Né à Cutting, petit
village du bailliage de Dieuze dans le duché de Lorraine, le 27
janvier 1730, Jean-Martin Moye
était
le sixième enfant de Jean Moye (1698-1777), fermier entreprenant et
bien nanti, et de son épouse Anne Catherine Demange (1702-1762), qui
était la fille d’Antoine Demange (v.1643-1726), cultivateur et
ancien maire de Cutting et d’Anne Berg. Le père de Jean-Martin était
fils de Jacques Moye (1662-1727), maître cordonnier à Insming, qui
avait aussi fait fonction de " maire " du prieuré bénédictin de ce
village, et de sa première épouse, Anne-Marie Décembre (+ vers
1700). Jacques Moye était lui-même né à Marthille, de Gaspard Moye
(1640-1691), fermier, et Marie Spor, qui était originaire de Téting.
Sa généalogie remonte à Jean Moye, père de Gaspard, qui habitait la
région de Château-Bréhain vers 1620-1650. Le nom est d’ailleurs
attesté dans la région (Didier Moye dès l’année 1593), et il
existait à la même époque dans le bois d’Amelécourt, tout proche de
Château-Bréhain, un lieudit " le breuil le Moye ". La famille
appartenait bien au duché de Lorraine, où l’on en trouve des membres
de chaque côté de la frontière linguistique. Du point de vue
ecclésiastique, la région de Dieuze se situait dans le diocèse de
Metz.
Jean-Martin eut une
enfance sans histoires dans la grosse ferme de ses parents, mais non
pas sans peines, puisque son frère aîné, Jean-Jacques (1720-1744),
entré au Séminaire Saint-Simon à Metz, mourait de maladie le 25
septembre 1744, après avoir passé deux ans au séminaire. Le cercle
de sa famille semble avoir été d’une grande piété. Cinq de ses
cousins germains devinrent prêtres, comme aussi son jeune frère
Jean-Pierre (1741-1784) et deux de ses neveux, fils de son frère
Jean-Christophe. Sa sœur Marguerite (née en 1722), son frère
Jean-Christophe (1727-1783), et l’épouse de celui-ci firent partie
de la Confrérie du Saint-Rosaire à Dieuze. Marguerite se dévoua
également dans la Confrérie des Agonisants, dont les membres
assistaient les mourants et priaient pour eux. Son frère
célibataire, Jean-Nicolas (1738-1822), habitant de Dieuze à sa
maturité, était connu pour avoir contribué à l’entretien d’une
chapelle dans les environs de cette ville.
On ne sait où
Jean-Martin fit ses premières études, mais ce fut soit à la maison
paternelle, guidé par son frère Jean-Jacques, soit peut-être, comme
le dit l’abbé Jacques Louyot (1765-1850) dans ses Notes sur
Jean-Martin Moye, à Vic-sur-Seille. De toute façon, il entra à
l’université de Pont-à-Mousson vers 1745, et on le trouve inscrit
sur les registres de l’université de Strasbourg pour 1747. Il y
étudia la philosophie. De Strasbourg, il passa au Séminaire
Saint-Simon en 1751. L’un de ses professeurs, le chanoine François
Thiébaut (1725-1795), futur député du clergé de la ville aux États
généraux, est connu comme auteur de nombreux ouvrages homilétiques
sur la bible. L’abbé Moye était ordonné prêtre le 9 mars 1754 par
Louis de Montmorency-Laval, évêque de Metz. Dès son ordination, le
dernier duc de Lorraine, Stanislas Leszczynski (1677-1766), lui
octroya le bénéfice de la chapelle Saint-André, située dans le
cimetière de Dieuze. Jean-Martin en reçut dès lors une rente qui lui
permettait de vivre, les vicariats étant d’ordinaire maigrement
rémunérés par le seul casuel. Il fut vicaire dans trois paroisses de
Metz, Saint-Victor (mars 1754-mai 1756, octobre 1756-décembre 1758),
Saint-Livier (mai-octobre 1756), et Sainte-Croix (janvier
1759-janvier 1765), dont le curé était François Thiébaut.
Durant son vicariat à
Sainte-Croix, Jean-Martin élargit son champ d’apostolat. D’une part,
il devint l’un des confesseurs ordinaires au Séminaire Saint-Simon.
D’autre part, son attention fut attirée par des confidences de
pénitentes vers les villages et hameaux situés au nord-est de la
ville épiscopale, où les filles restaient sans instruction par
manque d’écoles. Il forma le projet de remédier à cette situation en
y plaçant des institutrices bénévoles. Une dame de Metz bien
instruite, Mademoiselle Fresne, se chargea de former les premières
volontaires. La première à se lancer dans cette œuvre fut une simple
ouvrière, Marguerite Lecomte (1737-1835), que Jean-Martin Moye
plaça, le 14 janvier 1762, au hameau de Saint-Hubert, où elle
demeura sans problèmes à travers la Révolution. À Cutting, le 29
septembre 1762, Jean-Martin assistait sa mère en ses derniers
moments.
Entre temps, soucieux
d’aider les laïcs des paroisses à développer leur vie spirituelle,
il se mit à écrire et à publier. Vers la fin de l’année 1762
Jean-Martin et un ami plus jeune, l’abbé Louis Jobal de Pagny
(1737-1766), prêtre depuis septembre 1761, faisaient imprimer un
manifeste anonyme de quelques pages sur le baptême des petits
enfants, et spécialement des fœtus qui seraient en danger de mort.
Cette feuille tirait certaines conclusions pastorales d’un ouvrage
sorti à Paris en 1762, Abrégé de l’Embryologie
sacrée, qui présentait la doctrine d’un moraliste sicilien,
François Cangiamiglia. Sa seconde publication, parue en 1764, était
une réimpression avec commentaire d’un opuscule du cardinal de
Bérulle (1575-1629), Élévation à Dieu sur
le mystère de l’Incarnation. Moye
composa ensuite un livre de taille, qui sortit à Metz en 1767,
Recueil de diverses pratiques de
piété.
Une cabale qui se
montait à Metz contre les initiatives de Jean-Martin Moye amena
cependant le nouvel évêque, Louis de Montmorency-Laval, évêque
depuis 1761, à intervenir. On accusait Moye d’imprudence dans son
envoi de jeunes femmes dans des hameaux perdus, de rigorisme dans sa
pratique du sacrement de pénitence, et d’injuste critique du clergé
et des sages-femmes dans son pamphlet sur le baptême. Par son grand
vicaire, Mgr Bertin, l’évêque fit ordonner à Jean-Martin, en mai
1762, de suspendre les envois d’enseignantes volontaires dans les
campagnes, sans pour autant renvoyer celles qui s’y trouvaient déjà.
En même temps il nommait Moye vicaire à la paroisse de Dieuze.
C’était à peine une sanction, puisqu’en allant à Dieuze Moye
rentrait en pays de connaissances, Cutting n’en étant distant que de
quelques kilomètres. Dans les mêmes temps Mgr de Montmorency-Laval
changeait d’affectation l’abbé Jobal de Pagny, le faisant d’abord
vicaire à Sainte-Simplice, puis curé d’une grande paroisse de Metz,
Sainte-Ségolène. Pourquoi cette différence de traitement entre les
deux prêtres qui étaient responsables du pamphlet sur le baptême ?
Jobal appartenait à l’aristocratie de la région, d’une famille qui,
de plus, était riche, Moye n’étant que le fils d’un fermier ! Mais
l’évêque pouvait aussi penser, d’une part, que Louis Jobal de Pagny,
devenu curé, serait trop occupé par les besoins de sa paroisse pour
se permettre de donner des leçons à l’ensemble du clergé, et d’autre
part que Jean-Martin Moye, résidant à proximité de sa famille, et
dans une portion du diocèse qui faisait partie, non de la province
française des Trois-Evêchés, mais du duché de Lorraine, où
l’éducation était plus poussée dans les campagnes, serait également
amené à modérer son zèle de ce côté.
Ce qui coûta le plus à
l’abbé Moye en cette affaire ne fut pas son éloignement de Metz,
mais l’interdiction de former de nouvelles volontaires. Aussi bien
Mademoiselle Fresne que l’abbé Jobal le rassurèrent toutefois en
affirmant que la mesure ne serait que temporaire, et que l’œuvre de
celles qu’il commençait à appeler les " pauvres sœurs " repartirait
bientôt. Ainsi en fut-il, puisque, quelques mois plus tard, le
chanoine Bertin autorisa la reprise de cette œuvre d’éducation et la
fondation d’une école à Séligny. Les " pauvres sœurs " prirent alors
un nouvel essor, qui fut d’autant plus fructueux que plusieurs
prêtres, amis de Jean-Martin, s’associèrent désormais à lui pour
s’en occuper activement.
Or, le 3 novembre 1766,
intervint le décès inattendu de l’abbé Jobal de Pagny, qui mourut
rapidement à la suite d’une sorte de pleurésie contractée au retour
d’une visite qu’il avait faite à Dieuze pour y passer quelques jours
avec Jean-Martin. Accompagné de Georges Mathieu, secrétaire de
l’évêché, Jobal s’était rendu à Dieuze en octobre, à pied (quelque
63 km). Ils repartaient tous les deux quelques jours plus tard,
Jean-Martin les accompagnant jusqu’à Oriocourt (environ 26 km).
Entre Oriocourt et Metz l’abbé Jobal fut prit sous une forte pluie,
à la suite de quoi il tomba malade. S’étant alité quelques jours
plus tard, il décédait rapidement. Dès l’annonce de son décès,
l’abbé Moye, se sentant sans doute quelque peu responsable de la
mort rapide de son ami, se mit à rédiger, sur un ton franchement
hagiographique, des souvenirs sur les vertus de son ami. Remis sur
le métier à plusieurs reprises, ce texte devint un gros manuscrit,
Vie de l’abbé Jobal de Pagny,
mort en odeur de sainteté, en
cinq parties. Ce texte ne fut pas imprimé, mais un certain nombre de
copies manuscrites plus ou moins complètes circulèrent dans le
clergé de Metz du temps de Moye lui-même.
Cependant, la hargne de
certains adversaires poursuivait Moye jusqu’à Dieuze. On lui
reprochait d’interdire les bals campagnards qui étaient de coutume à
l’occasion des fêtes de villages. On taxa d’hypocrisie sa pratique
de prier quelque temps les bras en croix, chaque vendredi, devant
des calvaires érigés le long des chemins. Son refus de l’absolution
à des pénitents qu’il estimait sans contrition ou sans ferme propos
était d’autant moins fait pour éloigner de lui le soupçon de
jansénisme que, du temps de Henri-Charles de Coislin, évêque de Metz
de 1697 à 1730, dont la famille était liée à Port-Royal, le diocèse
avait toléré une morale rigoriste qui poussait à la sévérité dans
l’administration des sacrements. Cette fois, Mgr de
Montmorency-Laval semble avoir pris l’accusation très au sérieux. En
pleine semaine sainte de 1767, il suspendait Moye de toutes
fonctions sacerdotales dans la paroisse de Dieuze, sans lui assigner
un nouveau poste, mais aussi sans toucher à l’œuvre des campagnes.
De Pâques à octobre
1767, Jean-Martin résida dans un certain nombre de presbytères dont
il aida les curés dans le soin de leurs ouailles. Il passa quelque
temps chez son cousin germain, Jean-Pierre Demange (1720-1787), curé
de Guébling, puis à Moussey et à Gondrexange, où il demeura
plusieurs mois. Finalement, en octobre 1768, Dieudonné Chaumont de
Mareil (1708-1768), ancien chanoine de Metz devenu évêque titulaire
de Sion et Grand Prévôt de Saint-Dié, tira d’embarras aussi bien
l’évêque de Metz que Jean-Martin Moye en invitant celui-ci à
s’installer dans la Prévôté pour y diriger une sorte de petit
séminaire.
À Saint-Dié, l’abbé
Moye fit la connaissance d’un prêtre qui allait contribuer au
développement de l’œuvre des écoles dans la prévôté et dans le
diocèse de Toul. Antoine Raulin (1738-1812), né à Nancy, avait été
ordonné pour le diocèse de Toul le 2 avril 1762. Vicaire à Brouville
en avril 1763, il succédait à son oncle, Claude Raulin, comme
chanoine de Saint-Dié en septembre 1764. Durant son séjour dans la
Grande Prévôté, Moye fit imprimer un écrit de pédagogie catéchétique
à l’imprimerie de la Veuve Vivot, à Bruyères : Exposition
des trois principaux mystères de
la foi. Il s’agit d’une explication des dogmes de la
Trinité, de l’Incarnation, et de la Rédemption, à l’usage des laïcs
désireux de s’en instruire. À Saint-Dié, Jean-Martin prit une des
décisions les plus importantes de sa vie, en décidant de changer
l’orientation de son apostolat et de se faire missionnaire dans les
pays lointains. Ce projet a pu naître d’une impression d’échec qui
aurait suivi ses deux accrocs avec l’évêque de Metz. Mais il a pu
tout aussi bien venir d’une inspiration toute gratuite de
l’Esprit-Saint. Quoi qu’il en soit, l’abbé Moye forma le dessein de
quitter aussi bien la Lorraine que la France, de s’engager dans la
Société des Missions étrangères de Paris, laquelle se spécialisait
dans les missions d’Extrême-Orient, et de se porter volontaire pour
la Chine. Il se rendit donc à Paris, où, à la date du 1 octobre
1768, on trouve son nom sur les registres de la Société des Missions
étrangères.
En attendant son départ
pour la Chine, Jean-Martin Moye retourna en Lorraine au printemps
1769. Il visita les religieuses, généralement appelées alors les
Sœurs de Providence. Il prêcha des missions paroissiales dans le
diocèse de Metz et dans la Grande Prévôté. N’ayant pas l’intention
de revenir de Chine, il renonça, le 20 juin 1769, à sa part du futur
héritage paternel. Avant de quitter la région, il remit au chanoine
Raulin, avec mission de le faire publier, son ouvrage le plus
théologique, Le Dogme de la grâce,
travail qu’il avait sans doute composé à Dieuze et Saint-Dié, et
dont il avait obtenu l’imprimatur de la Sorbonne en octobre 1768. Il
lui laissa également un manuscrit plus court, Traité de
l’esprit du monde. Tous deux furent publiés en
1774 à Nancy, sous une même reliure.
Finalement, ayant
confié les Sœurs de Providence à plusieurs prêtres qui leur étaient
dévoués, spécialement Dominique Lacombe (1733-1815), curé de
Haut-Clocher, pour la région messine, et Raulin pour la région de
Charmes, ayant aussi choisi une femme de Dieuze, Marie Morel
(1705-1779), avec qui, écrivit-il dans l’Histoire des
pauvres sœurs, il avait contracté " une liaison toute
spirituelle ", pour être leur première Supérieure générale,
Jean-Martin rentra à Paris en août 1771. Il y reçut son affectation
: le vicariat apostolique du Sichuan, qui comprenait les trois
provinces chinoises du Sichuan, du Yunnan et du Guizhou. Le vicaire
apostolique, François Pottier (1726-1792), évêque titulaire
d’Agathopolis, avait installé sa résidence à Chengdu, capitale du
Sichuan. Le 30 décembre 1771 Jean-Martin s’embarquait à Lorient pour
l’Île de France (aujourd’hui, Ile Maurice), sur un navire appelé Le
Penthièvre. Avec lui voyageait un autre prêtre du diocèse de Metz,
l’abbé Jean Steiner, qui s’était mis également au service des
Missions étrangères.
En route, Moye occupa
son temps à lire les lettres de saint François Xavier, et à rédiger
quelques formules de piété qu’il appelait des " chapelets ", et
qu’il fit parvenir depuis l’Île de France au secrétaire de l’évêché
de Metz en lui demandant de les faire imprimer. Arrivés à
Fort-de-France le 7 mai 1772, les missionnaires durent attendre le
mois de juillet pour monter sur un autre navire qui faisait en route
vers la Chine. Moye profita de ce délai pour assister les deux
prêtres du lieu, des Lazaristes, en s’occupant d’esclaves africains
ou malgaches qu’il rencontrait. Il songea un moment à se rendre à
Madagascar pour s’y consacrer à la conversion des habitants. Mais il
y renonça quand les Lazaristes de l’Ile de France lui firent savoir
que ce territoire était confié par le Saint-Siège à leur propre
congrégation, la Société de la Mission.
Sur le navire qui
l’emmenait vers le comptoir portugais de Macao, Jean-Martin fit la
connaissance d’un missionnaire barnabite italien, le Père Cordovino.
Pendant les dernières semaines du voyage, et, semble-t-il, dès le
passage du détroit de Malacca, qui sépare Singapour de la Malaisie,
Jean-Martin fut soudain assailli d’épreuves spirituelles comparables
profondes. Il se sentait aux prises avec des doutes sur sa vocation,
des tentations de désespoir, des imaginations sensuelles, voire
érotiques. Mais il eut la simplicité de se confier à son compagnon
de voyage, le Père Cordovino, qui fut à même de lui donner les
conseils nécessaires, de le rassurer, et de le raffermir dans ses
résolutions. Il avait recouvré la paix de l’âme quand, en septembre
1772, il débarquait à Macao, où il fut accueilli à la procure des
Missions étrangères de Paris.
À Macao, Moye commença
l’apprentissage de la langue chinoise. Il quittait cette petite
ville trois mois plus tard, le 30 décembre, juste un an après son
départ de Lorient. Il était guidé par un passeur qui devait le faire
entrer en Chine clandestinement par la rivière de la Perle
(Tchu-jiang), traverser la ville de Canton, et le conduire jusqu’à
la lointaine province du Sichuan. Il emmenait dans ses bagages
quelques livres et du vin de messe pour la mission. Avec lui
voyageait un jeune chinois, Charles, qui rentrait dans son pays
après avoir renoncé à devenir prêtre et quitté le séminaire de
Pondichéry. Ce fut un voyage difficile, entrecoupé de grandes
frayeurs. N’ayant pas encore maîtrisé la langue mandarine, Moye ne
comprenait rien de ce que l’on disait autour de lui, et il ne
pouvait encore passer pour un indigène. Après la traversée de
Guangzhou (Canton) les voyageurs s’arrêtèrent à Foshan pour changer
de barque et d’équipage. Remontant la rivière de l’Ouest (Xi jiang),
puis la rivière de Nord (Pei jiang), ils arrivèrent, dans les monts
Nanling, à un point de partage des eaux entre la Chine du sud et la
Chine du nord. Dans un petit bourg, Ny chan hien, ils commencèrent
un portage de presque deux jours jusqu’à la ville de Jungxu, où ils
prirent une barque sur le Chongling shui. De là, ils rejoignirent le
Xiang jiang, qui les mena au lac Dongtung Hu, d’où ils atteignirent
le Yangzi jiang (Fleuve bleu), qu’ils devaient maintenant remonter.
Le 5 mars 1773, premier
vendredi du carême, Moye entrait au Sichuan par le poste de douane
de Ou-chan-hien, à l’ouverture des célèbres Trois Gorges. Il
traversait plus tard la ville de Zhong qing, et arrivait finalement
à Chengdu le 28 mars, quatrième dimanche du carême. Mgr Pottier, qui
était en tournée pastorale, avait laissé des instructions pour que
Moye l’attende en un lieu plus retiré, à quelque distance de la
ville. Le nouveau missionnaire y passa le plus clair de son temps à
écouter les enfants d’une école voisine réciter leurs leçons à voix
haute, ce qui lui permit de maîtriser rapidement les intonations de
la langue parlée. Quand vint l’évêque, Moye se plaignit amèrement de
l’ancien séminariste qui avait fait le voyage avec lui : non
seulement ce garçon s’était-il moqué du missionnaire et de son
ignorance du chinois, et l’aurait-il volontairement mis en danger,
mais il avait volé une quantité de vin de messe pour le boire ! Mgr
Pottier ne semble pas avoir pris ces accusations au sérieux, ce qui
ne manqua pas d’étonner Jean-Martin. Après quelque temps, le vicaire
apostolique lui confia un immense territoire qui était sans prêtre
depuis quelque temps, et qui comprenait la partie orientale du
Sichuan, le long du Yangzi, et la partie nord-est du Guizhou. Il lui
accorda le titre de pro-vicaire et, dans son territoire, les
pouvoirs correspondants, qui étaient à peu près ceux d’un vicaire
général d’aujourd’hui.
Jean-Martin Moye
séjourna dix années en Chine. Il apprit à parler la langue du
Sichuan en un temps record. Son teint mat et ses cheveux noirs, son
nez plutôt écrasé, le firent facilement passer pour un chinois,
alors que son accent et sa taille assez grande suggéraient qu’il
n’était pas d’origine locale. Mais, à en juger d’après ses lettres,
il ne s’habitua jamais ni à la nourriture, qu’il décrivait comme
monotone et fade, ni à la médecine, de genre homéopathique, dont il
estimait les principes contradictoires, encore que celle-ci devait
bientôt le guérir de ce qu’en avril 1775 il appelait " deux maladies
mortelles " !
Tous les ans, le
missionnaire passait une bonne partie du carême et la semaine sainte
à Zhong qing, dans la vaste maison d’un banquier chrétien, Pierre
Lô, qui lui assurait une hospitalité sans faille. Le reste de
l’année, il visitait les villes et villages où résidaient les
chrétiens. Il aimait surtout la chrétienté de Chang-jeou, située sur
le Yangzi-jiang à l’est de Zhong qing, qu’il parvint à transformer
de tiède en très fervente, où son hôte ordinaire était un marchand
du nom de Kiao. Mais il se plaisait le mieux chez les chrétiens des
montagnes, à l’est et au sud-ouest de Zhong qing. Dans les lieux où
il lui était plus difficile de passer pour un autochtone, il
envoyait l’un de ses assistants chinois. Benoît Sên fut ordonné
prêtre le 26 juillet 1777, pendant une réunion générale des
missionnaires de la province. Augustin Tcheou, dont nous
reparlerons, devint prêtre en 1781, en même temps que Jean-Baptiste
Tsiang.
Entre temps Jean-Martin
Moye eut à prendre parti sur une question de morale qui n’était pas
sans conséquences pratiques pour la vie de bien des chrétiens. Il
existait dans la société chinoise une sorte de prêt qu’il jugea
usuraire, incompatible avec la justice, et donc inacceptable pour
des chrétiens. Ces contrats, dits d’oppignoration, consistaient à
emprunter une somme d’argent en échange de l’usufruit d’une
propriété dont les charges restaient à l’emprunteur, l’usufruit
étant levé par le remboursement de la dette. Les missionnaires, au
moins dans le territoire dirigé par François Pottier, étaient bien
d’accord que les chrétiens ne devaient pas s’enrichir injustement en
faisant de tels prêts. Mais que faire dans le cas des convertis qui
en avaient profité avant leur conversion ? Moye exigeait alors la
restitution de biens qu’il estimait mal acquis : se réclamant du
bien-fondé de sa position pour tolérer l’opinion contraire, et les
prêtres plus accommodants trouvant excessif le fardeau qu’il
imposait ainsi aux nouveaux chrétiens. La décision fut donc prise de
soumettre la question à la Congrégation de la Propagande. En
attendant une réponse, qui mettrait au moins deux ans pour être
connue, chaque missionnaire restait libre d’appliquer la solution
qu’il estimait la plus prudente.
Lorsqu’il convenait
d’entrer dans les appartements réservés aux femmes d’où les hommes
étrangers à la famille étaient normalement exclus, Moye y envoyait
des volontaires qu’il trouvait dans l’ancienne institution des "
Vierges chrétiennes ", femmes vouées au célibat, dont la plupart
vivaient dans leur propre famille, sous la protection légale de
leurs parents masculins les plus proches. En 1744, les Vierges
chrétiennes avaient reçu de Mgr de Martiliat (1706-1775), vicaire
apostolique du Yunnan, une règle de vie qui en faisait, somme toute,
des contemplatives dans le monde. Moye prit l’initiative d’orienter
ces femmes consacrées vers l’apostolat, surtout auprès des femmes,
qui, dans les familles riches, vivaient dans des appartements
réservés où ne pénétraient pas les hommes étrangers à la famille.
Pour les besoins de la mission, et en vue du salut des âmes tel que
celui-ci était conçu dans la théologie de l’époque, Jean-Martin
envoya donc un certain nombre de ces jeunes femmes baptiser les
enfants malades, même dans des familles qui n’étaient pas
chrétiennes, et souvent sans demander l’avis de leurs parents
bouddhistes ou confucianistes.
Or, en 1779 commença
une période de famine dans la province. La famine fut suivie d’une
épidémie de peste qui dura jusqu’en 1781, ce qui entraîna une
mortalité enfantine encore plus élevée que d’ordinaire. À cette
occasion Jean-Martin envoya de nombreuses femmes baptiser une
multitude d’enfants qui semblaient en danger de mort. Ce fut, si
l’on peut dire, un énorme succès, puisque les rapports annuels de
Pottier au Saint-Siège révélaient qu’en 1778 et 1779 on avait
baptisé 30.000 enfants, la plupart à l’insu de leurs parents
non-chrétiens, et qui presque tous étaient morts par la suite. Fort
de ce succès, Jean-Martin chargea aussi plusieurs des Vierges
chrétiennes de faire le catéchisme et d’enseigner les filles. Gleyo
et lui établirent ainsi un certain nombre de petites écoles, bientôt
suivi dans cette voie par Mgr Pottier lui-même.
Pour assister ces
auxiliaires bénévoles, Jean-Martin composa des prières en chinois
que l’on pouvait apprendre par cœur. Ces prières, rédigées avec
l’aide de quelques chrétiens lettrés, étaient écrites dans la langue
populaire du Sichuan, et non pas dans le mandarin classique déjà
utilisé par plusieurs missionnaires. C’est là ce qui rend, au dire
des sinologues qui s’y sont intéressés, relativement facile
d’identifier les textes chinois de Jean-Martin Moye.
La plupart de ces
textes furent réunis par lui-même dans un ouvrage quelque peu
analogue à son Recueil de diverses pratiques
de piété, qu’il intitula, Livre de
prières du Seigneur du Ciel.
Jean-Martin Moye y inclut plusieurs textes déjà utilisés dans les
missions de Chine, mais aussi des pièces analogues aux chapelets
qu’il avait envoyés en Europe, des litanies, des méditations sur les
dogmes principaux de la foi, sur la vie de Jésus-Christ, et sur la
Vierge Marie. Il encouragea encore les dévotions locales en
assignant des saints patrons aux communautés chrétiennes. Somme
toute, il tâchait de faire en sorte que les laïques chinois pussent
se suffire à eux-mêmes et maintenir une piété paraliturgique
fervente au cas où les prêtres, au cours d’une persécution, se
verraient dans l’impossibilité de les visiter et de leur administrer
les sacrements. Zélées et bien formées, les Vierges chrétiennes
deviendraient alors des ouvrières précieuses du Royaume de Dieu.
Moye eut plusieurs
rencontres avec les missionnaires les plus voisins de lui, surtout
avec Gleyo à l’ouest, avec qui il visita par deux fois les chrétiens
du Nord-Yunnan en 1779 et 1781, et, à partir de mai 1776, avec
Etienne Devaut à l’est, Moye ayant partagé son territoire avec lui.
Quand il en trouvait le temps, Jean-Martin écrivait encore, en
français et en chinois. En français, il révisa la Vie de
Jobal. En chinois, il composa de nombreuses prières dans la
langue populaire du Sichuan. De plus, il envoya chaque année à la
Congrégation de la Propagande un rapport en latin sur la mission à
lui confiée. Par quatre fois il rendit visite aux chrétiens du
Guizhou, qui étaient concentrés dans quelques villages des monts
Ou-long. Mais, arrêté avec Benoît Sên le 10 mai 1774 à Mao-tien,
pendant sa deuxième tournée dans la région, il passa une dizaine de
jours en prison, pour être ensuite reconduit à la frontière du
Sichuan, avec stricte interdiction de revenir au Guizhou. Pendant
cet emprisonnement, Jean-Martin put instruire l’un des gardes dans
la foi, Augustin Tchou, qui devint prêtre en 1782, en même temps
qu’André Yang, compagnon de captivité de M. Gleyo.
À la réunion des
missionnaires pendant l’été de 1777, Jean-Martin fit la connaissance
de Jean-François Gleyo, son confrère chargé de la province du
Yunnan, qui venait d’être libéré sur intervention du Père Félix da
Rocha (1713-1781), savant jésuite portugais, cartologue, supérieur
de la mission de Beijing, président depuis 1774 du Tribunal des
Mathématiques de l’Empire chinois, qui avait rendu visite au
vice-roi du Sichuan alors qu’il allait reconnaître la frontière du
Tibet pour en faire le relevé. Gleyo était un spirituel. Il pensait
même avoir eu, dans sa prison, de nombreuses expériences mystiques,
y compris des visions de Dieu le Père. Moye et Gleyo s’entendirent à
merveille, sans cependant être toujours d’accord sur
l’interprétation des rêves ou visions de Gleyo.
Vers la fin de l’année
1779, Jean-Martin l’accompagna dans une visite des chrétiens du
Nord-Yunnan. Dans une localité nommée Long-ki, Gleyo avait construit
un séminaire pour quelques vocations chinoises. Le professeur
principal y était M. Hamel, missionnaire qui connaissait bien, non
seulement la théologie, mais encore le mandarin classique et sa
littérature. Au printemps de 1781, Moye retourna à Long-ki pour en
bénir la chapelle. Il y séjourna trois mois. Mais, situé, sur la foi
d’une vision de la Vierge qu’aurait eue Gleyo, et malgré l’avis
contraire de Moye, à proximité d’une route bien fréquentée, cet
établissement dut être abandonné à la suite d’un décret impérial
dirigé contre des rebelles musulmans, ceux-ci et les chrétiens étant
d’autant plus facilement confondus que leurs deux religions étaient
soupçonnées de favoriser la société secrète des Pe lien kiao. Le
séminaire fut transféré à Mo lan keou, à proximité de Soui fou, dans
le district de Moye, mais à proximité de celui de Gleyo. Jean-Martin
y demeura sur place presque quatre mois pour y réorganiser les
études. Il ne rentra à Zhong qing qu’au début de 1782, après presque
un an d’absence. Il emmenait avec lui plusieurs séminaristes à qui
il devait donner, à la demande de Pottier, une formation pastorale
poussée. Il les installa à l’ouest de Zhong qing, dans la petite
ville de Tao pa, où il se fit un devoir de leur rendre visite le
plus souvent possible.
La publication du Livre
de prières du Seigneur du Ciel fut l’occasion d’un différend sérieux
entre les missionnaires. Jean Didier de Saint-Martin (1743-1801),
qui résidait avec Mgr Pottier à Chengdu, s’était chargé de faire
imprimer cet ouvrage. Il s’était cru par là-même autorisé à en
réviser le texte sans en référer à l’auteur. Il avait modifié une
formule de Moye sur l’Incarnation. Or, lorsqu’il eut en mains le
texte imprimé, Jean-Martin estima la nouvelle formule erronée, sinon
hérétique ! Il avait également changé une invocation dans des
litanies du Cœur de Jésus. Ce qui n’était pas pour arranger les
choses, c’est qu’en outre M. de Saint-Martin n’hésitait pas à
critiquer les pratiques pastorales de Moye. Il estimait
excessivement rigide son opinion sur les contrats d’oppignoration,
et il n’approuvait pas le mode de vie des Vierges chrétiennes dans
les territoires qui dépendaient de Jean-Martin Moye, les estimant
trop émancipées par rapport au statut de la femme dans les coutumes
du pays. En octobre ou novembre 1782, ayant consulté Gleyo, mais
sans en toucher mot à Pottier, Jean-Martin envoyait au Préfet de la
Propagande une lettre anxieuse, où il décrivait Saint-Martin comme
un troublion qui semait la zizanie dans la mission, et qui de plus
enseignait une doctrine christologique qui semblait erronée. Or,
Pottier avait demandé à la Propagande l’octroi d’un évêque
coadjuteur. Son choix se portait précisément sur le prêtre avec
lequel il travaillait étroitement depuis longtemps, Jean Didier de
Saint-Martin. Ce choix était connu des missionnaires.
Entretemps éclatait
soudain, le 8 septembre 1782, une persécution locale, mais sévère,
dans la ville de Tao-pa, alors que Moye y séjournait avec ses
quelques séminaristes et leur supérieur ordinaire, le prêtre chinois
Jean-Baptiste Tsiang. Un certain nombre de chrétiens furent arrêtés,
conduits à Zhong qing, puis à Chengdu, où cependant le vice-roi du
Sichuan les libéra en février 1783 et prit des mesures contre les
mandarins persécuteurs. Moye, après avoir échappé à ceux qui
cherchaient à le saisir, s’était réfugié dans une autre petite
ville, Quin-gan. Il s’y sentit soudain malade, et se crut sur le
point de mourir. Il se passa alors deux choses qui le convainquirent
qu’il devait quitter la Chine et retourner en France.
D’une part, célébrant
la messe dans l’intention d’obtenir une bonne mort, il lui arriva ce
qu’il appela " quelque chose d’extraordinaire ", sur laquelle il ne
s’expliqua jamais, sauf sans doute à ses collègues relativement
proches, Gleyo et Devaut, qu’il convoqua aussitôt. Comme je l’ai
écrit ailleurs, je pense pouvoir identifier cette chose
extraordinaire à la conviction que Jean-Didier de Saint-Martin
allait devenir évêque. D’autre part, Jean-Martin fit deux rêves
convergents qu’il interpréta comme une invitation providentielle à
se porter à l’aide des Sœurs de la Providence en Lorraine. Depuis
quelque années, peut-être sous l’influence du visionnaire qu’était
Gleyo, il arrivait à Moye de scruter ses rêves pour voir s’ils ne
contenaient pas des messages prophétiques. Or, il vit en songe Marie
Morel, supérieure générale, le visage couvert de taches, qui
l’attendait à Dieuze sur la place du marché, où il arrivait à
cheval. Des taches sur le visage de Marie Morel il inféra que les
Sœurs de Providence avaient perdu leur ferveur première, et qu’elles
avaient besoin de lui pour la recouvrer. Marie Morel, à l’époque,
était décédée, ce que Jean-Martin ignorait encore. Dans un second
rêve, il se vit reçu aux Missions étrangères de Paris par un prêtre
portant un rochet.
Ayant conclu qu’il
devait partir pour la France et obtenu l’approbation de Gleyo et de
Devaut, Moye écrivit à Mgr Pottier pour en obtenir l’autorisation de
quitter la mission. Il arguait à la fois de ses rêves et de sa santé
délabrée, mais sans toucher un mot des doutes qu’il éprouvait quant
à l’élévation de Didier de Saint-Martin à l’épiscopat. Pottier, qui
avait peu de missionnaires et de prêtres chinois à sa disposition,
et dont le bon sens ajoutait peu de foi aux songes, lui conseilla
d’abord le repos et la patience. Puis, Moye persistant dans sa
demande, l’évêque consentit à le laisser partir, quoique, comme il
l’écrivit à la Congrégation de la Propagende, à contre-cœur. Il
confia à Étienne Devaut tout le territoire dont s’occupait
Jean-Martin Moye.
Le 2 juillet 1783,
Jean-Martin quittait Chang-keou et la mission du Sichuan. Il voyagea
cette fois encore en barque, mais selon un autre itinéraire que pour
son entrée en Chine. Son guide lui fit descendre le Chang jiang et,
à partir du lac Dongting Hu, descendre le Xian jiang, puis, par le
canal de Xing’an, rejoindre le Gui jiang, qui traverse Guilin,
capitale du Guangxi, et de là le Xi jiang, qui les menait rapidement
jusqu’à Guanzhou (Canton), où ils arrivaient le 26 août. Continuant
par la rivière de la Perle, ils débarquèrent le 26 septembre à
Macao. Moye séjourna plusieurs mois à la procure. D’après ce que le
procureur, M. Descourvières, écrivit aux directeurs de Paris, Moye
se plaignait de sa piètre santé, mais faisait cependant de longues
marches à grands pas. Jean-Martin profita du passage d’une flotille
de cinq frégates venant de Canton, qui, en janvier 1784, repartaient
pour la France chargées d’épices. Il embarquait sur l’une d’elles,
La Méduse, qui devait se rendre célèbre par son naufrage le 2
juillet 1816 au large de l’Afrique. La traversée dura seulement cinq
mois, et compta une brève escale de ravitaillement à l’île anglaise
de Sainte-Hélène. À bord, Jean-Martin composa une longue Relation
sur ce qui m’est arrivé en
Chine pendant dix ans, et il écrivit
quelques pages destinées aux Directeurs des Missions étrangères,
qu’il intitula Maximes de paix. Il débarqua à
Lorient le 20 mai 1784. Le 6 juin, il arrivait à Paris.
Moye séjourna rue du
Bac, au Séminaire des Missions étrangères. D’après une lettre non
datée envoyée aux vierges chinoises, il semble qu’il ait rendu
visite au Carmel de Saint-Denis et se soit entretenu avec Louise de
France (1737-1787), fille du roi Louis XV (en religion, Sœur Thérèse
de Saint-Augustin), laquelle aurait désiré lire les lettres qu’il
avait reçues des Vierges chrétiennes. Cependant, Moye n’étant pas
nommé directeur au séminaire des Missions étrangères, il quitta la
capitale vers la fin du mois d’août pour rentrer en Lorraine. Il y
trouva bien du changement. Depuis la mort de son dernier duc, le roi
Stanislas, en 1766, le duché était incorporé au royaume de France.
Dans la proche famille du missionnaire, son père, qui s’était retiré
chez son fils Jean-Pierre, curé de Zommange, était décédé le 1er
janvier 1776. Le 15 du même mois était mort aussi le vieux curé de
Cutting, l’abbé Fiseney. En 1783, son frère Jean-Christophe, maître
de poste à Dieuze, avait aussi quitté ce monde.
Jean-Martin arriva dans
son pays juste à temps pour assister Jean-Pierre, son plus jeune
frère, devenu curé de Lindre, dans ses derniers moments : il mourut
le 6 octobre 1784. Un 2 janvier, en 1785 ou 86, se trouvant dans une
voiture qui tomba dans un fossé près de Cutting, Jean-Martin eut une
jambe cassée. Pendant plusieurs semaines, il fut immobilisé chez sa
sœur Marguerite qui avait hérité d’une partie de la maison
paternelle. Jean-Martin ne quitta pas la Société des Missions
étrangères ; mais il consacra désormais son temps à la formation des
Sœurs de la Providence et, à titre de missionnaire apostolique,
comme il continue de signer ses lettres, à la prédication de
missions paroissiales, au cours desquelles, au dire de l’abbé
Chatrian, il racontait volontiers des " histoires de Chine ".
Jean-Martin prêcha
beaucoup dans toute la région des lacs, non loin de Dieuze. Dans les
Vosges il prêcha à Ramberviller, à Charmes et dans les environs,
notamment à Essegney, Chamagne, Rugney. Il prêcha aussi dans la
région de Bitche, et à Chaligny, à Thésey, entre Nancy et Metz, où
le jeune séminariste, Jacques Louyot, lui rendit visite, à
Emberménil, au nord-est de Lunéville, où était curé Henri Grégoire
(1750-1831), futur député aux États généraux, qui allait devenir
évêque constitutionnel de Blois, et fut une grande figure chrétienne
de la Révolution. Entre ses prêches dans les paroisses et ses
entretiens avec les religieuses, Jean-Martin fit imprimer le texte
de plusieurs causeries qu’il avait coutume de faire dans ses
missions paroissiales : Instruction sur la
manière de bien faire ses actions,
Instruction pour les hommes, ...pour
les garçons, ...pour les filles...,
et sans doute d’autres qui ont disparu. Il traduisit en français
quelques-uns de ses écrits chinois, notamment Trente-trois
réflexions sur les trente-trois années
que passa Jésus-Christ sur la
terre, une Vie de Marie, un certain nombre
de litanies, et quelques prières, notamment une Prière
pour honorer les cinq plaies du
Sauveur.
Quand éclata la
Révolution et qu’en 1792 l’Assemblée constituante imposa à l’Église
de France la Constitution civile du clergé, Moye incita les prêtres
à refuser tous les serments qui étaient exigés d’eux. Il veilla à la
sûreté de ses religieuses, dont la plupart partirent pour l’exil en
Allemagne. Mais il attendit le plus possible avant de s’exiler
lui-même. S’étant rendu à Trèves, siège de l’archevêque dont
dépendaient les évêques lorrains, il repassa bientôt la frontière et
prêcha encore des missions à Sarralbe et Rahling, villages peu
éloignés de la frontière; mais il fut chassé de Rimling par les gens
lorsqu’il y prêcha contre la Constitution civile. En septembre 1792,
il séjournait encore à Dieuze, sans doute dans la petite maison de
la rue du Moulin (aujourd’hui, rue Gustave Charpentier) qui avait
appartenu à son père, et où habitait maintenant son frère
célibataire, Jean-Nicolas. Il y vit passer une partie de l’armée
contre-révolutionnaire, faite surtout d’autrichiens et d’allemands,
et le prince de Brunswick, qui la commandait. C’est là qu’il apprit
les massacres de la prison des Carmes à Paris, la victoire de
Kellermann et Dumouriez à Valmy, et la déroute des soldats du prince
de Brunswick. Il quitta alors Dieuze pour retourner à Trèves.
Dans cette ville pleine
de réfugiés et de militaires se trouvaient déjà l’évêque de Metz et
une partie de son clergé. Jean-Martin, qui parlait un allemand assez
défectueux, s’y dévoua auprès de soldats blessés ou malades. Aux
prêtres et séminaristes réfugiés il fit des conférences qui reçurent
plus tard un titre qui ne correspond qu’au contenu de la première
causerie : Marques de vocation à
l’état ecclésiastique. Le 19 avril 1793, Jean-Martin Moye
se trouva mal. Il avait contracté le typhus auprès de soldats
malades et il mourut rapidement, le 4 mai. On l’enterra dans le
cimetière de l’église Saint-Laurent.
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