
INDEX
La jeunesse.
Étudiant a Salamanque.
Sacerdoce et
rêves d'apostolat lointain.
Prédicateur.
Difficultés avec
l'inquisition d'Espagne.
Le groupe
avilien.
Avila et le
concile de Trente.
Avila et la
Compagnie de Jésus.
Les saints
savent y voir le doigt même de Dieu.
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Jean d'Avila naît avec le siècle d'or espagnol. Fils
d'Antoine Avila
et
de Catherine Xixona ; aucune parenté ne le lie à sainte Thérèse d'Avila, ni au
chapelain de celle-ci, le bon Julien d'Avila, dont la Vie de la sainte nous conte l'ingénue charité. Ce nom
d'Avila a-t-il même quelque attache avec la ville illustre de Castille où a vécu
Thérèse ? Il peut ici y avoir un doute. La famille du bienheureux, d'origine
juive, sans doute désireuse de changer son nom, avait-elle choisi celui d'une
cité comme il a été longtemps d'usage ? C'est une hypothèse plausible et nous
verrons que cette ascendance suivra Jean d'Avila dans tout le. cours de sa
carrière et, peut-être bien, contribuera à la détourner des chemins glorieux
qu'elle aurait pu prendre, pour l'orienter, la grâce aidant, vers le plus fécond
des apostolats.
C'est à Almodovar del Campo, non loin de Ciudad Real, dans
la Manche, où son père était établi riche marchand, que Jean d'Avila voit le
jour en 1500. On possède peu de renseignements sur sa petite enfance qui dut,
jusqu'en 1514, s'écouler dans le calme d'une de ces cités, grands villages
blanchis à la chaux, qui s'étalent sur les vastes étendues du plateau manchois
où les moulins battent des ailes.
A cette date, juste âgé de 14 ans, Jean part, suivant la
coutume des fils de familles aisées, pour l'Université de Salamanque. Il va s'y
préparer à cette carrière des "Lettres",
que Cervantès compare et oppose à la fois à celle des "Armes",
dans un célèbre discours du Don Quichotte. Mais les Lettres c'est aussi
bien les Arts que le Droit, la Philosophie que la Théologie: c'est tout ce qui
débouche sur l'une des nobles carrières où l'État puise ses grands serviteurs.
Jean d'Avila optera bien vite pour un sacerdoce vécu dans l'humilité et la
pauvreté.
Il reste quatre ans à
Salamanque et l'on s'étonne même qu'il y soit resté si longtemps, car la pureté
du sang, la fameuse "limpieza de sangre", était exigée des
étudiants de cette vieille université. Toujours est-il qu'en 1518 Jean se retire
un temps dans sa famille et ne retrouve les études qu'en 1520, à cette
Université d'Alcalá, qui est fille du génie de Cisneros, imbue des idées
nouvelles et où aucune exigence formaliste n'empêche les descendants de
converses d'obtenir les grades universitaires. Il se fortifie dans toutes les
branches de la Philosophie d'alors : Physique, Métaphysique, Logique. Il est
bachelier en 1523 et il a travaillé sous la direction d'un futur dominicain, qui
illustrera son ordre par son enseignement et par sa glorieuse participation au
Concile de Trente: Domingo de Soto.
Il commence alors ses études théologiques, pour les
poursuivre jusqu'en 1526. Il les reprendra un peu plus tard et ne conquerra
qu'en 1537, à Grenade, ce titre de Maestro qui,
avec celui de Beato, le distingue dans ses appellations espagnoles.
En
1525 il a été ordonné prêtre et c'est alors que sa route va être traversée par
un providentiel incident, dont les raisons exactes ne nous sont pas clairement
données par ses biographes.
Jean d'Avila, une fois prêtre, est très vite remarqué pour
la flamme singulière de sa jeune éloquence et l'ardeur de sa charité. N'a-t-il
point, au jour de sa première messe, à Almodovar, refusé le banquet — de style
traditionnel pourtant — organisé par son père, pour partager son repas avec les
douze pauvres qu'une autre tradition, plus évangélique, fait seigneurs des
évêques et des rois le Jeudi saint, lors du
Mandatum ?
Pourquoi l'ami des humbles ne partirait-il pas, Conquistador de l'amour de Dieu, vers ces Indes
Occidentales dont on parle tant depuis plus d'un quart de siècle et vers
lesquelles se dirige l'expédition du P. Garces, premier évêque du Tlaxcala ?
Nous sommes en 1527 et Séville attend le départ des hardis navigateurs du
Christ.
Or Jean d'Avila, malgré son vif désir d'embrasser la vie
missionnaire, ne partira pas. Ici les hypothèses sont fort divergentes.
Pour les uns c'est l'origine juive du jeune prêtre qui
l'écarté de l'expédition en partance : par principe les conversons n'étaient pas admis en Amérique.
L'interdiction, dit-on, "était formelle".
Cependant, nous est-il dit également, Jean d'Avila "restait inébranlable"
dans
son projet de départ. Sans doute avait-il quelque espérance de faire
lever l'interdiction. On en est réduit aux conjectures. C'est alors, croit-on,
que serait intervenu un autre facteur. Un prêtre sévillan, Hernando de
Contreras, lui aurait montré quel champ d'apostolat il aurait, et combien plus
utile à cultiver, dans cette Andalousie où il vivait, encore si peuplée de
morisques. L'archevêque de Séville, le grand inquisiteur Alonso Manrique,
admirateur d'Erasme, intervenant à son tour, le jeune prêtre se décida à rester
en Espagne. Les deux explications peuvent d'ailleurs n'en faire qu'une. Deux
causes ont pu s'unir pour maintenir dans la péninsule si catholique et si
trouble à la fois, celui que travaillait un tel désir de jeter les hommes aux
pieds du Christ...
Dès lors va commencer cette carrière de prédicateur qui
sera presque toute sa vie, mais qui n'empêchera pas les fondations originales.
Celles-ci, dans sa pensée, devront continuer l'œuvre de conversion commencée par
la parole, car une grâce éminente est enfermée dans la distribution de la parole
de Dieu : "Fides ex intellectu".
Protégé de Contreras, hébergé quelque temps dans le propre
palais de l'archevêque, Avila commence sa vie itinérante. Nous le trouvons tour
à tour à Séville, à Ecija (où il conduit vers la vie religieuse Dona Sancha
Carrillo, une fille de haute lignée à laquelle il dédiera son seul ouvrage
mystique : Audi, Filia et vide...,), à Alcalá
de Guadaira, à Palma del Rio, à Cordoue, à Jerez. C'est au cours de cette
existence vagabonde qu'il rencontrera d'innombrables âmes auxquelles il
apportera la lumière. Mais pourrait-on ne pas citer les deux célèbres
conversions qu'il obtint à Grenade : celle du futur saint Jean de Dieu, après un
sermon le jour de la Saint-Sébastien ; celle de saint François de Borgia, après
l'oraison funèbre de l'impératrice Isabelle ?
Nous anticipons cependant. Il faut s'arrêter et revenir en
arrière. En effet un grave incident a failli couper court à cet apostolat. A
l'automne 1531, Jean d'Avila a été dénoncé, par des délateurs dont le masque
tombera un peu plus tard, au Tribunal de l'Inquisition comme coupable d'hérésie:
en l'espèce illuminisme et même de luthéranisme. En 1532 il est mis en prison à
Séville. En décembre de la même année, il subit son premier interrogatoire. Ce
n'est qu'à l'été de 1533 que la sentence est rendue : elle est heureusement
absolutoire. Mais tout absous qu'il fût, l'intéressé était invité à surveiller
son langage, à se montrer plus prudent dans l'énoncé de la Parole de Dieu et à
réunir ses anciens auditeurs pour leur expliquer clairement ce que peut-être ils
n'avaient pas suffisamment compris. Il semble qu'un seul sermon solennel,
prononcé dans l'église San Salvador de Séville, ait alors suffi à satisfaire
l'oreille chatouilleuse des inquisiteurs. Mais s'ils avaient voulu honorer
l'accusé d'hier, ils n'auraient rien pu trouver de mieux, car l'épreuve fut
triomphale et ne fit souffrir que l'humilité du saint.
Que s'était-il exactement passé ?
Pour le comprendre il faut se mettre dans la perspective
de ce siècle bouillonnant d'idées, de désirs de renouvellement, de rêves et
d'ambitions impériales qui portent cette race toujours plus haut, toujours plus
loin : il lui faut un empire sur lequel le soleil ne se couche pas et un ciel
dont on aspire à pénétrer les cercles les plus secrets. Conquérants de l'or et
des forêts de l'Amérique, mystiques et ascètes sont de la même veine, si leurs
buts sont différents.
En 1517 un moine allemand a rompu avec Rome et prêché un
christianisme purement évangélique : le luthéranisme sera pour beaucoup
d'Espagnols une excitation à repenser la foi traditionnelle dans la parfaite
soumission à l'évangile. Mais l'Inquisition veille et nous savons que le
protestantisme ne pénétrera jamais dans la péninsule ibérique.
Cependant au cours de ces années 1527-1528 où Jean
d'Avila, achevant d'étudier à Alcalá, songeait à partir en Amérique, une
doctrine moins inquiétante, orthodoxe à n'en pas douter, s'infiltrait en
Espagne : c'était l'érasmisme. La pensée du chanoine de Rotterdam, tout
empreinte d'un pur évangélisme, commençait alors à être en grand honneur chez
les spirituels espagnols, particulièrement à l'Université d'Alcalá où Avila
étudiait. Le grand inquisiteur lui-même était un admirateur d'Erasme et couvrait
de son manteau d'archevêque les disciples du Flamand. Jusqu'en 1555 l'érasmisme
occupera en Espagne une place prépondérante, attaqué par les uns, portés aux
nues par les autres. Mais ses adversaires sont déjà dans la place et
faciliteront la confusion entre ce mouvement de rénovation spirituelle et les
courants de fausse mystique qui circulent en Espagne : illuminisme des alumbrados et surtout des dejados, sorte de
quiétisme ou abandon dont certains érasmistes, il faut le dire, ne se seront pas
assez méfiés...
Or l'illuminisme était partout attaqué par l'Inquisition,
durant le temps même où l'érasmisme était en pleine vigueur. Dès 1525 l'Édit
inquisitorial de Tolède condamne 48 propositions, dont certaines d'ailleurs
pourraient être professées par tout chrétien soucieux de renouvellement
intérieur, dans "un sentiment vif de la grâce",
à la lumière du seul évangile.
Pour Jean d'Avila, ancien étudiant d'Alcalá, protégé de
l'archevêque Manrique, apôtre qui regarde l'évangile comme l'arme essentielle,
impossible de ne pas frôler ces familles spirituelles pour lesquelles le
recueillement, le détachement, la découverte de Dieu dans l'oraison mentale, la
charité et la pauvreté sont les maîtres mots. Le futur fondateur d'une compagnie
de prêtres séculiers doit penser, lui aussi, comme Erasme, que "monachatus non est pietas", que l'état monastique
n'est pas la seule voie qui mène à Dieu. Comment s'étonner alors quand on voit
certains auditeurs, prévenus contre lui et contre sa prédication, fondée sur les
Béatitudes, se faire auprès du tribunal redouté, ses accusateurs ou ses témoins
à charge ? Sans être le moins du monde "illuminé", moins encore
"abandonné", Avila emploie parfois des termes qui prêtent à
équivoque, surtout pour certains auditeurs qui ne demandent qu'à le perdre. On
s'en servira.
Et c'est tout le secret de ce procès, assez odieux pour
maintenir l'accusé de longs mois en prison, assez heureux pour tourner à sa
gloire et à la confusion de ses détracteurs.
Que lui a-t-on reproché ? Des mots mal compris, des
expressions frisant l'hétérodoxie ; de rudes sévérités contre les riches; un
appel, alors jugé dangereux, à la prière mentale, de préférence à la prière
vocale, voire des méthodes troubles, comme par exemple l'idée de s'enfermer avec
tels de ses pénitents pour méditer dans l'obscurité...
A dire vrai les témoignages à charge s'effritent à mesure
que se déroule le procès: tel a mal vu, mal entendu, ou même n'était pas présent
lors du sermon incriminé. En revanche, les témoins à décharge se présentent
nombreux. Et comme le dit Robert Ricard : "Il
est certain que le prédicateur des Béatitudes, profondément évangélique,
heurtait les préjugés d'alors ou certaines résistances qui sont de toujours, par
exemple quand il blâmait la haine ou le mépris que tels de ses pénitents
confessaient avoir pour les Juifs et les Musulmans, ou qu'il mettait les fidèles
en garde contre les révélations ou les prodiges trop facilement acceptés... Il
est certain aussi que le bienheureux fut victime d'une coupable machination :
des riches offensés, des confrères jaloux tentèrent de lui faire expier sa
sollicitude pour les pauvres ou ses succès de prédicateur"
.
Tout se termina par le triomphal sermon "de réparation" qui souleva Séville d'enthousiasme.
L'apôtre de l'Andalousie avait devant lui le champ libre.
Déjà
des disciples se sont mis à l'école apostolique de Jean d'Avila: Pedro Fernandez
de Cordoba, Bernardino de Carlaval, Diego de Santa Cruz et son frère Cristobal
Sanchez, Gaspar Lopez, les deux frères Loarte, Diego Ferez de Valdivia, Pedro
Navarro, Ramirez. On pourrait allonger la liste. Ils vont, à la suite de leur
entraîneur, parcourir, dans leurs vêtements usés, blancs de la poussière des
chemins, ces routes de l'Andalousie, où chante la joie de vivre, mais d'où le
Christ est si souvent absent.
En effet il n'y a pas que des morisques, de nouveaux
convertis plus ou moins sincères, restés en contact avec leur première
profession. L'Andalousie, dans ses grandes villes surtout, est aussi le
réceptacle de toute une pègre, que la littérature du temps nous peint sous de
bien tristes couleurs. Picaros de toute espèce, soldats en congé dont l'épée,
toujours prête à sortir du fourreau, dépasse la cape rapiécée, voleurs de grands
chemins, fonctionnaires indélicats, filles de misère avec leurs protecteurs,
truands et coquins. Cependant la richesse s'étale orgueilleusement chez les
grands et même chez les clercs... Ah ! les Béatitudes ont bien ici leur place.
Sans compter qu'à côté de ces pécheurs, grands et petits, riches ou misérables,
il y a la foule des travailleurs des champs, gens honnêtes au fond, mais souvent
abandonnés des pasteurs, d'une immense
ignorance religieuse et que guettent la sorcellerie et toutes les aberrations
qui en découlent.
C'est à ces foules qu'Avila — Maître Avila depuis qu'il a
obtenu ses "grados" suprêmes à
l'Université de Grenade — va s'adresser, aidé de ce groupe de disciples
enthousiasmés par l'ardeur communicative du maître et la magnificence du labeur
à accomplir. Rien ne les lie, ni vœu, ni promesse de stabilité ou d'obéissance.
Aucune hiérarchie ni savante organisation, comme dans la Compagnie de Jésus, si
proche pourtant par son élan de la compagnie avilienne. Les prêtres de Jean
d'Avila pourront passer, s'ils le veulent, à cette armée de Loyola et nous
verrons que quelques-uns réaliseront ce vœu et qu'il n'a pas tenu à eux ou à
leur fondateur d'y entrer en plus grand nombre. En revanche, ils se mettent à la
disposition des évêques pour tout travail d'apostolat. Ils sont essentiellement "disponibles" comme on dit aujourd'hui.
Cordoue les reçoit en 1535 et le bienheureux passera en
cette ville près de huit années. Puis Grenade, puis Baeza. Là va se fonder,
modèle d'organisation et de méthode, le plus célèbre collège avilien : sorte
d'université où petits, moyens et grands trouvent leur pâture intellectuelle et
spirituelle. Futurs clercs et jeunes laïques y sont formés en vue du rôle qu'ils
auront à jouer. Les filles ne sont pas exclues de cette solide formation. Les
plus hautes disciplines sont enseignées: même l'Écriture sainte, même la
Théologie. Et les séminaires, dont le Concile de Trente demandera demain la
fondation, auront beaucoup à apprendre de cet effort éducatif du bienheureux. De
nombreux collèges se forment aussi, dus à son impulsion, dirigés par ses
prêtres. Nous verrons bientôt quel don il songe généreusement à en faire et qui
fut, peut être imprudemment, refusé.
En novembre 1544, la paix ayant été signée entre le roi de
France et l'empereur Charles-Quint, le pape Paul III peut enfin convoquer à
Trente le concile général auquel depuis si longtemps on songeait. L'Espagne y
sera particulièrement représentée. Certes, au début, l'empereur n'a voulu
laisser partir au concile qu'un nombre restreint d'évêques espagnols. Certains,
des plus grands, manqueront: tel l'illustre saint Thomas de Villeneuve,
archevêque de Valence. Il en sera de même du côté des théologiens : le maître
Avila ne participera pas au concile, mais, comme Frère Thomas, il jouera en
coulisse un rôle important tant par les précieux conseils qu'il donnera, que par
l'exemple il apporte, depuis longtemps, à la chrétienté rénovée. S'il faut une
contre-réforme charitable et constructive, il n'y a qu'à les regarder vivre et
agir, lui et les siens ; il n'y a qu'à écouter sa parole et se mettre à l'école
de son apostolat. Le pape Paul III, convocateur du concile, connaissait bien
cette œuvre puisqu'il avait, dans une Bulle du 14 mars 1538, érigé canoniquement
le collège fondé à Baeza par le bienheureux. La semence des séminaires
tridentins y était incluse.
Mais Avila jouera un rôle plus direct encore, surtout dans
la seconde et la troisième périodes du concile, comme conseiller d'un grand
prélat espagnol, son ancien condisciple d'Alcala, l'archevêque de Grenade, Don
Pedro Guerrera.
C'est en effet, en 1551 que Jules III ouvre cette seconde
période conciliaire — Pedro Guerrero, archevêque depuis 1547, doit s'y rendre et
désire s'y faire accompagner, à titre de théologien, par son ami, le maître
Avila. Mais celui-ci est retenu en Espagne par son mauvais état de santé.
Cependant il va fournir à l'archevêque un mémoire et un appendice d'une
importance capitale, qui seront en partie incorporés aux décisions conciliaires
et vaudront au Docteur Logroño — surnom universitaire de l'archevêque originaire
de la Rioja — un succès, qu'avec une sincère humilité, il saura rejeter sur son
pieux et savant ami.
De ces deux Mémoires, qu'il faut bien ranger parmi les
Tratados — nous verrons combien ce mot a été
abusivement employé dans les premières éditions des Œuvres d'Avila — l'un traite
de "la Réforme de l'État ecclésiastique", l'autre est un "Avis aux Évêques",
dont la gravité, en raison du rang et du rôle des destinataires, ne nous échappe
pas.
En outre, au lendemain du concile, Avila rédige pour un
autre prélat réformateur, Cristobal de Rojas, évêque de Cordoue, des "Observations" qui serviront grandement, en
complétant, et précisant, les décisions conciliaires, au synode provincial tenu
à Tolède en 1565.
La pensée d'Avila se développe suivant une loi de logique
vivante, dans la clarté, mais aussi dans la réalité minutieusement étudiée.
Partant du drame de l'Église, en ce seizième siècle troublé, drame extérieur
d'une chrétienté attaquée à ses frontières, drame intérieur d'une église dont
les pasteurs, très souvent, ne sont pas à la hauteur de leur tâche, Avila étudie
successivement les causes du mal et ses remèdes. Les causes résident dans une
ignorance religieuse qu'expliquent une mauvaise interprétation de l'Écriture,
une prédication la plupart du temps insuffisante, quand elle n'est pas
dangereuse, un sacerdoce inadapté aux besoins du temps, le plus souvent
négligent dans l'exercice de ses fonctions sacrées, et cela depuis les simples
prêtres jusqu'aux hauts dignitaires et aux évêques eux-mêmes. "L'éminentissime réforme", que souhaitait Dom
Barthélémy des Martyrs, est au bout de la plume du consulteur espagnol... Les
remèdes seront faciles à trouver, s'ils sont difficiles à appliquer : l'étude
attentive de la vocation cléricale et religieuse — qu'il s'agisse, en ce dernier
cas, des hommes ou des femmes engagés dans une "religion" —
précédera toute tentative d'amélioration. Alors, sur un terrain bien préparé —
et ici tout le problème des séminaires tridentins est posé — on pourra former
des apôtres qui seront à la fois, chacun dans son rôle et à sa place, des
théologiens, des interprétateurs valables de l'évangile, des éducateurs et des
prédicateurs... Ce qu'Avila était déjà depuis si longtemps...
Nous savons tout ce que la Contre-réforme a tiré des
conseils de Maître Jean d'Avila. Nous lui devons en grande partie l'idée et la
réalisation des "Séminaires conciliaires"
comme l'on dit encore en Espagne, ces séminaires que Saint-Sulpice et
Saint-Lazare allaient porter en France à leur perfection du moment.
Tandis que se déroulait le concile, Avila, que de
nombreuses infirmités éprouvaient cruellement, tantôt lui laissant juste le
temps de faire une prédication, de diriger une mission, tantôt le clouant sur
son grabat, Avila, en ce moment même, tentait de donner à sa petite compagnie un
cadre résistant qui lui permettrait de survivre à la disparition du fondateur.
Une autre compagnie — qui allait devenir illustre — s'était fondée
postérieurement à la sienne: la milice d'Ignace de Loyola. Une sympathie
mutuelle, tout empreinte de charité active, poussa les deux familles
spirituelles l'une vers l'autre. Ceci se passait en 1547 ou 1548. Les deux
fondateurs correspondent. Avila prend même la défense de la compagnie ignatienne
contre Melchior Cano en 1549. Bientôt, en plein accord avec lui, plusieurs de
ses disciples entrent dans ce qui désormais va être seule à s'appeler "la Compagnie", la Compagnie de Jésus. Et Avila
rêve même d'une fusion progressive de l'une dans l'autre : son humilité est ici
le fruit d'un sens apostolique qui le fait avant tout penser au bien des âmes.
En ce qui le concerne sans doute ne lui était-il plus possible — l'âge, la
santé, le tempérament y contribuaient — d'entrer dans la famille de saint
Ignace. Mais il lui aurait bien volontiers cédé ses quinze collèges et
proposition en est faite par lui aux jésuites en 1554. Ce sera, pense-t-il, pour
le bien commun, un avantage considérable : la survie d'une série de créations
qui, moins encadrées, peuvent s'avérer précaires.
Ce beau projet n'aboutira pas. Une fois de plus,
semble-t-il, le préjugé contre les converses a
joué. Non seulement le fondateur, mais certains des prêtres de Jean d'Avila
étaient de "nouveaux chrétiens". La Compagnie de Jésus était,
alors, assez critiquée pour ne pas ajouter encore à ses difficultés. D'autre
part les fondations aviliennes avaient leur esprit propre, leurs traditions. On
ne donna pas suite au projet du bienheureux. Grande désillusion pour le
magnifique apôtre. Combien de fondateurs, de pionniers connurent de semblables
épreuves ?
De 1555 à 1559 Avila, de plus en plus malade, presque
aveugle dans les dernières années, continuera de jouer, comme il le pourra, son
rôle d'animateur et de conseiller des prêtres et des âmes éprises de perfection.
Il se retire à Montilla dans la demeure de la comtesse de Feria et meurt
saintement en 1569. Sa Compagnie, fort diminuée, poursuivra ses efforts, jusque
vers la fin du siècle, puis disparaîtra. Mais le grain semé par le groupe
avilien lèvera dans cette Andalousie qui a l'honneur de prêter son nom à celui
de Jean d'Avila pour désigner le champ privilégié de son apostolat. Et le clergé
d'Espagne bénéficiera grandement, dans la suite, du zèle et des méthodes du
réformateur, qui fut déclaré bienheureux par Léon XIII le 6 avril 1894.
Pierre jobit
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