Saint Martinien était
moine solitaire en une montagne, près de la ville de Césarée dans la
Palestine. Il prit l'habit de religieux à l'âge de dix-huit ans, et
s'adonna tellement à tous les exercices de religion et de
perfection,
qu'en peu de temps on connut qu'il était singulièrement élu de Dieu
: de manière que Notre-Seigneur fit par lui plusieurs miracles,
chassant les diables du corps, guérissant diverses maladies, et
autres semblables œuvres, qui attiraient le peuple de toutes parts,
pour être secouru de Dieu par ses prières.
Le diable, voyant
la grande vertu de Martinien et la gravité de son âge, lui porta
envie. Il l'attaqua de terreurs paniques, de visions et de figures
épouvantables ; et prenant quelquefois la forme d'un dragon, il
grattait les fondements de la petite cellule de Martinien pour la
faire tomber sur lui ; mais le saint ermite ne quitta point pour
cela son oraison, et dit à son ennemi qu'il voyait revêtu de cette
figure terrible : Tu le travailles en vain, ô malheureux !
Penses-tu me pouvoir étonner tandis que j'aurai Jésus-Christ à côté
de moi ?
Alors le diable s'enfuit comme un
tourbillon, criant : Attends un peu, Martinien, je te
renverserai, je t'abattrai, et je te chasserai honteusement de ta
cellule : j'en trouverai bien le moyen, quelque confiance que tu
aies en celui que tu dis. Martinien demeura vingt-cinq ans en
cette solitude, y vivant non pas en homme, mais comme un ange.
Une fois, comme
quelques-uns parlaient en la ville de Césarée avec beaucoup
d'admiration de la vie plus divine qu'humaine qu'il menait, une
belle et effrontée courtisane, nommée Zoé, s'approcha d'eux, et par
instigation du diable, auquel elle servait d'appât, commença à se
moquer de ce que les autres disaient, leur voulant faire croire que
Martinien était un sauvage qui s'était retiré en cette solitude, et
qu'il ne fallait pas s'étonner s'il était chaste, puisqu'il ne
voyait jamais de femme : mais que si elle lui avait parlé avec tous
ses attraits, et qu'il y résistât, à cette heure-là ils le
pourraient tenir pour un homme saint et constant. Pour le faire
court cette méchante femme complota avec eux d'aller au désert
attaquer Martinien, et que si elle ne le corrompait, ils la tinssent
pour une moqueuse : mais au cas qu'elle en vînt à bout, qu'ils la
payeraient bien de sa peine.
Dans quel abîme de maux
ne se précipite pas l'âme d'une femme lascive et effrontée !
L'accord étant fait, elle alla à son logis dépouiller ses beaux
habits, qu'elle plia en un paquet, et se vêtit de chétifs haillons,
avec une ceinture de corde, un bourdon dans la main, et son paquet
sous l'aisselle. En cet équipage elle sortit de la ville par un
fâcheux temps de pluie et d'orage, pour se rendre à la pointe de la
nuit auprès de la cellule de Martinien, où elle commença d'une voix
lamentable à dire au saint : Ayez pitié de moi, serviteur de
Dieu ; je suis une pauvre femme qui me suis égarée par ces chemins,
sans savoir où aller ni où je me dois retirer, de peur d'être
dévorée cette nuit des bêles. Père saint, ayez compassion de cette
créature de Dieu, encore que je sois une misérable pécheresse.
A ce cri si
pitoyable, Martinien entrouvrant le guichet de sa cellule, aperçut
cette pèlerine si trempée de pluie, qu'il en eut pitié,
et bien qu'il se doutât que ce ne fût quelque appât du diable pour
le faire pécher, néanmoins il fut touché de compassion, et il eut
crainte que si elle eût été mangée des bêtes, Dieu lui en eût fait
rendre compte. A cette occasion, après qu'il se fut affectueusement
recommandé à Jésus-Christ, le suppliant de le prendre en sa
protection, il ouvrit sa porte à cette femme, lui fit bon feu, et
lui donna des dattes pour son souper, l'avertissant qu'elle s'en
allât de bon matin. Quant à lui il passa en une autre cellule qui
était plus avant en son ermitage, et ferma sa porte, priant et
chantant des psaumes tout le long de la nuit, encore que le diable
tâchât de le distraire, lui représentant plusieurs sales pensées de
cette femme.
Martinien sortit dès le
point du jour, pour renvoyer cette femme, qu'il trouva parée de ses
beaux habits, qu'elle avait apportés sous son bras, avec un visage
riant et affecté. Alors pensant que ce fût un fantôme, il lui
demanda qui elle était, ce qu'elle cherchait, et comment elle était
entrée en sa cellule. Mais quand il reconnut que c'était cette
pauvre misérable qu'il avait recueillie le soir précédent, il s'en
étonna encore davantage.
Alors il s'enquit
d'où venait ce changement d'habit. Elle lui déclara qui elle était ;
et le diable parlant par sa bouche lui conta tant de douceurs avec
des mignardises attrayantes, qu'elle lui prit et serra effrontément
les mains, amollissant ce cœur qui semblait plus dur que le diamant,
et le fit consentir au péché ; mais Dieu par sa miséricorde en
empêcha l'exécution. Car Martinien étant sorti de sa cellule pour
voir si quelqu'un le venait chercher, regardant de tous côtés de
peur de scandaliser ceux qui le pourraient trouver avec cette femme
; Notre-Seigneur le regarda du ciel des yeux de sa clémence, et
ouvrit ceux de son âme avec le rayon de sa divine lumière, pour lui
découvrir ce qu'il voulait faire, et le précipice où il allait
tomber, du plus haut degré de la grâce jusqu'en l'abîme de tous
maux. Aussitôt reconnaissant le péril où il était, et que ce n'était
pas une femme, mais le diable qui le tenait par elle, pour triompher
de sa chasteté et le dépouiller de tous les mérites de sa vie passée
; il rentra dans sa cellule, alluma des fagots
de sarment, et se vautra parmi les flammes jusqu'à ce qu'il eût
brûlé une partie de son corps ; puis se relevant au bout de quelque
temps, il disait à lui-même :
Mais que t'en
semble, Martinien ? Ce feu ne t'a-t-il pas bien accommodé pour le
peu de temps que tu y as demeuré ? Si tu penses pouvoir souffrir
celui d'enfer, approche-toi de cette femme, car c'est le chemin pour
y aller: souviens-toi que ce supplice est éternel, et que le ver des
damnés ne meurt jamais : souviens-toi de ce grincement de dents, et
que les diables sont insatiables à tourmenter ceux qui y sont
condamnés. Il se rejeta pour la seconde fois dans le feu, pour
se griller davantage, suppliant Notre-Seigneur de lui pardonner ce
mauvais consentement et de ne permettre pas qu'il perdit par un
péché tant de travaux qu'il avait soufferts à son service dès son
enfance, vu qu'il était prêt de mourir dans ce feu pour l'amour de
lui, plutôt que de l'offenser et d'aller au feu éternel.
Cette misérable femme
était présente à ce spectacle, bien parée ; mais venant à considérer
qu'elle était cause du tourment de Martinien, elle dépouilla ses
habits de courtisane, et les jeta dans ce feu ; s'étant
revêtue de ceux de pèlerine et de pénitente, elle dit à Martinien,
pleurant à chaudes larmes, entrecoupées de soupirs, qu'elle ne
voulait plus retourner à la ville, mais qu'elle voulait faire toute
sa vie pénitence de ses péchés, en tel lieu qu'il lui voudrait
désigner ; que le diable s'était servi d'elle comme d'un instrument
pour le faire trébucher, et que Dieu se servirait de lui pour la
relever et pour la sauver. Par le conseil du saint ermite, elle s'en
alla à Bethléem, où elle fut reçue d'une vierge nommée Pauline, en
un monastère, où elle vécut douze ans en grande austérité, sans
boire de vin, ni manger de fruits ou d'huile ; se contentant tous
les jours, ou de deux jours l'un, d'un peu de pain et d'eau. Elle
couchait par terre et faisait d'autres rigoureuses pénitences, qui
la rendirent si agréable à Notre-Seigneur, qu'il fit des miracles
par elle, et l'appela à soi au bout de douze ans.
Martinien demeura
si estropié du feu, qu'il ne fut de longtemps guéri, et il craignait
toujours, ayant vu l'artifice dont le diable
s'était servi pour le renverser par cette femme ; de sorte qu'il
résolut en soi-même de chercher une solitude si écartée qu'il n'y
eût femme au monde qui le pût aller visiter. Ayant donc fait son
oraison, il invoqua Notre-Seigneur, et le prit pour conducteur de
cette entreprise ; puis faisant le signe de la croix, il sortit de
sa cellule et tira droit par la mer. Au temps de son départ le
diable, bouffi de gloire, commença à le siffler et lui insulter, en
disant : Mon nom est grand et ma force redoutable, puisque je
suis venu à bout de toi ; j'ai fait consentir ta volonté au péché,
je t'ai grillé les pieds et le corps, je t'ai délogé de la cellule,
et je t'ai mis en déroute. Et redoublant ses cris, il dit :
Fuis hardiment : car je t'assure que je te poursuivrai partout où tu
iras, et que je te débusquerai de là aussi bien que d'ici ; je ne le
laisserai jamais que je ne t'aie tout à fait supplanté et terrassé.
Le saint lui répondit :
Toi, misérable, ni l'ennui ni l'affliction ne me chassent point
de ma cellule, mais seulement l'envie de t'accabler davantage : tu
ne te dois pas vanter de l'issue du combat, puisque je t'ai ravi les
armes dont tu pensais m'offenser, et la femme que tu avais induite
pour me détruire sera ta confusion. Le diable oyant cela
s'enfuit, et Martinien chantant des psaumes et louant
Notre-Seigneur, s'en alla vers la mer.
Il apprit là d'un
marinier qu'il y avait un haut rocher bien avant dans la mer, où il
se pouvait loger ; il s'y fit conduire, avec promesse qu'il lui
apporterait de temps en temps des branches de palmier, et du pain et
de l'eau pour vivre, et que le marinier vendrait tous les paniers
qu'il ferait et prendrait l'argent pour sa récompense ; de plus, que
l'ermite serait obligé à prier Dieu pour lui. Martinien grimpa sur
ce rocher, et fut visité du marinier trois fois l'an, et secouru de
tout ce qu'il avait besoin : il s'offrit de lui apporter du bois et
des matériaux pour y bâtir une chaumine, où il se pût défendre du
soleil et de la pluie ; mais il ne le voulut pas permettre. On ne
saurait dire quelle joie eut Martinien quand il se vit sur le
rocher, au milieu de la mer, où les femmes n'avoient garde de
l'aller chercher ; car il les redoutait plus que le diable.
Mais pour montrer qu'il
n'y a point de retraite assurée en ce monde, celui qui lui avait
fait la guerre dans sa cellule et l'avait contraint de la quitter,
l'alla attaquer dans son fort imprenable. Quelquefois il troublait
si fort la mer que le rocher ne semblait qu'une profonde vallée, où
Martinien allait être englouti, et le diable hurlait lui-même et
disait : je te submergerai maintenant Martinien. Néanmoins le
saint demeura coi et se moquait de lui, le contraignant de s'enfuir
tout honteux et confus.
Après que le saint eut
demeuré six ans sur ce rocher, où il menait une vie plus qu'humaine,
ce lieu lui semblant inaccessible aux femmes, il trouva tout le
contraire, et que l'on ne les saurait assez redouter en la terre et
en la mer, au feu et en l'eau, d'autant qu'un vaisseau qui voguait
sur cette mer vint se briser contre ce rocher par permission divine,
et tous ceux qui y étaient furent submergés, excepté une très belle
fille qui échappa du naufrage sur un ais, et se vint accrocher à la
roche, criant : Aidez-moi, serviteur de Dieu, donnez-moi la main,
et me retirez de ce profond abîme.
Martinien fut bien
étonné quand il vit cette fille, et redoutant a ses paroles l'astuce
du diable, il s'arma de l'oraison, puis jugeant qu'il était obligé
de la secourir parce qu'elle se noyait, il la tira hors de l'eau, et
admirant sa grande beauté et sa bonne grâce, il lui dit : « Ma
fille, le feu et l'étoupe ne sont pas bien l'un auprès de l'autre :
demeurez ici à manger mes provisions de pain et d'eau, jusqu'à ce
que le marinier qui me vient visiter soit venu, qui doit être dans
deux mois d'ici ; vous lui raconterez votre naufrage, et il vous
mènera dans la ville. »
En disant cela, il fit
le signe de la croix sur la mer, levant les yeux au ciel, et
tournant la parole vers Notre-Seigneur, il dit : « Je me jette en la
mer, mon Dieu, sur la confiance que j'ai en vous, afin d'être plutôt
submergé qu'en danger de perdre la chasteté. »
Après qu'il eut
exhorté cette fille à la vertu et à persévérer dans la crainte de
Dieu, il se jeta dans la mer ; mais Notre-Seigneur, qui n'abandonne
jamais les siens, et à qui toutes les
créatures obéissent, envoya deux dauphins qui le portèrent sur leur
dos jusqu'au bord où le saint en rendit grâces à Dieu, et le supplia
de lui inspirer ce qu'il devait faire. Pensant alors en lui-même que
le diable le persécutait en l'eau et en la terre, dans la cellule et
sur le rocher, il résolut de ne s'arrêter plus tant en un lieu, mais
de voyager par le monde, comme un pauvre pèlerin, mendiant, sans
porter aucune provision avec soi ; ce qu'il fit deux ans durant,
s'arrêtant en quelque lieu que ce fût où la nuit le surprenait, et
recevant parmi les villages l'aumône que les gens de bien lui
donnaient.
Étant arrivé en la
ville d'Athènes, Notre-Seigneur voulut récompenser les grands
travaux, les rudes combats et les glorieuses victoires de son
serviteur, révélant à l'évêque d'Athènes que Martinien était là, et
la grandeur de ses mérites, et qu'il était l'un de ses meilleurs
amis. L'évêque le vint trouver dans l'église où il était couché sur
un banc. Martinien lui ayant fait la révérence, lui demanda sa
bénédiction, et qu'il priât Dieu pour lui ; ce que l'évêque fit, le
priant aussi de ne le pas oublier, quand il serait devant Dieu.
Après cela il dit : Seigneur, je recommande mon esprit entre vos
mains, et ayant fait sur soi la bénédiction, il rendit l'esprit
à Dieu d'un visage riant, en la présence de l'évêque, le treizième
jour de février.
La fille qui
demeura sur le rocher, accomplit ce que le saint lui avait commandé,
vivant du pain et de l'eau qu'il lui avait laissé, et au bout de
deux mois le marinier étant retourné, elle lui raconta ce qui
s'était passé ; comment Martinien l'avait laissée là, et s'était
jeté dans la mer, où deux dauphins l'avoient porté à bord. Elle le
pria de lui apporter un habit d'homme avec du pain, de l'eau et de
la laine, et d'amener sa femme pour l'habiller, et lui apprendre ce
qu'elle devait faire : ce qu'il lui accorda, et la fille vécut six
ans sur le rocher, habillée en homme. Elle avait vingt-cinq ans
lorsqu'elle y fit naufrage : ainsi elle mourut saintement. On
l'appelait Fontaine. Deux mois après son décès, le marinier retourna
lui porter ses petites provisions, comme il avait coutume, et la
trouvant morte, il la porta dans la ville de Césarée, avertissant
l'évêque qui elle était, de l'état de sa vie et de son trépas. Ce
que l'évêque ayant su, il la fit enterrer en grande solennité, comme
une servante de Dieu.
Voilà la vie de saint
Martinien, ermite, si persécuté et si combattu de l'ennemi commun,
mais enfin victorieux, et qui a glorieusement triomphé de la chair,
du monde et de l'enfer. Siméon Métaphraste l'a écrite, et dit qu'il
l'avait connu. Nous y pouvons apprendre plusieurs choses dignes de
remarque. La première, avec quelle haine le diable persécute les
saints, s'opiniâtrant d'autant plus contre eux qu'il les voit
croître en grâce, pour les faire déchoir de cette grâce excellente à
laquelle ils sont élevés, afin qu'eux trébuchant, qui sont comme les
piliers et les fondements de la sainteté, le reste de l'édifice, qui
est appuyé sur eux, soit renversé.
La seconde, combien la
chasteté est une perle précieuse, que le diable tâche de nous faire
perdre avec tant de ruses et d'artifices.
La troisième, qu'il est
impossible de garder ce précieux trésor, si Notre-Seigneur ne le
conserve par sa grâce, et que de notre côté nous n'y coopérions,
fuyant les occasions de le mettre en hasard sans nous fier à notre
âge, à notre vertu, et a nos victoires précédentes ; d'autant qu'en
cette guerre civile et domestique de notre chair, on ne surmonte pas
si aisément en combattant qu'en fuyant les occasions de combattre
que le diable présente souvent, sous couleur de piété et d'un
spécieux prétexte de charité. Cette vie aussi nous enseigne combien
nous devons être vigilants et retenus en cas semblables, et donne à
connaître que nous ne sommes pas plus saints que David, ni plus
forts que Samson, et que celui qui a peur de brûler se doit éloigner
du feu.
Pedro de Ribadeneyra :
Les vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ;
traduction : Timoléon Vassel de Fautereau. |