent
donc à dépouiller leur victime. Mais, à la vue du cilice, ils reculent effrayés.
Cet objet, dont ils ne peuvent deviner l’usage, c’est sans aucun doute le
talisman dont le prêtre chrétien se servait pour ses sortilèges. Pour se mettre
à l’abri de sa terrible influence, ils le recouvrent de nouveau avec les
vêtements du martyr. Puis ils attachent le cadavre à un pieu de fer, et vont le
jeter dans un grand lac où le Mocenguèze et le Motété prennent leur source.
Le corps meurtri du père Gonçalo surnagea quelque
temps; puis, entraîné par le courant, il alla se perdre dans les eaux du
Mocenguèze. Il ne fut jamais retrouvé.
S’il faut croire les récits que les Cafres de Zimbaoé
firent plus tard au père Alphonse Barbuda, le corps du martyr ayant été poussé
près de la rive, les lions et les tigres le portèrent lentement sur les bords du
fleuve et le déposèrent dans un fourré. Les restes sacrés du père Gonçalo y
séjournèrent longtemps, préservés de toute corruption, sous la garde continuelle
des bêtes sauvages. Pendant plusieurs nuits, une vive lumière éclaira le ciel
au-dessus des broussailles où reposait le martyr.
Dieu ne tarda pas à venger la mort de son serviteur.
Une nuée de sauterelles s’abattit sur toute la contrée, ravageant les fruits,
les plantes et jusqu’aux feuilles des plus petits arbustes. La famine suivit
avec toutes ses horreurs. Elle dura deux ans.
Sébastien comprit alors que ces fléaux lui étaient
envoyés pour châtier son crime. Il révoqua les ordres cruels portés contre tous
ceux de ses sujets qui, après l’avoir suivi dans sa conversion, ne voulaient pas
imiter son apostasie. Les misérables sectaires qui lui avaient arraché la
condamnation de Silveira furent tous mis à mort, eux et leurs complices.
Peu de temps après ces mesures de réparation, les
pluies tombèrent à torrents et fertilisèrent les campagnes. Des années
d’abondance succédèrent à une longue stérilité. Une fois encore, le repentir du
coupable désarmait le ciel.
La bonté de Dieu ira-t-elle plus loin encore ? cette
foi implantée au cœur de l’Afrique il y a trois cents ans 4 ,
et presque anéantie aujourd’hui, refleurira-t-elle bientôt au sein de ces
malheureuses peuplades ? Nous ne pouvons en douter, puisque le sang des
martyrs est une semence de chrétiens.
Au X chant de ses Lusiadas, Camões
a célébré,
dans une stance éloquente, le dévouement et la mort du père da Silveira.
Mais il est encore une autre épopée, où se distribue
au nom de Dieu une gloire plus véritable et plus magnifique. C’est ce poème dont
l’Église lit une page à l’aube de chaque jour, pour exhorter ses enfants à se
rendre dignes de leurs ancêtres. “Le Livre des Témoins de Jésus”, le
Martyrologe, tel est le nom de ce grand poème. Dans ses douze chants, d’une
sublime uniformité, les noms des héros changent sans cesse, les exploits sont
toujours les mêmes. C’est le monde vaincu, la vertu exercée jusqu’à l’héroïsme,
ou bien la vie généreusement sacrifiée pour l’honneur de Dieu. A ceux qui se
sont immolés ainsi, on réservé les premières louanges.
Parmi ces vaillants, l’Église inscrira un jour, c’est
notre espoir, Gonçalo da Silveira, le premier martyr de l’Afrique australe,
l’apôtre qui, durant une courte existence de trente-cinq ans, remplit des œuvres
de son zèle et du renom de ses vertus trois grandes capitales dans les trois
parties de l’ancien monde.
Ce jour-là, les missions renaissantes du Zambèze
auront reçu de l’Église elle-même leur modèle et leur protecteur.
J. A.
|