Les événements
qui suscitèrent la persécution en Angleterre sous Henri VIII sont
assez connus pour qu'il suffise de les rappeler en quelques mots.
Après avoir combattu l'hérésie de Luther et obtenu du pape lé titre
de Defensor fidei, le roi d'Angleterre, séduit par Anne
Boleyn, voulut lui faire partager sa couronne. Mais la reine
Catherine d'Aragon revendiqua les droits que lui conférait son
mariage légitime et le pape, consulté, sollicité, circonvenu,
menacé, refusa obstinément de rompre le lien que le Christ avait
formé. Henri VIII se sépara du pape afin de posséder la femme qui
refusait d'être sa maîtresse et que le pape lui interdisait
d'épouser. Henri VIII dressait tribunal contre tribunal et
prétendait que c'était affaire au pape de céder, d'annuler les
décisions prises par les théologiens romains et de ratifier les
mesures adoptées en Angleterre. Le pape n'ignorait pas où cette
querelle tendait. Le 6 février 1534, l'évêque Jean du Bellay
développait en présence du consistoire les périls que ferait courir
à la chrétienté une rupture entre Rome et le roi d'Angleterre. «
L'hérésie, dit-il, se répandrait universellement ; après
l'Angleterre, beaucoup de royaumes en seraient gâtés ; et Rome, Rome
elle-même, ne demeurerait sans doute pas indemne de la contagion. »
Malgré ces perspectives inquiétantes, le pape ne pouvait céder et ne
céda pas.
En Angleterre
l'opinion populaire et le Parlement se montraient favorables à la
reine répudiée et réprouvaient l'idée d'une rupture avec Rome. «
S'il était resté un doute sur ce point à Henri, un incident
significatif le lui eût enlevé. Le prêtre chargé de prêcher devant
lui le mercredi des Cendres, 18 février 1534, proclama la
souveraineté sur terre du pape qui, s'il abusait de son autorité, ne
relevait que du jugement d'un concile général ; le sermon rappelait
encore l'obligation d'honorer les saints et présentait les
pèlerinages comme agréables à Dieu et profitables à l'âme. Les
courtisans s'écrièrent que le prédicateur était devenu papiste ;
mais Henri, quoique contrarié, interpréta mieux les paroles franches
et hardies de Hugh Latimer : elles ne faisaient que traduire la
secrète croyance de la majorité de ses sujets.
» Mais l'attitude du Parlement ne se soutint pas. Le 16 mars, il
adoptait en troisième lecture un bill venu de la Chambre des
Communes et interdisant l'envoi à Rome du denier de Saint-Pierre.
C'était, pour le roi, une victoire, et il releva le front. A
quelques jours de là, le 23 mars, lundi de la semaine sainte, à
Rome, le consistoire se réunit à dix heures du matin ; l’huis-clos
était prononcé. « Peu de gens s'attendaient à ce qu'un résultat
important sortît ce jour-là du consistoire. On s'étonna cependant
que, d'ordinaire si ponctuels à leur dîner, les cardinaux en eussent
laissé passer l'heure sans quitter la salle. La curiosité devint de
l'émotion ; les deux partis s'impatientaient ; car l'après-midi
s'écoulait ; les cardinaux ne se restauraient point ; ils siégeaient
depuis sept heures consécutives et pas de nouvelles. Enfin à cinq
heures du soir, l'huis céda, et les révérends pères sortirent. On
apprit aussitôt qu'ils avaient rendu leur sentence.
» A l'unanimité, l'union d'Henri et de Catherine d'Aragon avait été
proclamée valide.
Longtemps avant
que la nouvelle de cette sentence arrivât au roi, celui-ci avait
rompu définitivement avec le Saint-Siège. Dès le 20 mars, trois
jours avant la tenue du consistoire, le gouvernement avait saisi la
Chambre des Lords d'un bill entraînant ratification du mariage
d'Henri avec Anne Boleyn et proclamation d'Elizabeth en qualité
d'héritière présomptive du trône. La seconde lecture eut lieu le
lendemain samedi 21 mars, et la troisième, le surlendemain lundi.
Comment, après cela, prétendre que le roi se réservait de
reconnaître la juridiction suprême du pape? Précisément le lundi 21,
à l'heure même du consistoire, le roi prorogeait le Parlement et le
30 il en approuvait tous les votes. Le schisme était accompli.
A partir de ce
moment, la politique du roi d'Angleterre sembla se concentrer sur
l'adoption ou le rejet de l'Acte de Suprématie royale qui
attribuait au roi Henri VIII et à sa descendance adultérine le
gouvernement de l'Eglise anglicane. Le bill fut adopté sans
difficulté et voté le 18 novembre 1634. Presque aussitôt après, le
gouvernement demanda l'adoption d'un nouveau bill inculpant de haute
trahison quiconque, au mépris de l'Acte de Suprématie, refuserait de
donner au roi, à la reine et à leurs héritiers « la dignité, le
style et le nom de leur royal état, ou les appellerait hérétiques,
schismatiques ou infidèles ». Ce projet de loi ne fut voté qu'après
de longs et violents débats et avec deux amendements qui en
restreignaient la portée. Le premier amendement retardait la mise en
vigueur de l'Acte jusqu'au 1er
février 1535, le deuxième réservait que seul le refus intentionnel
d'admettre la suprématie du roi serait tenu pour haute trahison. On
espérait sauver par ce moyen ceux qui, comme More et Fisher,
refusaient de se prononcer en l'espèce.
Les premières
victimes de la persécution sanglante furent des religieux chartreux.
Le récit de leurs souffrances et de leur martyre nous a été conservé
par un chartreux de Londres, Maurice Chauncy, témoin oculaire. C'est
son récit qu'on va lire.
Le plus sûr
moyen, à notre avis, de perpétuer, de rendre immortel le souvenir
des faits dignes de passer à la postérité, de les mettre à l'abri
des altérations et de les faire arriver à ceux qui viendront après
nous, c'est d'en écrire une histoire exacte et d'en confier le
souvenir aux monuments littéraires.
Outre cela, j'ai
été requis et prié instamment par des amis d'écrire un récit
succinct des supplices qu'eurent à souffrir en Angleterre les Pères
Chartreux et de ceux qui partagèrent leur sort à la même époque.
J'écris donc ceci d'abord pour la vérité des faits qui se sont
passés dont j'ai été le témoin oculaire et des tribulations
auxquelles j'ai eu ma part, bien que j'aie été indigne d'en boire
complètement le calice. — Je l'écris aussi pour rectifier les
assertions de ceux qui ont écrit cette histoire avec trop peu de
souci de la vérité.
J'avais déjà fait
ce travail dans une lettre à notre Rifle P. Prieur de la
Grande-Chartreuse ; mais comme plusieurs le trouvaient prolixe et
d'une lecture fatigante, j'ai cru bien faire d'écrire un résumé
absolument véridique des causes, du genre et du dénouement des faits
auxquels j'ai assisté et j'ai même pris quelque part.
De leurs causes
d'abord, pour rendre témoignage à la vérité ; puis de leur nature,
afin de laisser à ceux qui viendront après nous et nous liront un
exemple de patience et de constance ; car, bien qu'ils ne soient
destinés ni à un combat, ni à une mort, ni à un triomphe semblables,
ils peuvent du moins marcher sur les traces de ces grands athlètes
du Seigneur dans ces petits assauts de chaque jour qui troublent et
agitent la vie chrétienne ; ils montreront ainsi leur courage,
garderont leur patience, feront preuve d'intrépidité, de diligence,
de constance et laisseront au monde une éclatante preuve de vertu ;
si bien que, ne se dérobant pas à la lutte, tentés et éprouvés comme
leurs modèles, comme eux ils seront trouvés fidèles.
La passion des
partis pourra faire douter de mon témoignage quand j'exposerai le
genre de souffrances qu'endurèrent ces pères ; mais cette
considération ne doit pas m'empêcher de dire la vérité, je ne dois
même pas me mettre l'esprit à la torture pour ne pas donner prise à
ce soupçon, car le genre de ces supplices se trouve consigné dans
les registres de l'État, dans les dépositions faites et enregistrées
au tribunal de celui qui fit exécuter les sentences.
Elles y sont
recueillies et conservées ; ainsi le souvenir ne s'en perdra jamais.
HISTOIRE DU
MARTYRE DES CHARTREUX EN ANGLETERRE.
1. — Alors que la
prudence et l'habileté séculaires du gouvernement de ses nobles rois
et princes avaient illustré notre beau royaume d'Angleterre, que la
foi chrétienne, l'influence, la puissance, l'abondance, la gloire,
les richesses y florissaient, en même temps il se leva des hommes
qui préféraient les gloires de l'ancienne Grèce à celles de la
patrie, des hommes qui cherchaient leurs propres intérêts plutôt que
ceux de la justice et de l'honneur du royaume ; qui ne savaient pas
que la vertu mieux que le vice fait la force et le bonheur des États
dont la sécurité est assurée par l'obéissance à la voix de leur Dieu
; préférant d'ailleurs la jouissance des choses caduques à la
crainte de Dieu, ces hommes avaient lâché les rênes au luxe et à la
débauche. C'est pourquoi, abandonnés de Dieu, ils en vinrent à ce
point de folie, d'obstination et d'aveuglement que pour le malheur
du royaume, sinon pour sa complète destruction, ils osèrent se
permettre des choses auxquelles le chrétien ne doit même ne point
penser. La relation présente en fera connaître quelques-uns. Plût à
Dieu que la détresse et la souffrance de notre royaume ou plutôt les
vices qui nous ont conduits à ce misérable état ouvrent les yeux des
princes et des États et leur fassent comprendre qu'ils ne désirent
pas commettre de pareils actes s'ils ne veulent pas subir les mêmes
châtiments. Car, témoin la sainte Ecriture, les vices rendent les
peuples malheureux et leur incrédulité attire sur eux la colère
divine.
2. — Voici donc
ce qui arriva à notre royaume d'Angleterre. Tant que le roi Henri
VIII vécut dans la crainte de Dieu, l'obéissance à la discipline de
l'Eglise, son gouvernement fut prospère; il était renommé, agréable,
aimé, fort et redouté. Mais ce qui arriva à Sodome et Salomon prouve
que trop de richesses, de prospérité et de loisirs sont, quand on en
mésuse, une cause de crimes; il connut cette abondance quelques
années avant sa mort, et bien loin de les consacrer à témoigner à
Dieu sa reconnaissance et en implorer la miséricorde pour ses fautes
passées, il s'éprit d'un violent amour pour une femme, Anne Boleyn.
Il en était
tellement épris qu'il oublia totalement les intérêts de son
gouvernement, de son royaume et l'extirpation du fléau de l'hérésie
qui à ce moment pullulait dans diverses parties de ses États. Il
admit dans son conseil des gens que rien n'avait préparés ni aux
affaires tant politiques que militaires ni à l'administration de
l'État, et c'est à de pareils agents qu'il confia les intérêts de
son royaume ; alors que ces misérables n'avaient pas d'autre souci
que d'agrandir démesurément leur fortune personnelle.
3. ― Anne
d'ailleurs, fourbe et rusée, demandait et acceptait volontiers leur
concours. Elle refusait toutefois, mais de bouche seulement,
d'acquiescer aux désirs du roi, non pas qu'elle fût chaste ou
pudique, car, au dire général, elle était très débauchée et la cour
tout entière la tenait pour une courtisane avérée ; mais- par
ambition, afin d'arriver à partager la couronne et le trône. C'est
pour atteindre plus sûrement ce but qu'elle refusa d'une part de se
livrer au roi afin d'exciter davantage sa passion, et que de l'autre
elle captait les bonnes grâces de ces gens perdus qui pouvaient
conseiller le roi suivant ses désirs. — Tandis que le roi se voyait
ainsi repoussé, quelques-uns de ses parasites lui persuadèrent qu'il
vivait dans l'état d'adultère, puisqu'il vivait avec la femme de feu
son frère, ce qui, prétendaient-ils, était prohibé par les saintes
Écritures. En effet, le roi avait épousé la très sainte dame
Catherine, fille, etc. (sic) et tante du très victorieux
seigneur l'empereur Charles-Quint, tout d'abord mariée au frère aîné
de notre roi Henri, mort d'ailleurs avant la consommation de leur
mariage. Comme c'était un fait hors de doute, du consentement du
saint Pontife et de tout le royaume, Henri l'épousa ; de ce mariage
naquit la Sérénissime et très pieuse dame Marie qui fut donnée en
mariage au catholique prince et roi Philippe, fils dudit
Charles-Quint ; mais le roi Henri, comme s'il eût trouvé un
excellent moyen de satisfaire sa méchanceté et sa luxure, s'appliqua
à faire déclarer nul son premier mariage afin d'en contracter un
nouveau avec Anne. - Cela fait, voulant complaire à sa seconde
femme, l'an 1534 suivant le calendrier romain, la 25e de son
avènement au trône, et sous le pontificat du pape Clément VII, il
décréta que tous ses sujets âgés de 21 ans et au-dessus, de tout
état et de toute condition„ approuveraient et affirmeraient par
serment que ses secondes noces avec Anne Boleyn étaient légitimes,
et que les enfants nés ou à naître de cette union seraient acceptés
et obéis comme héritiers légitimes. Cependant Catherine sa première
femme n'était pas morte, elle devait même vivre deux ans après ces
noces adultères, et dans cet intervalle naquit Elizabeth, notre
reine actuelle.
4. — Cependant
que le conseil royal s'occupait de faire exécuter cette loi, il y
avait un peu partout dans le royaume des prodiges et des présages
qui paraissaient pronostiquer des calamités et des fléaux, et dans
certains il y avait comme une désignation spéciale de la Chartreuse
de Londres.
En 1533, pendant
plusieurs nuits, parut dans tout le royaume une comète effrayante
dont l'éclat et le scintillement extraordinaires remplissaient
d'épouvante tous ceux qui la voyaient. Cette comète étendait ses
rayons et semblait frapper le campanile de la Chartreuse de Londres
d'une façon tellement évidente qu'il ne pouvait y avoir d'erreur
pour ceux qui en étaient témoins. Cette même année, on vit un globe
sanglant suspendu dans les airs. A cette même époque on vit deux
armées de mouches innombrables qui alternativement couvraient en
quelque sorte notre maison, s'arrêtant longtemps sur l'église et nos
cellules ; l'une de ces deux armées était formée de mouches noires
et difformes semblables à celles qui naissent sur le fumier, tandis
que celles de la seconde armée étaient longues et de couleurs
diverses comme celles que nous voyons voltiger parmi les roseaux.
5. — Vers cette
même époque il arriva le fait étonnant que voici : le vénérable Père
Prieur de la Chartreuse de Londres, dont nous parlerons plus loin,
était visiteur de la province d'Angleterre, et il faisait la visite
du monastère du Mont de Grâce, au nord du royaume, pas bien loin
d'York. La longueur du voyage l'avait obligé à enlever ses vêtements
pour les faire laver ; or tandis que les serviteurs les étendaient
en même temps que ceux d'un autre visiteur pour les faire sécher, de
grands corbeaux noirs volèrent sur ceux de notre père qu'ils
arrachèrent des perches auxquelles on les avait suspendus et les
déchiquetèrent ; sans nul doute cela présageait et marquait comment
il serait déchiré lui-même par les noirs ministres du démon. Ces
prodiges et bien d'autres encore furent bien propres à nous remplir
de crainte et à nous faire voir l'imminence de quelque grande
tribulation. Ces malheurs du reste nous avaient déjà été annoncés
bien des années auparavant par ceux de nos pères que nous regardions
comme des saints. Mais toujours, comme les enfants d'Israël, nous
pensions que ces visions n'arriveraient que bien plus tard et que
c'étaient des prophéties à longue échéance. — Pourtant quand nous
vîmes ces choses se succéder ainsi une à une, nous commençâmes à
craindre qu'elles ne se réalisassent de notre vivant et nous
implorâmes le Seigneur très clément de nous être propice et de tout
faire tourner à notre avantage.
6. — Ces faits
s'étant ainsi passés, et les ordres sévères d'un roi cruel étant
exécutés par des serviteurs encore plus cruels, notre tour d'épreuve
arriva. Les commissaires royaux, pour accomplir l'édit de leur
maître, vinrent en effet à notre maison, nommée la maison de la
Salutation de la B. V. Marie, de l'ordre des Chartreux, non loin de
Londres.
Et tout d'abord
ils mandèrent secrètement Jean Houghton, notre vénérable Père et
prieur de la maison, lui demandant, à lui et à tous ceux qui étaient
soumis à son autorité, de reconnaître la légitimité de la
répudiation de la première épouse et celle en même temps du second
mariage. A ces mots, il répondit que ni lui ni les siens ne se
mêlaient des affaires du roi, et qu'ils n'avaient pas à s'occuper de
la personne que le roi voulait répudier, pas plus que de celle qu'il
voulait prendre pour femme.
Mécontents de
cette réponse, ils exigèrent que franchement et sans retard, le
couvent convoqué, tous affirmassent par serment que le premier
mariage était illicite, légitime le second.
Mais lui
répondait qu'il ne comprenait pas comment un premier mariage célébré
selon les rites de l'Église et qui avait duré tant d'années pouvait
être annulé. Cette réponse les mit en fureur et ils ordonnèrent de
l'enfermer immédiatement dans la Tour de Londres en même temps que
le père Humfroid Middlemore, alors procureur de la maison et qui,
questionné à son tour, avait fait la même réponse.
Ils y furent
détenus un mois durant. Entre temps, quelques hommes honnêtes et
dévoués leur persuadèrent que ce n'était pas une question de foi
qu'il fallait défendre jusqu'à la mort. Ces conseils les décidèrent
à accepter ce qu'exigeaient les envoyés du roi. Élargis aussitôt,
ils revinrent chez nous où nous les reçûmes avec grande joie.
Toutefois comme, après le retour de notre père, il y eut une
consultation entre conventuels au sujet de cette question, avant que
les commissaires reparussent, et comme on ne savait à quel parti
s'arrêter, le pieux Père nous dit : « Vénérables pères et frères,
acquiesçons, je vous en prie, cette fois, aux envoyés royaux, et
sans offenser Dieu, ce que j'espère, vivons un peu ensemble, car ce
n'est pas la fin. Tout cela ne finira point ainsi. La nuit même où
le procureur notre frère et moi nous avons été élargis, il m'a été
révélé pendant mon sommeil que la prochaine fois je ne m'en tirerais
pas à si bon compte, car dans peu de jours je serai derechef conduit
en prison et j'y finirai mes jours. On nous proposera quelque chose
au sujet de laquelle il ne pourra y avoir ni hésitation ni
ambiguïté. »
Sur ces
entrefaites, les mêmes commissaires vinrent de la part du roi pour
exiger le même serment de la part de tous les conventuels et
conduire en prison ceux qui le refuseraient : deux fois ils
partirent sans avoir rien obtenu, car d'une commune voix nous nous
refusâmes à leur donner satisfaction, leurs menaces n'ayant sur nous
aucun effet. Une troisième fois ils se présentèrent accompagnés des
gouverneurs de la ville et leurs satellites. Considérant alors que
nous ne pouvions plus échapper, nous nous décidâmes à suivre les
conseils dévoués et salutaires de notre prieur Jean Houghton, et
nous prêtâmes tous le serment exigé par le roi, le 25e
jour de mai 1534, la 4e
année du priorat de notre Père.
7. — Nous
pensions alors que notre obéissance aux ordres du roi nous avait
rendu notre liberté et que dorénavant nous pourrions vivre
tranquilles. Mais nous éprouvâmes la vérité de cette parole du
prophète : « Ne vous fiez pas aux princes, en eux il n'y pas de
sécurité. » En effet, vers la fin de la même année 1534, il fut
décidé par le roi et ses conseillers, dans un acte célèbre du
Parlement, que dorénavant, le Saint-Père ne voulant pas consentir au
divorce et approuver le second mariage, tous les sujets ne devaient
plus reconnaître l'autorité papale ou toute autre étrangère au
royaume, mais tenir le roi lui-même pour chef de l'Eglise
d'Angleterre, tant au spirituel qu'au temporel, et s'y engager par
serment ; ceux qui le refuseraient seraient poursuivis pour crime de
lèse-majesté. Cette ordonnance ayant été publiée dans tout le
royaume, notre vénérable Père Prieur Jean Houghton réunit le couvent
et lui fit part du nouveau décret. — A cette nouvelle nous fûmes
tous consternés, d'abondantes larmes coulèrent de nos yeux et d'une
commune voix : « Mourons tous dans la simplicité de notre cœur ; le
ciel et la terre rendront témoignage que nous périssons injustement.
» Notre Père nous répondit avec tristesse : « Oui, qu'il en soit
ainsi, que la même mort rende à la vie ceux qu'une même vie a
réservés pour la mort, afin que je puisse paraître devant Dieu
entouré de mon troupeau. Ne croyons pas cependant qu'ils nous feront
à tous un si grand bien et à eux-mêmes un si grand mal ; je crois
plutôt qu'ils feront d'abord mourir les officiers, les plus âgés et
moi-même, laissant libres les plus jeunes. Néanmoins qu'en tout
s'accomplisse la volonté divine ; mais pour ne pas être pris à
l'improviste par le Seigneur quand il viendra frapper à la porte,
préparons-nous comme si nous devions mourir sur l'heure. Les coups
que l'on attend sont moins sensibles. » Alors il donne à tous la
permission de se choisir un confesseur parmi nous afin de lui faire
une confession générale et recevoir l'indulgence plénière de notre
ordre. Puis, « comme nous péchons tous en bien des points et que
nous nous devons tous quelque chose ; que, d'autre part, ni la vie,
ni la mort, ni rien au monde n'a de valeur sans la charité, nous
nous réconcilierons publiquement, ensuite nous célébrerons le messe
du Saint-Esprit pour obtenir la grâce que son bon plaisir
s'accomplisse en nous. »
8. — Le jour de
la réconciliation venu, notre Père Prieur nous fit un sermon très
touchant sur la charité, la patience et la confiance inébranlable
dans le Seigneur qui n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui, et
il conclut en ces termes : « Il nous vaut mieux d'être couverts
ici-bas de confusion et de subir une peine passagère pour nos
péchés, que de l'être dans l'autre monde en face de Dieu, des anges
et des saints, et d'être réservés pour les châtiments éternels. Il
ajouta : « Pères et frères très chers, ce que je vais faire,
faites-le à votre tour. » A ces mots, il se lève, s'approche du plus
ancien assis à ses côtés et, s'agenouillant devant lui, il lui
demande humblement pardon de tous les torts qu'il pouvait lui avoir
faits en paroles ou en actions. La même prière lui fut adressée par
l'ancien. Le Père Prieur répéta la même démarche pour chacun
jusqu'au dernier frère convers et versant d'abondantes larmes. Tout
le monde l'imita et chacun se demandait pardon et remise. Quelle
tristesse ! Que de larmes en ce moment ! Vraiment dans Rama on
entendit une voix, beaucoup de cris de lamentations. A partir de ce
jour, il suffisait de regarder notre saint Père Prieur pour lire sur
son visage, qui jusque-là ne s'était jamais laissé altérer par les
événements, quel grand chagrin, quelle immense douleur, avaient
atteint le fond de son âme. Le changement de son visage et de son
teint déclarait la souffrance intime de son cœur ; toute sa personne
était comme enveloppée de tristesse, et les soubresauts de son corps
trahissaient malgré lui ses chagrins intérieurs.
9. — Le jour venu
où l'on devait célébrer la messe conventuelle du Saint-Esprit, notre
Père Prieur lui-même se prépara très dévotement à offrir le saint
sacrifice pendant lequel le Dieu très clément daigna visiter ses
serviteurs. — En effet, à peine l'élévation était finie que tout le
monde entendit comme un léger bruissement pareil à celui que produit
un vent très doux ; il résonnait un peu plus fort à l'extérieur,
mais bien davantage dans notre intérieur ; les oreilles de notre
cœur le percevaient plus distinctement que celles de notre corps. A
cette touche divine, le Père Prieur lui-même se sentit tellement
rempli de douceur céleste qu'il fondit en larmes et que pendant de
longs instants il lui fut impossible de continuer la messe. Et cet
effet de la clémence divine fut ressenti de tous, même des frères
convers qui se tenaient dans différents endroits de l'église. Dès la
réunion qui suivit, une discussion pleine de piété et d'humilité
s'engagea entre le Père et les enfants, le premier attribuant cette
grâce à la dévotion de ses fils et ceux-ci à la sainteté de leur
Père, qui vraiment était un saint doué de toutes les grâces, de
toutes les vertus. Combien instante fut, à partir de ce jour, la
prière de notre communauté afin que Dieu daignât arranger toutes
choses pour sa gloire et le salut de nos âmes, je n'essaierai pas
même de le dire.
10. — Sur ces
entrefaites, arriva chez nous le vénérable P. Robert Lawrence,
Prieur de la Chartreuse de Bellavallis (Belle vallée), profès de
notre monastère, religieux accompli et de grande piété ; deux jours
après arriva également chez nous, conduit par les affaires de sa
maison, le vénérable P. Augustin Webster, profès du couvent de Shène
et Prieur du monastère de la Visitation de la bienheureuse Vierge
Marie près d'Anxiolme. C'était un homme de vertus vigoureuses. Quand
ils apprirent nos angoisses et les périls auxquels nous étions
exposés, de concert avec notre Père Prieur Jean Houghton, ils
résolurent d'aller ensemble trouver le vicaire du Royaume Thomas
Cromwell pour calmer par son entremise la colère du roi très allumée
contre nous parce qu'il avait appris que nous ne voulions pas nous
soumettre à son décret, et aussi pour tenter de s'affranchir, eux et
leurs subordonnés, de ce décret. L'ayant abordé, ils lui exposèrent
bien humblement leurs désirs et leurs supplications. Mais celui-ci,
fort indigné, refusa d'y condescendre, leur ordonna de rentrer chez
nous pour revenir le trouver le lendemain ; en attendant, ils se
consulteraient sur la réponse qu'ils pourraient lui donner au sujet
de cette affaire. De retour le lendemain, comme ils en avaient reçu
l'ordre, ils réitérèrent leur demande, lui exposant simplement leur
intention. Comme un lion rugissant, il les accabla de reproches et
d'injures, les traita de traîtres, de rebelles, et les fit enfermer
dans la Tour de Londres, où il les fit détenir la semaine entière.
La semaine écoulée, il vint lui-même à la tour, accompagné de
beaucoup de nobles du conseil royal et de quelques docteurs. Il fit
appeler nos Pères et leur demanda si oui ou non ils voulaient se
soumettre à l'édit du Parlement et du roi, à savoir s'ils voulaient
renier l'autorité du pape et affirmer qu'il avait par fraude et
violence usurpé la primauté de l'Église, reconnaître et affirmer que
le roi était le chef suprême de l'Église d'Angleterre tant au
spirituel qu'au temporel. Nos Pères répondirent qu'ils feraient sans
hésitation aucune tout ce à quoi étaient tenus de vrais chrétiens et
sujets à l'égard de leur prince et qu'ils obéiraient en tout ce que
permettrait la loi divine. « Point de restriction, répondit-il, je
veux que pleinement et sincèrement, de cœur comme de bouche, et sous
serment vous affirmiez et observiez avec fermeté ce qu'on exige de
vous. »
11. — Nos
bienheureux Pères répondirent : « C'est tout le contraire qui a
toujours été enseigné par notre mère la sainte Église. — L'Église,
dit-il, c'est le dernier de mes soucis. Voulez-vous, oui ou non,
faire ce que je vous dis ? » Ils répondirent : « Nous craignons trop
Dieu pour oser abandonner l'Église catholique, nous révolter ou
aller ouvertement à l'encontre de ses décrets ; car saint Augustin a
dit : « Je ne croirais même pas à l'Évangile du Christ si la sainte
et orthodoxe Église ne me l'avait enseigné comme elle l'enseigne ».
— « Que saint Augustin, expliqua-t-il, pense comme il voudra. Vous,
vous penserez comme moi ou bien il vous arrivera malheur. » Comme
ils gardèrent le silence, on les fit reconduire en prison. Au jour
fixé, les gardiens de la Tour, les officiers, les ministres de la
Tour et une nombreuse escorte de satellites les annoncèrent à la
cour de Westminster et les présentèrent à la barre; on leur avait
adjoint un vénérable religieux du couvent de Sion, de l'ordre de
Sainte-Brigitte, le père Réginald, homme de grand savoir et de fion
moindre sainteté, et un autre prêtre séculier, curé de l'église
paroissiale de Thisteworth. Tous les deux étaient détenus dans la
même prison pour le même motif ; avec une grande constance ils
avaient refusé d'obéir aux ordres du roi. C'est ce qui les avait
fait appeler tous les deux en ce lieu où se trouvaient réunis
beaucoup de grands seigneurs du royaume. Requis un par un de
s'expliquer sur la question, tous refusèrent d'obéir, disant qu'à
aucun prix ils ne voulaient déroger en quoi que ce fût à la loi de
Dieu, aux coutumes de la sainte Eglise ni abandonner les lois de
leurs ancêtres. Immédiatement on choisit douze hommes, conformément
à l'usage national, qui, sous la foi du serment, devaient dire si
ces cinq accusés qui refusaient de se soumettre et d'obéir aux
ordres du roi et du Parlement devaient ou non être mis à mort. En
face d'un ordre si nouveau, difficile et inouï, ils remirent leur
sentence au lendemain; et les saints personnages furent alors
reconduits en prison.
Tout le jour les
juges agitèrent cette question, et leur conclusion fut que les pères
n'avaient pas enfreint de loi et qu'ils étaient innocents à tous les
points de vue. Mais Thomas Cromwell soupçonna que ces douze juges
avaient de la délicatesse de conscience, et sur le soir de cette
première journée, apprenant qu'ils n'avaient pas encore rendu leur
sentence, il leur fit demander le motif d'un si long retard et ce
qu'ils pensaient faire de la cause qu'on leur avait confiée. Ils
exposèrent qu'ils n'avaient pas osé condamner comme malfaiteurs des
hommes si pieux et qu'ils ne les avaient trouvés coupables en rien.
Cette réponse le mit en fureur et il leur fit dire immédiatement : «
Si vous ne les trouvez pas coupables, vous subirez vous-mêmes le
châtiment des transgresseurs. » Ils persistèrent dans leur décision.
A cette nouvelle, il vint à eux comme un furieux et proféra de si
violentes menaces qu'il les força à condamner ces saints pour crime
de lèse-majesté. Le lendemain, on les ramena de la prison à la cour
de Westminster, et en leur présence les douze jurés firent connaître
leur sentence, disant que ces cinq religieux étaient coupables du
crime de lèse-majesté. Leur sentence sur ce fait ayant été prononcée
suivant la coutume anglaise, les juges qui présidaient à la
connaissance des affaires et à l'application de la loi condamnèrent
ces saints personnages à la peine de mort pour crime de
lèse-majesté.
L'arrêt une fois
rendu, on les ramena en prison, mais en faisant porter devant eux le
signe des condamnés à mort. Ils restèrent encore cinq jours. Ni la
parole ni la plume ne peuvent traduire ce que ces saints personnages
eurent à endurer d'avanies de la part des persécuteurs de leurs
âmes. Comme ils restaient inébranlables en face de leurs ennemis, on
donna l'ordre de les conduire au supplice. Voici comment il eut
lieu.
12. — Tirés de
prison, on les coucha, chacun vêtu de l'habit de son ordre, sur des
claies d'osier. Ils y étaient attachés étendus sur le dos, et des
chevaux les traînèrent à travers la ville de Londres jusqu'au lieu
où l'on exécutait les scélérats, à Tyburn, à 3 milles anglais (ou
italiens) de la Tour de Londres. Ils étaient attachés deux par deux
sur les claies, le cinquième excepté qui était seul. Qui pourrait
dire les douleurs, les tortures qu'eurent à endurer ces très saints
hommes pendant un aussi long trajet, étendus ainsi sur une claie
fort dure et qui, s'élevant à peine d'un travers de doigt au-dessus
du sol, maintenait leurs corps étendus, les traînait tantôt sur des
lieux pleins de cailloux et tantôt dans des endroits pleins d'eau et
de boue? Ils arrivèrent enfin au lieu désigné. Tout d'abord on
détacha de la claie notre saint Père Prieur de la Chartreuse de
Londres et visiteur de la province anglaise, Jean Houghton. Comme de
coutume, le bourreau se jeta immédiatement à genoux devant lui, le
suppliant de lui pardonner la mort qu'il allait lui donner. O bon
Jésus l quel est le cœur de pierre qui n'aurait pas été attendri,
s'il avait pu le voir à cette heure ! Quelle affabilité dans sa
parole, quelle bonté dans son étreinte, quelle piété et quelle
ferveur dans sa prière pour le bourreau et les témoins de son
supplice ! Cela fait, il reçut l'ordre de monter sur le chariot
placé sous la potence où il allait être pendu. Il le fit avec une
très grande douceur. Alors un des conseillers • du roi, qui était là
présent entouré d'une foule immense, lui demanda s'il voulait obéir
à l'ordre du roi et au décret du Parlement ; il lui serait fait
grâce à cette condition. Le fidèle martyr du Christ répondit : «
J'en prends à témoin le Dieu tout-puissant et vous supplie vous tous
de témoigner pour moi au terrible jour du jugement, qu'ici sur le
point de mourir je déclare publiquement que ce n'est ni par
obstination ni par malice, ni par esprit de révolte que je refuse
d'obtempérer à la volonté de votre roi, mais seulement par crainte
de Dieu et pour ne pas offenser sa divine majesté. Parce que les
ordonnances que notre mère la sainte Eglise a établies, enseigne,
garde et a toujours gardées sont en opposition avec celles de votre
roi et de son Parlement, je suis donc obligé en conscience et je
suis prêt à souffrir cette mort et tous les tourments qu'on pourrait
m'infliger plutôt que de renier les enseignements de l'Eglise. »
Après ces mots, il demanda au bourreau de lui laisser terminer la
prière qu'il avait commencée, qui était: « En vous, Seigneur, j'ai
mis mon espérance », etc., jusqu'au verset : « Seigneur, je remets
mon âme entre vos mains », etc., inclusivement. Sa prière finie, sur
un signal donné on enleva le char de dessous ses pieds et il se
trouva ainsi pendu.
13. — Presque
aussitôt un des assistants coupa la corde pendant qu'il vivait
encore et, tombant à terre, il commença à reprendre son souffle.
Aussitôt il fut traîné un peu à l'écart, dépouillé de ses vêtements
et écartelé tout nu. Alors le bourreau se jeta sur lui et tout
d'abord il lui coupa les parties naturelles, puis lui ouvrit le
ventre, enleva ses entrailles qu'il jeta dans un brasier allumé,
tandis que le bienheureux ne cessait de prier. Enfin pendant qu'on
lui enlevait le cœur, il conservait une douceur et une patience
surhumaines qui excitaient chez tous les témoins la plus grande
admiration ; enfin sur le point de rendre le dernier soupir, il dit
d'une voix très douce : « Très miséricordieux Seigneur Jésus, prenez
pitié de moi à cette heure. » Et pendant que le bourreau lui
arrachait le cœur, il lui dit, comme l'ont rapporté les ministres et
d'autres personnes dignes de foi présentes au supplice : « O bon
Jésus, que veux-tu faire de mon cœur ? » Et le bourreau lui-même,
qui voulait le montrer aux seigneurs conseillers, ne put le tenir
dans ses mains tant les palpitations en étaient fortes. C'est après
ces supplices et ces dernières paroles qu'il rendit le dernier
soupir ; immédiatement on lui coupa la tête et on divisa son corps
en quatre. Ainsi ce saint homme fidèle jusqu'à la mort alla au
Seigneur le 4 mai 1535, vers la 48e
année de son âge et la 5e de son priorat, semblable au bon pasteur
qui ne donne pas seulement sa vie pour ses brebis en leur prêchant
d'exemple, mais encore en mourant pour la justice et la foi de
Notre-Seigneur Jésus-Christ et de notre mère la sainte Église.
14. — Ainsi
mourut ce saint religieux. Le même jour et dans le même lieu
périrent cruellement de la même manière les quatre saints
personnages dont nous avons déjà prononcé le nom ; à savoir les
chartreux Robert Lawrence et Augustin Webster, le R. P. Réginald,
Brigittain, et un prêtre séculier. Mais le P. Brigittain, homme
d'une doctrine et grande sainteté, debout sur le char et presque la
corde au cou, sans peur, sans la moindre faiblesse, harangua
éloquemment le peuple. Les membres de ces défunts furent mis en
pièces, jetés dans des chaudières et légèrement bouillis afin de les
rendre plus horribles à voir, enfin suspendus dans divers endroits
de la ville. On suspendit à la porte de notre Chartreuse de
Londres un bras
de notre saint P. Jean Houghton. Il y resta suspendu jusqu'à notre
expulsion. Deux semaines après cette expulsion, comme deux des
nôtres passaient par cette porte, le bras tomba par hasard. Ils
regardèrent cela comme un présage, l'emportèrent avec soi et le
cachèrent. Malheureusement le lieu n'était pas tellement secret que,
grâce à la négligence de certains, cela ne permît aux suppôts du
diable de le trouver plus tard, de le couper en morceaux et de les
jeter on ne sait où. Les documents publics et les registres de
Westminster et notre pieux Père J. Houghton lui-même témoignent que
telle fut la cause unique de leur supplice, car après que la
sentence de mort fut portée contre eux, il écrivit lui-même de sa
propre main dans son carnet toutes les questions et les réponses
qu'ils y avaient faites. Cette relation fut remise au P. Withelme
Exméro, alors procureur de notre maison, par l'entremise d'un de ses
geôliers qu'il avait converti pendant sa détention. Le procureur
lui-même me confia ensuite ce carnet. Plus tard, je l'ai remis à un
noble Florentin, Pierre de Berdes, qui me promit de le faire tenir à
notre Saint-Père le Pape avec un fragment de la chemise dans
laquelle notre bienheureux Père avait été supplicié.
15. — Trois
semaines durant, après la mort des saints dont nous avons raconté
les détails et donné la raison, bon nombre d'hommes de basse
extraction allèrent trouver Th. Cromwell et lui demandèrent
l'autorisation de maltraiter les chartreux. Il ne pouvait y avoir de
refus, au contraire ; ils vinrent donc en hâte jusqu'à notre maison
; ils nous enlevèrent trois vénérables Pères qui en étaient restés
comme les têtes : c'étaient le P. Humfroid Middlemore alors notre
vicaire et précédemment notre procureur; puis Guillaume Exmew,
religieux aussi pieux qu'instruit, surtout dans les langues grecque
et latine enfin le P. Sébastien Newdigate, d'une naissance illustre
et qui avait été élevé à la cour avant son entrée dans l'Ordre. Ils
étaient tous les trois profès de la Chartreuse de Londres ; jeunes
d'âge, il est vrai, mais d'une austérité et sainteté de vie peu
communes. Ils furent enfermés, par ces hommes sans entrailles, dans
une prison fétide, la Marshalsey, et là, les fers au cou et aux
jambes attachés à des colonnes, ils étaient forcés de se tenir
constamment debout.
C'est dans cette position, dans ce cruel martyre, qu'ils restèrent
deux semaines durant sans un moment de répit, pas même pour
satisfaire à leurs besoins naturels. Au bout de ces quinze jours ils
comparurent devant les conseillers du roi, qui les interrogèrent
l'un après l'autre sur le même article qui avait occasionné la mort
de notre Père et de ses compagnons. Ils répondirent avec constance
que rien au monde ne les ferait transgresser les lois ou les
coutumes de notre sainte mère l'Église. On les envoya à la Tour de
Londres, où ils passèrent quelque temps.
Ensuite ils
furent conduits au tribunal de Westminster, dont nous avons déjà
parlé, et là on leur demanda de nouveau si, oui ou non, ils
voulaient obéir à l'édit royal. Mais ils refusèrent et ils donnèrent
aux juges les raisons de leur refus ; ils invoquèrent devant eux des
témoignages empruntés aux saintes Écritures qui prouvaient
péremptoirement que le roi n'avait, d'autorité divine, aucune
primatie dans l'Église, puisque le seul Roi et Pontife Jésus-Christ
avait délégué cette autorité à Pierre seul et à ses successeurs les
pontifes romains. Ils parlèrent ainsi avec intrépidité et, comme ils
persistèrent dans ces sentiments, ils furent condamnés à la même
peine que notre père Prieur et ses compagnons. Elle fut exécutée
avec beaucoup de cruauté ; c'est en la subissant qu'ils rendirent
leurs âmes précieuses à Dieu, le 19 juin 1535. Ils le glorifièrent
ainsi dans leurs corps en les livrant avec générosité et patience à
de si affreux supplices pour le Christ et l'unité de son épouse
notre sainte mère l'Église. — Je dis cela parce que bon nombre
prétendent que notre bienheureux Père et les autres religieux que
j'ai nommés avaient conspiré la mort du roi et que, par conséquent,
leur mort n'avait été qu'une vengeance légitime. Or cela est
absolument faux ; car comme je l'ai déjà dit, non seulement
l'accusation et les actes publics affirment le contraire ; mais
encore nous-mêmes, restes de ce couvent et qui vivons encore, nous
le savons pertinemment, et même nos ennemis en sont juges. En effet,
le sicaire lui-même Th. Cromwell, exécuteur de ces œuvres, a
proclamé publiquement que leur mort n'avait point d'autre cause, et
c'est celle qu'il nous a proposée dans les mêmes termes et sous la
même forme toutes les fois qu'il est venu nous voir et qu'il a
essayé de nous arracher.
16. — Après la
mort de nos Pères, deux ans environ s'écoulèrent sans que nul de
nous fût appréhendé ou incarcéré ; mais ce temps ne se passa point
sans de pénibles tribulations. Le temps était venu où chacun dut
parler pour son propre compte et veiller à sa sûreté personnelle,
sans pouvoir compter que sur l'appui et le secours de Dieu. Au
dehors, la lutte ; à l'intérieur, des craintes plus pénibles encore
que le combat.
Nous désirions la
mort, mais elle nous fuyait ; nos ennemis voulaient avoir raison de
nous par la lassitude A partir de l'arrestation de nos trois
derniers Pères, à savoir du vicaire et de ses compagnons, Th.
Cromwell (exécuteur d'une loi inique, et inique lui-même dans toute
sa conduite, basse, inhumaine) avait mis à la tête de notre maison
deux séculiers qui maltraitaient les frères et le couvent tandis
qu'ils se gorgeaient de mets délicats. Au lieu de notre pitance
accoutumée, ils nous servaient seulement, pour la journée entière,
un peu de fromage ou quelque chose d'analogue. La maison était
pleine d'hérétiques qui pullulaient maintenant partout, et d'hommes
cruels qui, enivrés de vin et de méchanceté, nous bafouaient chaque
jour, nous souffletaient même quand nous leur tombions sous la main.
Il s'en faufila
même d'autres pour surveiller indiscrètement la liberté dont nous
disposions et se rendre compte comment nous pouvions avoir assez de
force et d'audace pour oser combattre un tel roi et résister à ses
ordonnances. Comprenant que nous puisions le soulagement de tous nos
maux dans la lecture répétée des saintes Écritures et que nous nous
étions munis non de glaives et de bâtons matériels, mais du glaive
de l'esprit qu'est la divine parole, et du témoignage des docteurs
orthodoxes, toujours prêts du reste à rendre à chacun les raisons de
notre foi et de notre espérance, ils enlevèrent de nos cellules tous
les livres qu'ils purent trouver. Mais cela fut à pure perte, car
Dieu n'abandonnait pas les siens. Nos ennemis eux-mêmes étaient
confondus et subjugués par la sainte simplicité et la vie innocente
de quelques-unes de nos frères que rien ne put déterminer à franchir
les limites déterminées par les Pères ni s'écarter de la doctrine de
l'Église. Je le répète : cette sainte simplicité humiliait beaucoup
plus nos ennemis que la docte constance des autres.
Un dimanche même,
Th. Cromwell fit enlever malgré eux du monastère quatre de nos
principaux frères pour les conduire à l'église cathédrale de la
Trinité de Londres. On les installa dans un endroit bien en vue, en
face d'un nombre considérable d'évêques, de nobles et d'une foule
très nombreuse ; ils devaient assister à un sermon d'un évêque qui
était regardé dans tout le royaume comme un homme de très grand
talent ; mais ce sermon contraire à la foi ne produisit sur nous
aucune impression. Les conseillers du roi s'appliquaient donc de
leur mieux à trouver des moyens capables de nous faire abandonner
notre résolution. Ils insinuaient ; ils menaçaient. Souvent, dans ce
but, ils venaient chez nous et ils nous gardaient si longtemps au
chapitre que nous ne pouvions nous rendre au chœur aux heures
accoutumées pour les offices de vêpres ou de matines, ce qui nous
ennuyait et peinait tout à la fois. A cela venaient s'ajouter chaque
jour les lamentations et les larmes de nos parents et amis. Le temps
était enfin venu de montrer de quel côté tournaient l'esprit et le
cœur de chacun de nous ; irions-nous du côté de Dieu, irions-nous du
côté du diable ? Chacun de nous avait la liberté de mal faire. Mais
grâces à Dieu, la crainte de Dieu était en nous si forte, et la
constance dans nos résolutions si grande ; nous avions tant de
modestie dans nos paroles, tant de fidélité à notre observance
religieuse, tant de circonspection en toute occasion que tous nos
adversaires ne le pouvaient constater sans en être troublés et
couverts de confusion. Car, bien que notre Prieur nous eût été ravi,
chacun de nous était à lui-même son Prieur ; il s'instruisait et se
dirigeait, se gouvernait en tout comme il convient à un religieux.
18. — Les
conseillers du roi, dont Cromwell était le principal, voyant que
leur habileté, leur ruse, leur peine, n'aboutissaient à rien,
prirent alors quatre des nôtres qui, pensaient-ils, nous guidaient
de leurs conseils, les séparèrent et les envoyèrent dans deux
maisons de notre ordre le 4 mai 1536, le jour anniversaire du
martyre de notre Père Prieur Jean Houghton.
Dès que ces
quatre frères furent partis, nos ennemis, comme si les autres
étaient maintenant dénués de tout secours, revinrent à la charge et
s'y prirent de toutes façons, dégoûts et caresses, pour nous
corrompre et nous amener à leurs fins. Mais béni soit Dieu qui ne
nous laissa pas duper par leurs artifices. Ils restèrent en effet
fermement attachés à la pierre inébranlable. Cet échec leur fit
penser qu'en fractionnant encore notre maison ils triompheraient de
la constance des autres sur ce, ils prirent encore huit frères parmi
nous qu'ils transplantèrent dans un autre couvent où se trouvaient
des religieux de grand renom dont quelques-uns laissaient l'Arche
sainte qu'ils portaient au fond du cœur chanceler et se perdre, non
pas qu'ils eussent des doutes sur la vérité de la foi ; mais, par
suite de vaines considérations, ils promettaient beaucoup et se
relâchaient sur bien des points. Leur influence fut pernicieuse sur
quelques-uns des nôtres qui se laissèrent amollir et détourner du
droit chemin. Mais de retour au milieu des leurs, pressés, inquiétés
par leur conscience, ils revinrent à résipiscence et redevinrent
fermes comme auparavant.
19. — Cela suffit
pour mettre en fureur les conseillers du roi, qui menacèrent de
détruire le couvent s'ils ne consentaient pas à se soumettre.
D'ailleurs, étant donnée cette constance unanime, ils hésitaient à
mettre la main sur eux. Or cela nous avait été prédit par un de nos
Pères, excellent religieux et mort en odeur de sainteté bien des
années auparavant. Il avait parlé à nos frères des tribulations et
des maux qui devaient leur arriver et ajoutant toutefois que tant
qu'ils resteraient étroitement unis ils intimideraient leurs
ennemis. Mais les épreuves de l'heure présente leur faisaient
oublier cette prophétie. Car un certain nombre des nôtres, voyant la
malice de nos ennemis s'accroître chaque jour davantage, et voulant
éviter la destruction de la maison, constatant en outre que tous les
autres religieux dans la plus grande partie du royaume se
soumettaient aux envoyés royaux et aux lois, prirent la résolution
de faire leur soumission. C'est en versant d'abondantes larmes
qu'ils réclamaient la miséricorde divine en disant : « Seigneur,
vous qui connaissez le fond de nos cœurs, vous savez combien inique,
combien injuste est ce qu'on veut nous arracher. Vous voyez que nos
résistances n'aboutissent à rien ; combien grands et multipliés sont
les efforts que nous avons faits pour échapper à ces dangers. Nous
supplions par conséquent votre clémence sans bornes de nous
pardonner l'acte extérieur que nous allons accomplir, puisque nous
subissons violence et que nous le repoussons de cœur et d'âme. » Et
sur ce quelques-uns des nôtres prêtèrent le serment demandé par le
roi. Quant aux autres, ils préférèrent perdre pour la justice et la
vérité leur vie et tous les biens de ce monde ; c'est pourquoi ils
restèrent inébranlables et ne voulurent pas, pour conserver les
biens de ce monde, pour garder une maison terrestre et avoir la joie
de l'habiter, s'exposer à perdre la demeure du ciel et à endurer les
supplices éternels ; aussi furent-ils enfermés dans une prison
infecte nommée Newgate. Dix religieux furent donc arrêtés : trois
prêtres, Richard Berer, Thomas Johnson et Thomas Grene ; un diacre,
Jean Dawy ; et six convers, Guillaume Grenewod, Thomas Scryven,
Robert Salter, Walter Peerson, Thomas Redingue, Guillaume Horne,
tous profès de notre maison de Londres. Cela se passa en 1537, le 4
des calendes de juin. Tous en un rien de temps, sauf un convers, le
FR. Guillaume Horne, ne tardèrent pas à passer à une vie meilleure,
suffoqués par la puanteur de la prison. La nouvelle de cette mort
contraria beaucoup Th. Cromwell, qui avait juré de leur faire
endurer de plus affreux supplices.
20. — Pendant que
ces événements avaient lieu chez nous, il y eut un mouvement
populaire contre le roi. Quand cette effervescence fut calmée, un
noble voisin de la Chartreuse de Hull alla trouver le vicaire du roi
et lui dit que les deux des quatre frères de la Chartreuse de
Londres dont nous avons parlé, qui y avaient été envoyés pour
désobéissance, persévéraient dans leur obstination. A cette
nouvelle, Cromwell lui donna le pouvoir de les traiter avec toute la
rigueur de la loi. Heureux de cette autorisation, il les amena
devant le duc de Norfolk, qui remplissait alors à York les fonctions
de vice-roi dans cette ville, où leur fermeté les fit condamner à la
potence. Ils furent exécutés. L'un s'appelait Jean Rochester,
l'autre Jacques Walverke. Leur supplice eut lieu en dehors de la
ville le 15 mai 1537 ; ils restèrent enchaînés au gibet jusqu'à la
complète désagrégation de leurs os. Le 18e de cette
sainte phalange, le 6e des frères convers qui n'était
point mort comme les autres dans la prison, Guillaume Horne, ne
perdit rien de sa constance et fut, par un ordre impie du roi,
extrait de la geôle et subit le même supplice que le bienheureux
Père Prieur et ses compagnons le 4 novembre 1540.
Les deux des
quatre frères qui avaient été envoyés dans une autre partie du
royaume revinrent à Londres après un an et demi d'exil. Ils avaient
prêté le serment, pensant sauver par là le monastère. Cet espoir ne
se réalisa pas.
Sans doute, on
nous promettait la paix, la stabilité, l'intégrité de cette chère
maison comme prix de notre serment ; mais nous fûmes dupes de
l'iniquité. En effet, un an après notre soumission ils violèrent
leur parole ; car ils nous chassèrent tous au nombre de 18, à savoir
12 prêtres et 6 convers, le 5 novembre 1538. Depuis lors, notre
héritage et notre maison ont passé à des mains étrangères, celle-ci
même est devenue une caverne de voleurs et un lieu de débauche.
L'église servait à remiser les tentes royales.
Les autels
servirent de tables de jeu ; l'église et nos cellules furent témoins
d'inavouables turpitudes qu'il vaut mieux déplorer que raconter. En
1544 notre monastère fut donné en toute propriété à un soldat qui
s'en fit un splendide palais, détruisant ici, construisant là et
changeant la configuration des anciens bâtiments. Voilà dans quel
état est aujourd'hui la Chartreuse de Londres.
21. — Et
maintenant quelques mots seulement, dans le but de perpétuer le
souvenir de l'affection de ceux grâce auxquels la restauration de
notre Ordre avait commencé en Angleterre. Nous, chartreux, comme
tous les autres religieux, du reste, chassés de nos demeures, nous
avons vécu dans cet exil, dans cette captivité, dans cette
désolation, impuissants que nous étions de quitter le royaume.
Plusieurs fois, bon nombre des nôtres l'ont tenté, mais toujours
sans succès, tant était sévère la surveillance des ports maritimes,
et ces tentatives ou occasions de fuite étaient toujours un danger
de mort. Malgré cela, quelques-uns s'y exposèrent plutôt que de
continuer à vivre dans ce pays schismatique et loin de leur Ordre,
et grâce à la protection divine, ils purent s'échapper et arriver
jusqu'à la Chartreuse de Bruges, en Flandre, où ils furent
accueillis à bras ouverts et y vécurent jusqu'à la première année du
règne de la très sereine et très noble dame la reine Marie, en 1553,
mariée au très puissant et catholique roi d'Espagne. A cette époque,
apprenant les bienfaits dont Dieu avait comblé ce royaume par
l'entremise de ces très nobles et très pieux princes, notre R. Père
primat de l'Ordre, de qui dépendent et à qui obéissent toutes nos
maisons, ordonna d'envoyer en Angleterre quelques moines anglais du
monastère de Bruges afin de faire des démarches pour le
rétablissement de notre Ordre dans ce pays. Un religieux, P. Jean
Fox et moi, ainsi qu'un frère convers dévoué, Hugues Taylor, profès
tous les trois de la maison de Londres, nous fûmes envoyés en
Angleterre où nous arrivâmes le 29 juin, pendant les négociations du
légat de Sa Sainteté le Pape Jules III, Réginad Pole, homme d'une
naissance, d'une sainteté, d'une force d'âme et d'un savoir
également remarquables. Il était fort dévoué à toutes les familles
religieuses, mais plus particulièrement à la nôtre, parce que dans
son enfance il avait été élevé et instruit dans une de nos maisons.
Il nous reçut le 1er juillet, grâce à l'influence et à
l'appui d'un homme illustre et distingué entre tous, D. Robert
Rochester, chevalier, alors intendant de la Cour, majordome de la
très noble reine Marie, en quelque sorte son principal conseiller,
et son serviteur depuis de longues années. C'est pour lui que fut
notre première visite, attirés que nous étions par la confiance que
sa bonté nous avait inspirée et aussi parce que le vénérable Jean
Rochester, profès de la Chartreuse de Londres, qui avait été
martyrisé comme nous l'avons déjà rapporté, était son frère utérin.
Du reste, nous lui étions bien connus, car il avait souvent
fréquenté notre maison.
22. — A cause de
cela, nous venions à lui tout d'abord afin de lui exposer le motif
de notre arrivée. Il nous reçut avec beaucoup de bonté, nous donna
l'hospitalité dans sa propre demeure et, sans tarder, il annonça
notre arrivée à la reine et au cardinal à qui il nous présenta le
jour même et qui nous reçut avec bienveillance, car il était lui
aussi le plus doux et le plus humble des hommes. Le lendemain,
lui-même, accompagné de Rob. Rochester et d'autres principaux
conseillers de la cour, il nous présenta à la reine.
Elle se montra
tout heureuse de notre arrivée et, quand elle en connut le motif,
elle chargea le seigneur Robert de prendre soin de nous et nous
promit de traiter notre affaire avec le cardinal. C'est ainsi que
nous sommes restés les hôtes du seigneur Rochester qui se chargea de
faire face à tous nos besoins, tandis que nous attendions pleins
d'espoir l'arrivée de la bonne nouvelle que la reine nous enverrait.
Sur ces entrefaites, le religieux P. Fox, mon compagnon de route,
fut pris de la fièvre, s'alita et mourut le lendemain de la fête de
saint Jacques. Notre hôte illustre le fit ensevelir dans l'église de
l'hôpital de Savoie où nous étions logés avec lui. Cela remplit mon
âme de deuil ; mais pourtant, afin de ne pas laisser ma mission
inachevée, j'envoyai en Flandre au Prieur de Bruges, lui demandant
de m'envoyer un autre Anglais, le P. Richard Crostes, qui avait été
vicaire dans la Chartreuse de Hollande. Il vint, mais nous ne
passâmes pas deux semaines ensemble, les misères qui lui étaient
survenues pendant le voyage l'avaient conduit au tombeau et il fut
lui aussi enterré dans la même église de Savoie. Ainsi privé de la
présence de ceux qui étaient bien plus aptes que moi à mener nos
affaires à bonne fin, n'ayant plus avec moi qu'un frère convers et
pénétré du sentiment de mon insuffisance, je me mis à songer à mon
retour en Flandre. Le cardinal et le très illustre intendant
devinèrent mes projets et me dissuadèrent complètement de les mettre
à exécution, en me promettant une grande consolation.
23. — Pendant ces
négociations, ceux des frères de notre Ordre qui étaient restés en
Angleterre apprenaient qu'un des leurs était venu cherchant les
intérêts d'Israël, et ils accouraient auprès de moi. Consolé par
leur présence, j'étais heureux de rester. Voici leurs noms : le
vénérable P. Jean Michael, qui dans les beaux jours de l'Angleterre
fut Prieur de la Chartreuse de Wittham et co-visiteur de la Province
; le vénérable Jean Wilson, Prieur du couvent du Mont-de-Grâce, et
les autres Pères Thomas Fletcher, Robert Maashall, Thurstan
Hickemans, Robert Abell, Jean Clyte, Thomas Synderton, Nicolas
Balande, Thomas Lee, Robert Thurlbye, Nicolas Dogmer et Bernard
Hall. Tous ces moines étaient prêtres et profès de diverses maisons
d'Angleterre ; il y avait aussi des frères convers pleins de
dévouement, Robert Skypely et Jean Sawnderson. Ils jetèrent les
premiers fondements de notre seconde érection, et chacun d'eux,
selon ses moyens, se dépensa pour la réédification de notre maison.
Fort de leurs conseils et du secours divin, je poursuivais avec
ténacité de mes supplications auprès du cardinal, de l'intendant et
d'autres seigneurs, dont je connaissais l'affection pour nous, afin
d'arriver à mener notre affaire à bonne fin. La reine et eux étaient
animés des meilleures intentions à notre endroit ; aussi nos
instances n'étaient-elles pas nécessaires pour eux, nous les
faisions seulement parce qu'il y avait de grandes difficultés pour
tout accommoder sans troubler la paix, car toutes nos maisons
avaient été détruites et rasées et que leurs biens avaient passé
dans des mains étrangères. Une seule restait à la reine dont elle
pût librement disposer. Malheureusement, avant notre arrivée en
Angleterre, elle l'avait abandonnée à une dame pour s'y loger.
Cette maison
était connue sous le nom de Jésus de Bethléem, près de Shene ; elle
n'était pas ruinée complètement, mais bien démolie, et ne donnait
guère l'impression d'une Chartreuse ni comme proportions ni comme
aspect, car elle avait été transformée en palais. — Cette très
dévouée reine nous l'aurait remise volontiers, mais la dame qui la
détenait, et qui tout d'abord était venue l'habiter par simple
permission de la reine, prétendait maintenant qu'elle avait un titre
pour la garder, car le roi Henri l'avait donnée à son mari qui pour
infraction aux lois du royaume avait été décapité avant l'avènement
de Marie au pouvoir ; d'où d'après le droit elle faisait retour au
trône. Mais la reine Marie, au début de son règne, était pleine de
miséricorde et d'indulgence, elle compatissait à la désolation et au
veuvage de cette dame et par pure bonté lui permit d'habiter quelque
temps la maison de Shene ; mais, une fois entrée, comme je l'ai déjà
dit, elle ne voulut ni la quitter ni la rendre.
Alors la très
sainte reine, voyant l'obstination singulière de cette femme, aima
mieux user de clémence que de rigueur, et d'autre part, comme elle
ne voulait pas renoncer à une entreprise si charitable à cause de la
méchanceté de cette femme, elle lui assigna une autre résidence plus
belle et plus agréable choisie parmi ses propres palais, et donna
l'ordre de nous restituer notre maison de Shene, ce que firent le
cardinal et le très illustre intendant du palais le jour de la fête
de saint Hugues de Lincoln. Je commençai à l'habiter avec quelques
frères, et je me mis à détruire, à démolir et à rebâtir afin de
préparer la place pour les autres.
Bien que
l'appropriation fût à peine convenable, je les appelai tous le 25
novembre suivant et, comme nous n'avions pas fait de provisions de
bouche et que d'autre part nous n'avions aucun revenu, le très noble
intendant du palais pourvut à notre entretien de ses propres
deniers, il nous bâtit encore le chapitre, car le premier avait été
rasé. Cet homme généreux, tout dévoué à notre Ordre, ajouta à toutes
ses autres générosités celle de réparer pour nous la seconde partie
de l'église dont il ne restait que les murs ; il voulut y être
enseveli ; et, sur le point de mourir, il nous laissa par testament
une rente annuelle de plus de 300 pièces d'or. Qu'il le récompense
de si grands et si nombreux bienfaits celui pour l'amour duquel il
les a accomplis, celui qui loua la pauvre veuve d'avoir donné deux
petites pièces de monnaie, celui qui a promis le ciel comme prix
d'un verre d'eau froide donné en son nom ; celui qui paie avec tant
de générosité et de prodigalité toutes les bonnes œuvres,
Jésus-Christ Notre-Seigneur.
24. — Bien
d'autres aussi, la reine, le cardinal et d'autres seigneurs vinrent
à notre aide, si bien que dès le premier jour de notre arrivée, rien
ne nous manqua. Tant que vécurent la reine et le cardinal, nos
constructions prospéraient, grandissaient jusqu'à arriver à leur
complet achèvement ; bon nombre de cellules et le cloître étaient
terminés.
Deux ans après,
le jour de la fête de saint Hugues, anniversaire de celui où ils
nous avaient rendu notre maison de Shene, la mort les frappa tous
les deux, comme pour les récompenser de la bonne action qu'ils
avaient accomplie ce jour-là, et l'année suivante, le même jour,
mourut également l'illustre intendant de la cour dont la protection
et les secours m'avaient permis de ramener ici nos frères et de
chanter la louange divine. Dieu l'appela pour lui donner la
récompense que méritait une œuvre si exceptionnelle et si pleine de
piété.
Sous ce règne
d'Elizabeth il y eut un renouveau de méchanceté et un
affaiblissement de charité ; toutes les œuvres pieuses qui
s'épanouissaient sous Marie commencèrent à périr; les hérésies
pullulèrent, et les hérétiques, sortant de leur retraite, prirent de
l'assurance. Elizabeth elle-même, immédiatement après son
couronnement, convoqua le Parlement et publia un édit qui, rejetant
l'usage de l'Église, obligeait à n'employer dorénavant que la langue
ordinaire- pour le service divin, tant pour la messe que pour les
heures ; ainsi elle ressemblerait davantage à son père, tous la
reconnaîtraient pour chef de l'Église et rejetteraient l'autorité du
Pape, sans quoi on serait puni d'emprisonnement, de la confiscation
des biens. Les religieux que sa sœur avait fait rentrer devaient
être chassés à nouveau et perdre leur avoir. Elle y ajouta d'autres
décrets également pervers et diaboliques.
25. — Notre refus
d'y souscrire fut suivi d'une troisième expulsion le 8 juillet 1559,
la Ire année de son gouvernement.
Elle aurait pu
nous traiter avec plus d'inhumanité, mais elle ne voulut pas
appliquer selon toute sa rigueur l'injuste loi qu'elle avait portée.
Nous en pouvons attribuer la cause au Sérénissime Seigneur Philippe,
roi d'Espagne, et aux bons offices du très illustre comte de Feria,
qui défendait alors en Angleterre les intérêts de son maître. Sur
ses instances, elle nous accorda un sauf-conduit et nous permit de
nous retirer sur le continent.
Grâce par
conséquent à la protection divine et à la piété du roi catholique,
du consentement de notre Révérendissime Père, et enfin sur la
demande spontanée du Prieur et du couvent de Bruges, nous nous
dirigeâmes de ce côté pour y fixer notre demeure. La charité et la
clémence du roi pourvoit à notre subsistance. Tous les ans, pour que
notre présence ne soit pas trop onéreuse à cette maison, il paie
pour nous sur sa cassette la somme de 100 livres de Flandre.
Voilà pourquoi
nous sommes ici depuis cinq ans, espérant toujours voir des temps
meilleurs. Quand je reprenais le chemin de l'Angleterre pour y
rétablir notre Ordre, quelques-uns de nos Pères me disaient que je
faisais très bien, que c'était mon devoir de remettre en mémoire à
l'Angleterre un Ordre dont elle avait en quelque sorte perdu le
souvenir; mais ils ajoutaient que l'heure n'était point venue de s'y
établir d'une façon définitive. Une autre expulsion est proche,
disaient-ils, et l'événement a prouvé qu'ils ne se trompaient pas.
Cependant, ajoutaient-ils, ne perdez pas courage, car encore un peu,
et vous serez rappelés pour n'en être plus chassés et pour y rester
toujours dans la joie du Seigneur.
Que le Très-Haut,
le très miséricordieux Jésus-Christ Notre-Seigneur qui console les
affligés nous accorde bientôt l'accomplissement de cette prophétie,
lui qui est béni dans les siècles des siècles. Et il n'y a pas de
quoi pour nos ennemis nous dire d'un ton de triomphe : « Toute
plantation que le Père céleste n'a point faite sera déracinée » ;
car Isaïe avait prédit que le roi des Perses, Cyrus, rétablirait,
élèverait le temple du Seigneur à Jérusalem ; car de même que cette
œuvre, grâce à la méchanceté des ennemis, avait été entravée dès le
début, et qu'elle ne put être menée à bonne fin que la 2e année du
règne de Darius, de même nous espérons obtenir une faveur pareille
de la miséricorde divine, qui ne repousse pas pour toujours, qui
même dans sa colère est toujours compatissante, car elle veut être
reconnue juste dans ses paroles et sortir victorieuse dans les
jugements qu'on fera d'elle.
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