Jean,
surnommé le Silenciaire, à cause de son amour pour
le silence et le recueillement, naquit en 454 à Nicopolis en
Arménie. Son père et sa mère comptaient parmi leurs aïeux des
généraux d'armée et des gouverneurs de provinces ; mais ils
étaient encore plus illustres par leur vertu que par la noblesse
de leur extraction. Ils employèrent tous leurs soins pour donner
une éducation chrétienne à leur fils, et ils le virent avec
plaisir répondre parfaitement à leurs vues.
Jean était encore
fort jeune lorsque la mort lui enleva son père et sa mère.
Devenu possesseur d'une fortune considérable, il consacra ses
biens à de pieux usages. Il bâtit à Nicopolis une église en
l'honneur de la sainte Vierge, et un monastère dans lequel il se
renferma avec dix personnes animées de la même ferveur. Il
n'avait alors que dix-huit ans. Son but était de ne s'occuper
que de la sanctification de son âme, et d'en faire l'unique
objet de toutes ses pensées.
Comme
l'humilité est le fondement et la gardienne de toutes les
vertus, il la demandait sans cesse à Dieu par des prières
ferventes. De son côté, il travaillait à l'acquérir par des
méditations fréquentes sur ses misères et la bassesse de son
néant, sur la majesté infinie et les perfections adorables de
l'Être suprême. Par là il apprenait à connaître Dieu et à se
connaître lui-même. Il avait une sainte avidité pour les
humiliations, et il les recevait avec joie de quelque part
qu'elles lui vinssent. Il recherchait surtout celles qui causent
le plus de répugnance à la nature, et qui par conséquent sont
les plus propres à faire mourir l'orgueil. Le renoncement à sa
propre volonté était le moyen dont il se servait pour étouffer
le germe des autres vices. Il y ajoutait les macérations
corporelles, afin de soumettre entièrement la chair à l'esprit,
et de disposer son âme aux exercices de la prière et de la
mortification. La pratique du silence lui parut aussi fort
importante. Il parlait rarement, par esprit d'humilité, par
amour du recueillement, et par la crainte de tomber dans les
péchés dont la langue est le funeste instrument. Si la nécessité
l'obligeait de parler, il le faisait en peu de mots, et toujours
avec beaucoup de discrétion. Il bannit
l'oisiveté de sa petite communauté, la regardant avec raison
comme la source de tous les vices. Des travaux pénibles, et en
même temps utiles, remplissaient tous les intervalles qui
n'étaient occupés ni par la prière publique, ni par d'autres
devoirs essentiels. La douceur, la sagesse et la piété de Jean
lui gagnaient l'estime et l'affection de ses frères. Tous
avaient les yeux attachés sur lui, et
s'efforçaient à l'envi d'exprimer en eux les différents
traits de leur modèle.
Malgré le soin que Jean prenait de cacher ses vertus, il ne put
empêcher qu'elles n'éclatassent au dehors. L'archevêque de
Sébaste le força d'abandonner sa solitude, et l'éleva sur le
siège épiscopal de Colonie en Arménie, quoiqu'il n'eût encore
que vingt-huit ans. Il voulut inutilement s'opposer à son sacre,
qui se fit dans l'année 482. Il conserva dans cette dignité
l'esprit de son premier état, et continua les mêmes exercices,
autant que les devoirs de l'épiscopat le lui permirent.
Son frère et son
neveu, qui avaient des emplois honorables à la cour de
l'empereur, furent singulièrement touchés de ses exemples. Ils
surent mépriser le monde au sein des honneurs et des richesses,
et la grâce, qui sanctifie les anachorètes dans les déserts, fit
de tous les deux des saints à la cour. Jean ne fut pas également
satisfait de la conduite de son beau-frère, qui était gouverneur
d'Arménie. Plus d'une fois il lui fallut défendre son église
contre les oppressions d'un homme qui lui était si étroitement
uni par les liens du sang. Ses remontrances et ses prières étant
inutiles, .il fut obligé d'avoir recours à l'empereur Zénon, qui
lui rendit justice et lui accorda sa protection.
Il y avait neuf ans
que le saint gouvernait son église. Toujours il avait vécu d'une
manière très pénitente, et s'était refusé même le nécessaire,
afin d'avoir de quoi assister plus abondamment les pauvres. Ses
prédications et ses exemples faisaient fleurir la piété dans son
diocèse. Les affligés trouvaient en lui un consolateur qui
partageait leurs peines. Il était le père de ses diocésains ; il
les portait tous dans ses entrailles, pour les transformer en
autant de vrais disciples de Jésus-Christ.
Certains maux
auxquels il ne pouvait remédier, joints à une forte inclination
qu'il se sentait pour la solitude, lui inspirèrent un ardent
désir de se démettre de l'épiscopat. Il est vrai que, selon les
lois de l'Église, il ne pouvait abandonner le troupeau dont la
garde avait été confiée à ses soins. Aussi se défia-t-il d'abord
de son désir pour la retraite. Il eut recours à la prière, afin
de connaître plus parfaitement la volonté de Dieu. On lit dans
sa Vie, qu'étant une nuit en oraison, il vit une croix lumineuse
se former dans
l'air, et qu'il entendit une voix qui lui disait : « Si vous
voulez être » sauvé, vous n'avez qu'à suivre cette lumière. » II
lui sembla que la lumière allait devant lui comme pour le
conduire, et qu'elle lui indiquait la laure de S. Sabas. Cette
vision, continue l'auteur de sa Vie,
ne lui laissa plus aucun doute sur sa vocation. Il se démit donc
de l'épiscopat, et s'embarqua pour la Palestine.
Lorsqu'il y fut arrivé, il visita d'abord les lieux, saints à
Jérusalem. Après quoi il se retira dans la laure de S. Sabas,
laquelle était peu éloignée de cette ville, et où l'on comptait
cent cinquante solitaires, qui tous étaient animés de l'esprit
de leur saint abbé. Il avait alors trente-huit ans. S. Sabas
l'ayant reçu sans le connaître, le remit d'abord entre les mains
de l'économe, qui l'envoyait chercher de l'eau, et qui lui
faisait porter des pierres aux ouvriers occupés à bâtir un
nouvel hôpital. Jean obéissait avec une grande simplicité. Il
gardait un silence perpétuel, avait un visage serein, et
paraissait toujours recueilli.
La manière dont il
supporta cette épreuve l'eut bientôt fait connaître à son
supérieur. On le chargea du soin de recevoir les étrangers. Il
servait chacun des hôtes comme il aurait servi Jésus-Christ
lui-même. Tout le monde était frappé de son extérieur modeste et
édifiant. S. Sabas ne pouvait assez admirer la conduite que
tenait un jeune religieux dans une place qui est si dangereuse,
même pour les plus parfaits. Rien, en effet, n'était capable de
distraire son âme, toujours unie à Dieu. Le saint abbé ne douta
plus que Jean ne fût doué, dans un degré éminent, de l'esprit de
sa vocation. Voulant donc lui faciliter les moyens de faire de
nouveaux progrès dans l'exercice de la contemplation, il lui
permit d'aller vivre dans un ermitage séparé ; ce qui ne
s'accordait qu'à ceux qui étaient le plus solidement établis
dans la perfection.
Jean,
renfermé dans sa cellule, était cinq jours de la semaine sans
prendre de nourriture. Il ne sortait que les samedis et les
dimanches, encore n'était-ce que pour aller assister à l'office
public de l'église. Après avoir vécu trois ans de la sorte, il
fut fait économe de la laure. Sa vertu attira visiblement les
bénédictions du ciel sur toute la communauté. Les occupations
inséparables de son emploi ne prenaient jamais sur le
recueillement de son âme. Étant embrasé d'amour pour Dieu, il
n'avait pas besoin de faire d'effort pour penser à lui
continuellement. Cette sainte habitude d'être sans cesse en la
présence du Seigneur, et de ne jamais le perdre de vue, il ne
l'avait point acquise tout d'un coup, mais par degré. Il
s'accoutuma d'abord à entremêler dans ses actions extérieures
ces prières connues sous le nom de jaculatoires, qu'il
puisait dans son propre cœur ou dans les livres saints. A force
de répéter
ces prières, qui contenaient des actes d'amour, de louange, de
componction, etc. il se rendit familière la pratique de la
divine présence, et cette continuité de recueillement dont nous
venons de parler.
Notre saint exerça quatre ans l'emploi d'économe. Son abbé,
extrêmement édifié de ses vertus, le jugea digne d'être élevé au
sacerdoce. Il le présenta donc à Élie, patriarche de Jérusalem,
afin qu'il lui conférât les ordres. Lorsqu'on fut arrivé dans
l'Église du mont Calvaire, où se devait faire l'ordination, Jean
dit au patriarche qu'il avait quelque chose à lui communiquer en
particulier, et qu'il se laisserait ensuite ordonner si on l'en
jugeait digne. Élie l'ayant pris à l'écart, lui permit de
s'expliquer. Le saint lui demanda le secret, puis continua de
parler ainsi : « Mon père, j'ai été fait évêque, mais la
multitude de mes péchés m'a déterminé à prendre la fuite et à me
retirer dans ce désert pour y attendre la visite du Seigneur. »
Le patriarche, étonné, appela S. Sabas, et lui dit :
« Dispensez-moi, je vous prie, d'ordonner cet homme, j'en suis
empêché par quelques particularités qu'il vient de me
découvrir. » S. Sabas s'en retourna fort affligé. Il craignait
que Jean n'eût autrefois commis quelque grand crime. Dans cette
perplexité, il s'adressa humblement à Dieu, pour avoir
révélation de ce qui causait sa peine et son inquiétude. Sa
prière ayant été exaucée, il fit venir son disciple, et se
plaignit à lui de la réserve dont il avait usé à son égard.
Jean, qui se voyait découvert, était sur le point de quitter la
laure ; mais S. Sabas l'engagea à y rester, après lui avoir
promis toutefois de ne révéler son secret à personne.
Jean vécut les
quatre années suivantes sans parler à personne qu'à celui qui
lui apportait de quoi se nourrir. Quelques moines séditieux
ayant obligé S. Sabas à quitter sa laure en 5o3, notre saint,
qui ne voulait point prendre part à ces troubles, se retira dans
un désert voisin, où il passa six ans dans un silence absolu. Il
ne conversa qu'avec Dieu durant tout ce temps-là, et ne subsista
que des herbes et des racines qui croissaient dans le désert. S.
Sabas fut rappelé en 510. H alla aussitôt trouver le saint dans
sa solitude, et il le ramena avec lui à la laure. Jean,
accoutumé à l'exercice d'une sublime contemplation, ne trouvait
dans toute autre chose que vide et amertume. Il rentra dans son
ancienne cellule, où il continua pendant quarante ans de mener
une vie tout angélique. L'éclat de sa sainteté attira auprès de
lui un grand nombre de personnes. Il ne refusait jamais ses
instructions aux personnes qui venaient le consulter.
Parmi ces
personnes était Cyrille, qui écrivit la Vie du saint
quarante ans après qu'il fut revenu dans son ermitage, et
lorsqu'il était dans sa cent quatrième année. Jean, malgré son
grand âge, conservait encore une présence d'esprit et une
douceur de caractère qui le faisait aimer et respecter de tous
ceux qui le voyaient.
Cyrille, auteur aussi savant que judicieux, rapporte qu'ayant
environ seize ans, il alla consulter le saint, qui en avait
alors quatre-vingt-dix, sur le choix de l'état qu'il devait
embrasser. Le vénérable vieillard lui conseilla de se consacrer
à Dieu dans le monastère de Saint-Euthyme. Cyrille en choisit un
de ceux qui étaient situés sur le bord du Jourdain. Mais il n'y
fut pas plus tôt arrivé qu'il tomba malade. Son état devenant
plus dangereux de jour en jour, il commença à se repentir de
n'avoir pas suivi exactement le conseil du serviteur de Dieu.
Jean lui apparut pendant la nuit, et après l'avoir repris avec
douceur de son attachement à son propre sens, il lui dit que
s'il se rendait au monastère de Saint-Euthyme, il y trouverait
la santé du corps et le salut de lame. Le lendemain matin
Cyrille s'étant levé, se sépara de ses frères, malgré les
instances qu'ils lui firent pour qu'il restât avec eux. Il se
mit en route sans avoir reçu d'autre nourriture que la sainte
eucharistie, et il marcha jusqu'à ce qu'il fût arrivé au
monastère de Saint-Euthyme. A peine y était-il entré, que sa
santé se trouva parfaitement rétablie. »
Voici deux traits
qui sont encore rapportés par le même Cyrille, Un jour, dit-il,
que je m'entretenais avec le serviteur de Dieu, un homme, appelé
George, lui apporta son fils, qui était possédé du démon, et le
mit à ses pieds, sans dire un seul mot. Jean comprit l'état
malheureux de l'enfant. Il lui fit le signe de la croix sur le
front avec de l'huile bénite, et à l'instant l'enfant fut
délivré du malin esprit. Un gentilhomme de Constantinople,
infecté des erreurs de l'eutychianisme, ayant été présenté au
même saint par un nommé Théodore, Jean donna sa bénédiction au
dernier. Non seulement il refusa de bénir le premier, mais il le
reprit encore avec douceur de son attachement au schisme et à
l'hérésie. Celui-ci étonné, et sentant bien que ces
circonstances ne pouvaient être connues de Jean que par
révélation, se convertit, et rentra aussitôt dans le sein de
l'Église.
Il y eut beaucoup
d'autres personnes à la sanctification desquelles le saint
contribua et par ses exemples et par ses conseils. Toujours
renfermé dans son ermitage, il persista constamment à retracer,
autant que le peut permettre la fragilité humaine, la fonction
glorieuse des esprits célestes, qui sont sans cesse occupés à
bénir et à aimer le Seigneur. Il mourut peu de temps après
l’année 558. Il passa soixante-seize ans dans le désert, et sa
retraite ne fut interrompue que par la courte durée de son
épiscopat.
Quoi de plus propre
à confondre la dissipation et l'esprit immortifié du monde, que
les austérités, le silence, et la contemplation du saint dont on
vient de lire la Vie ? Il semble que l'on ignore que le
recueillement intérieur est, pour ainsi dire, l'âme du
christianisme. Sans lui la dévotion et le zèle même le plus
actif n'ont rien que de superficiel. Un cœur dissipé n'est point
capable d'une piété réelle et solide. Mais si l'on est uni à
Dieu, si l'on a éprouvé la douceur de ses communications, on ne
trouve plus que peine et dégoût dans le tumulte et les embarras
du monde; on n'a plus d'ardeur que pour cette joie pure qui se
rencontre dans la solitude. L'amour du silence, quand, il
procède d'un motif de religion, prouve qu'une âme fait ses
principales délices de s'entretenir avec Dieu, et qu'il n'y a
que cet exercice qui lui procure une véritable consolation.
Aussi le silence est-il le paradis de toutes les âmes qui
tendent sincèrement à la perfection.
SOURCE : Alban Butler : Vie
des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… Tome III. – Traduction :
Jean François Godescard. |