PRÉFACE
par
l'abbé François Seigneur
Le livre de madame
Paulette Leblanc sur la « spiritualité d’Alexandrina Maria da Costa »
nous ouvre des horizons nouveaux sur cette âme mystique portugaise
et nous invite à méditer et à considérer avec la plus grande
attention l’état des « âmes victimes » dans le monde, paratonnerres
de la justice divine et contrepoids aux châtiments qui devraient
fondre sur notre pauvre humanité déchristianisée.
Il n’existe en ce monde
qu’un seul vrai Sacrifice opérant la Rédemption des âmes : celui de
Jésus sur la Croix.
Le sacrifice des
victimes de l’Ancien Testament, en effet, ne fut agréé de Yahvé que
parce qu’il était virtuellement rattaché à celui du Sauveur; et le
sacrifice eucharistique de la Messe qui, depuis la Cène et le
Calvaire se perpétue à travers les siècles sur nos autels, n’est que
le renouvellement et la représentation mystique du sacrifice du
Golgotha.
Mais si le Christ Jésus
glorieusement ressuscité ne souffre plus personnellement, comme le
dit saint Paul, il peut encore ressentir la douleur dans tous les
membres de son corps mystique. L’apôtre des Nations, au Ier
siècle de l’Église, le proclamait en employant la forme personnelle
en s’adressant aux Colossiens (I, Col., I, 24) :
« Je complète en ma
chair ce qui manque aux souffrances de Jésus Christ en faveur de son
Corps qui est l’Église. »
C’est là un
enseignement difficile à saisir : essayons de l’exposer brièvement
et d’en montrer toute la fécondité.
L’Église, comme le dit
saint Paul, est le Corps mystique du Christ : Jésus en est la tête
et nous les membres. C’est un être vivant, un organisme spirituel,
un tout unique qui vit, se développe, grandit en vue de
l’épanouissement de la vie surnaturelle, la vie divine dans les âmes
des fidèles appelés à une sainteté toujours plus haute. Le Sauveur
l’a affirmé lui-même catégoriquement : « Je suis la vigne et vous
les sarments. »
En effet, comme nous
l’enseigne le catéchisme de saint Pie X :
« Le 9ème
article du Credo propose à notre foi que Jésus-Christ a fondé sur la
terre une société visible qui s’appelle l’Église catholique et que
tous ceux qui en font partie sont en communion entre eux. L’Église
catholique est donc la société ou réunion de tous les baptisés qui,
vivant sur la terre, professent la même foi et la même loi de
Jésus-Christ, participent aux mêmes sacrements et obéissent aux
pasteurs légitimes, les évêques, principalement au Pontife romain.
Les membres de l’Église catholique se trouvent :
– partie au ciel où
ils forment l’Église triomphante
– partie au
purgatoire où ils forment l’Église souffrante
– partie sur la
terre où ils forment l’Église militante.
Ces diverses parties
de l’Église constituent une seule Église et un seul corps, parce
qu’elles ont le même chef qui est Jésus-Christ, le même esprit qui
les anime et les unit, le Saint-Esprit, et la même fin surnaturelle
qui est la félicité éternelle dont les uns jouissent déjà et que les
autres attendent. »
Ainsi envisagée sous
cet aspect, l’Église n’est autre que le Christ lui-même, se
prolongeant et se perpétuant dans l’âme des fidèles à travers les
siècles. Parce qu’elle vit, elle lutte sans cesse contre les
influences contraires : les persécuteurs de l’extérieur, les
hérésiarques et les pécheurs de l’intérieur qui s’efforcent de
l’étouffer ou de retarder sa croissance. Parce qu’elle s’étend et
devient conquérante : « Allez enseigner toutes les nations », elle
souffre comme son Maître, prolongeant de la sorte, dans le temps, la
Passion du Sauveur.
N’est-ce pas là
l’enseignement des auteurs chrétiens ? Pascal ne disait-il pas :
« Le Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde. »
Le Padre Pio reprendra
à son compte cette formule. Cette pensée n’est d’ailleurs que l’écho
de la parole du pape et père de l’Église saint Léon : « La
Passion du Seigneur se prolongera jusqu’à la fin des temps. »
Au cours de la Passion
de Notre Seigneur aucun des membres de son corps physique n’a été
épargné. Trois heures d’agonie, trois longues heures qui n’en
finissaient pas, des crampes affreuses s’étendant à tous ses
membres ; sa respiration était courte et haletante ; la sueur et le
sang ruisselaient sur son corps pantelant ; son auguste Visage, dans
une souffrance inouïe, gardait une majesté incroyable, incomparable.
Un Dieu souffrait et mourait.
De même au cours des
siècles aucun membre du corps mystique du « Christ total » ne sera
sans souffrance. Il faut en conséquence que chacun de nous unisse
ses douleurs à celles de Jésus et collabore en quelque sorte à son
œuvre rédemptrice.
Quand saint Paul
affirme qu’il « complète en sa chair ce qu’il manque aux souffrances
du Christ » il ne veut pas faire entendre par là que la Rédemption
n’a pas été efficace et qu’après la mort du Christ nous devons
souffrir pour achever son œuvre et la parfaire ; l’apôtre ne veut
pas dire que la Passion a été insuffisante pour payer la rançon du
péché et opérer le salut du monde, ni qu’il faille surajouter à ses
souffrances l’appoint de nos douleurs pour consommer la coupe amère
des châtiments à expier. Non, le comprendre ainsi serait une erreur.
Par son immolation
Jésus a satisfait pleinement et d’une façon surabondante à la
justice divine ; mais si, innocente victime, il s’est substitué à
nous pour nous sauver, il n’entend pas cependant nous dispenser de
tout effort. Il veut, qu’incorporés à lui, nous soyons crucifiés
avec lui ; car si lui en est la tête, rien ne manque à la somme des
souffrances expiatrices et sanctificatrices, il manque cependant
quelque chose en nous, qui sommes ses membres et nous devons
souffrir avec lui. Aussi, unis à lui, nous devons porter notre
croix, gravir la montée du Calvaire, participer à ses souffrances du
Golgotha.
Et c’est ici que nous
rejoignons la belle doctrine des « âmes victimes ». Non seulement en
effet, Jésus désire que nous souffrions avec lui pour l’achèvement
de notre propre rédemption ― rédemption personnelle ― mais il
réclame encore des volontaires de la souffrance qui, à sa suite,
montent au Calvaire pour y sauver les pécheurs ; en d’autres termes
il veut des « âmes expiatrices », des « âmes réparatrices », des
« âmes hosties », des « âmes victimes ». Alors nous comprendrons
pleinement, avec une véritable hauteur de vue surnaturelle,
l’invitation personnelle que Jésus a faite le Ier
novembre 1934 à Alexandrina Maria, âme élue de toute éternité,
prédestinée à cette grandiose mission de collaborer étroitement à la
rédemption des âmes :
« Viens dans mes
tabernacles ; viens me consoler ; viens réparer. Ne cesse pas de
réparer. Donne-moi ton corps pour que je le crucifie. J’ai besoin de
beaucoup de VICTIMES pour soutenir le bras de ma justice et j’en ai
si peu ! Viens les remplacer. O ma fille, écoute ton Jésus, écoute
mes demandes. Me donnes-tu ton corps afin que je le crucifie ?
J’exige de toi de très grandes souffrances : la crucifixion est
douloureuse. Par amour pour moi, ne le refuse pas ; c’est pour
sauver les pécheurs, tes frères, ces aveugles, non pas de naissance,
mais aveuglés par les passions. J’espère que par toi, par la croix
dont je t’ai chargée et que tu as acceptée, beaucoup reviendront à
moi. »
Cette imploration de
Jésus à son élue faisait suite à une autre révélation que Notre
Seigneur lui avait faite quelques jours auparavant :
« Donne-moi tes
mains : je veux les clouer avec les miennes ;
Donne-moi tes
pieds : je veux les clouer avec les miens ;
Donne-moi ta tête :
je veux la couronner d’épines, comme ils l’ont fait pour moi.
Donne-moi ton cœur :
je veux le transpercer avec la lance, comme ils ont transpercé le
mien.
Consacre-moi tout
ton corps ; offre-toi toute à moi ; je veux te posséder
entièrement. »
Nous n’avons pas à
discuter les décisions de la Volonté divine, mais à les accepter et
à nous incliner pour essayer de les comprendre et en saisir toute la
fécondité.
L’histoire de l’Église
d’ailleurs nous révèle qu’au cours des siècles, ces volontaires de
la souffrance se sont toujours présentés en vue de travailler au
rétablissement de l’équilibre surnaturel détruit par une
surabondance de péchés et de crimes. Dans la balance des vertus et
des vices, quand le plateau des crimes et des péchés l’emporte sur
celui des bonnes œuvres, ces victimes immolées jettent dans ce
dernier le contrepoids de leurs tortures physiques et morales et la
stabilisation se rétablit.
Si, à certaines
époques ― et nous y sommes ― le poids du mal se précipite avec tant
de violence que tout menace d’être renversé, les victimes se
multiplient. Cette loi de solidarité étroite, foncièrement
chrétienne, fut admirablement comprise et pratiquée par tant de
saintes âmes pendant le XXème siècle ! Ce sont les Gemma
Galgani, Thérèse de l’Enfant Jésus, Elisabeth de la Trinité,
Francisco, Jacinta et Lucia de Fatima, Claire Ferchaud, Josepha
Menendez, Marthe Robin, Faustine Kowalska, Padre Pio, Alexandrina
Maria da Costa, Rosalie Put, Thérèse Neumann, Marie Julie Jahenny,
Consolata Ferrero, etc.
A l’exemple de Jésus,
ces âmes s’interposent entre le ciel et la terre, et, endossant pour
ainsi dire les crimes des pécheurs avec le dessein de les expier,
elles acceptent de la sorte des responsabilités parfois
épouvantables, puisque ces fautes crient vengeance vers l’Eternel.
De cette manière elles complètent la Rédemption et continuent, dans
le temps, le mystère du salut.
Jésus, innocent,
l’agneau sans tache, n’avait pas à expier ; ses satisfactions ne
pouvaient lui servir mais elles se déversaient sur les âmes
coupables. De la même façon, les « âmes victimes », innocentes comme
lui, demandent à Dieu de ne voir en elles que les crimes des
pécheurs, trouvant dans leur amour un secret que l’amour seul peut
inventer ; elles se clouent à la croix à l’endroit laissé vide par
Jésus et offrent ainsi à Dieu ce qui lui manque depuis la
Résurrection du Sauveur, c'est-à-dire la possibilité de souffrir et
d’expier.
Comme Jésus, elles
veulent être châtiées et se présentent pour réparer, parfois par des
souffrances atroces, des fautes qu’elles n’ont pas commises. Plus
elles souffrent, plus elles veulent souffrir, tant leur amour est
grand et suit de près l’amour de Jésus pour son Père et les âmes.
C’est un mystère de charité immense que saint Paul appelait « la
folie de la Croix. »
Ainsi se comprend cette
page de la petite carmélite de Lisieux, morte à 24 ans, sainte
Thérèse :
« Considérant le
corps mystique de l’Église, je ne m’étais reconnue dans aucun des
membres décrits par saint Paul ou plutôt je voulais me reconnaître
en tous. Je compris que l’Église avait un cœur et je compris que
l’amour renfermait toutes les vocations, que l’amour était tout,
qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux et qu’il est
éternel. Oui ! J’ai trouvé ma place : dans le cœur de l’Église, je
serai l’Amour, ainsi je serai tout. »
Dès lors, elle se sent
responsable de millions d’âmes et continue :
« Rien ne me tient
aux mains, tout ce que j’ai, tout ce que je gagne, c’est pour les
âmes. Jésus a pour nous un amour si incompréhensible qu’il veut que
nous ayons part avec lui au salut des âmes. Il ne veut rien faire
sans nous. Le Créateur de l’univers attend la prière d’une pauvre
âme pour sauver les autres âmes rachetées comme elle au prix de son
Sang. Jésus veut bien faire dépendre le salut des âmes d’un soupir
de notre cœur. Quel mystère ! Si un soupir peut sauver une âme, que
ne peuvent faire des souffrances comme les nôtres ? Ne refusons rien
à Jésus ! »
C’est pourquoi elle
écrit à Céline, sa sœur chérie :
« J’ai besoin
d’oublier la terre ; ici bas tout me fatigue, je ne trouve qu’une
seule joie, celle de souffrir et cette joie non sentie est au-dessus
de toute joie. Quand on pense que si le Bon Dieu nous donnait
l’univers tout entier avec tous ses trésors, cela ne serait pas
comparable à la plus légère souffrance. Oh ! Ne perdons pas
l’épreuve que Jésus nous envoie, ne manquons pas l’occasion
d’exploiter cette mine d’or. J’appelle une journée sans croix une
journée perdue. »
En conséquence, son
carmel n’a été qu’un long chemin de croix ; elle nous l’affirme
expressément à la fin de sa vie :
« La Croix n’a cessé
de m’accompagner depuis le berceau. Je n’ai pas été un seul jour
sans souffrir, pas un seul. Ma Mère, le calice est plein jusqu’au
bord. C’est bien facile d’écrire de belles choses sur la souffrance
mais d’écrire ce n’est rien ! Il faut y être pour savoir. Jamais,
jamais, je n’aurais cru qu’il était possible de tant souffrir !
Jamais ! Jamais ! Je ne puis m’expliquer cela que par le désir
ardent que j’ai eu de sauver les âmes. J’ai trouvé le bonheur et la
joie sur la terre, mais uniquement dans la souffrance, car j’ai
beaucoup souffert ici-bas. Il faudra le faire savoir aux âmes. »
Il fallait que Jésus
souffre pour opérer le salut du monde ; il faut aussi qu’au sein de
la société se présentent des volontaires de la souffrance pour boire
le calice. Heureuses les âmes que le divin Maître a désignées pour
cette mission sublime ! Leur vocation est sainte, leur fonction est
sacrée, leur ministère porte des traces d’éternité. Si leur vie
ici-bas paraît frappée par la contradiction et le malheur, elle se
révèlera plus tard dans l’autre monde illuminée des feux étincelants
du sacrifice et de la souffrance rédemptrices.
Ainsi faut-il
comprendre la vie d’Alexandrina Maria, telle que nous l’explique
avec tant de justesse et d’équilibre madame Paulette Leblanc. Elle
sait nous faire découvrir, à travers ce livre, combien une âme peut
s’immoler dans l’ombre et s’abandonner avec générosité aux rigueurs
de la pénitence, brûlant intérieurement du feu du pur amour.
Combien il est
réconfortant qu’une laïque puisse, à la suite du révérend père Pinho
dans son ouvrage : Une victime de l’Eucharistie, nous ouvrir
des horizons nouveaux sur la spiritualité d’Alexandrina. Les
différents thèmes développés nous familiarisent avec cette épouse de
Jésus, et il en est plus que temps puisque selon l’aveu même de
Jésus :
« Dis à ton père
spirituel : je veux qu’il comprenne bien de quel amour tu m’aimes,
afin qu’il le fasse connaître au monde, car ma gloire et le salut
des âmes y sont liés. »
La vie de la
bienheureuse Alexandrina se résume en une vie d’holocauste où,
touchée par ce désir d’amour, elle ne voulut jamais rien refuser à
son Sauveur ; elle accepta tout pour lui prouver son amour. Dans son
sillage exprimé par ces trois mots :
« souffrir – aimer – réparer », le lecteur pourra trouver un
encouragement et une motivation à grandir dans la vie spirituelle en
suivant l’exemple du Sauveur crucifié.
C’est l’Amour qui a
tracé notre chemin. C’est l’Amour qui marque l’empreinte de nos pas.
Âmes nées du Cœur blessé de Jésus, mettons nos pas dans ses pas et
suivons-le.
O Jésus, malgré notre
faiblesse, notre frayeur en face de la souffrance, nous voulons
embrasser notre croix de chaque jour et avoir l’honneur de devenir
d’humbles co-rédempteurs à l’image d’Alexandrina Maria !
« L’Amour ne se paie
que par l’Amour. »
Saint Jean de la Croix.
M. l’abbé François
Seigneur |