En l'année
1320, quatre frères mineurs de la résidence de Tauris, en Perse, se rendirent
dans l'Inde avec l'intention de secourir et d'étendre les missions jadis fondées
par Fr. Jean de Monte-Corvino. Les frères qui partaient s'appelaient Fr. Thomas
de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue, Fr. Pierre de Sienne et Fr. Démétrius de
Tiflis. Les trois premiers étaient prêtres, le Fr. Démétrius était frère lai,
mais son habileté dans les langues orientales l'avait fait adjoindre aux
missionnaires. Un frère prêcheur, Jourdain de Sévérac, vint augmenter la petite
caravane. J'emprunte le récit du martyre des quatre franciscains à la relation
du bienheureux Odéric d'Udine.
*****
Martyr du bienheureux Thomas de Tolentino
et de ses compagnons
Récit du Bienheureux Odéric.
Partant de
la Chaldée, je vins dans l'Inde, qui fait partie de cette région tant ravagée
par les Tartares. Les
hommes y sont beaux ; ils ne se nourrissent que de dattes
dont quarante-deux livres n'atteignent pas la valeur d'un gros vénitien. Je
quittai cette partie de l’Inde, je traversai de nombreuses contrées et j'arrivai
à l'océan.
La première
ville que je rencontrai s'appelle Ormuz. Elle est fort belle, fort bien défendue
; c'est le centre d'un grand commerce. La navigation s'y fait sûr une sorte de
bâtiments qu'on appelle jasses et qui sont cousus avec des cordes. Je
montai dans un de ces navires où je ne pus découvrir un seul, morceau de fer.
En vingt
jours de navigation; j'arrivai à Tana où quatre de nos frères en saint François
subirent un glorieux martyre pour Jésus-Christ, ainsi que je le rapporte
ci-dessous. Cette ville est bien située ; elle possède en abondance du pain, du
vin et des arbres de diverses essences. Ce fut autrefois une cité importante,
capitale de ce roi du Pont qui livra bataille à Alexandre le Grand. Le peuple
est idolâtre il adore le feu, les serpents et les arbres. Cette contrée est
aujourd'hui entre les mains des Sarrasins, qui s'en sont emparés de vive force ;
elle fait partie de l'empire de Daldili. On y trouve des animaux de différentes
espèces, il y a notamment des lions en grand nombre. On y voit aussi des singes
et des chats, de grande espèce qu'on appelle dépi. Ce sont les chiens qui
prennent les rats, parce que les chats, chasseurs naturels de ces rongeurs, ne
sont pas propres à cet office ; on pourrait signaler encore une foule d'autres
particularités.
Dans cette
ville de Tana, ai-je dit, quatre frères mineurs ont subi un glorieux martyre:
D'Ormuz, ou ils étaient, un navire devait les conduire à Colam.
Mais, pendant la navigation, un vent contraire s'étant levé, ils abordèrent à
Tana. Là se trouvaient quinze familles de chrétiens nestoriens, schismatiques et
hérétiques de la pire espèce.
A la sortie
du navire les religieux descendirent dans une de ces maisons. Pendant le séjour
qu'il y firent, une grosse querelle de ménage surgit entre leur hôte et sa femme
que le mari frappa avec brutalité. Celle-ci, irritée des mauvais traitements
qu'elle avait endurés, porta plainte au cadi, dignité qui pouvait prouver sa
déposition et produire des témoins. Elle répondit qu'il y avait chez elle quatre
Raban francs, c’est-à-dire quatre religieux latins, en état de justifier tout ce
qu'elle avançait.
A ces
paroles, un certain individu d'Alexandrie pria le cadi de les faire venir, en
disant que c'étaient des hommes de grand savoir et d'une grande portée d'esprit
avec lesquels il serait bop d'avoir une conférence dogmatique. Déférant à ce
conseil, le cadi de comparaître les frères à son tribunal se présentèrent alors
Fr. Thomas de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue et Fr. Démétrius Lorzanus, simple
frère lai, mais polyglotte distingué, très au courant des langues orientales.
Fr. Pierre de Sienne, sorti pour traiter une affaire au moment où se
présentèrent les envoyés du cadi, ne se trouva pas avec ses confrères à
l'audience.
Dès que les
religieux furent rendus au tribunal, le cadi, commençant aussitôt
l'interrogatoire, fit mille questions touchant la foi. Les musulmans présents,
prenant part au débat, soutinrent que Jésus-Christ est, non pas un Dieu, mais un
homme. Fr. Thomas, dans sa réplique, prouva par la double autorité des arguments
et des exemples que le Christ est à la fois Dieu et homme. Sa logique était
tellement serrée qu'elle réduisait au silence ses contradicteurs.
Le cadi
comprit qu'il ne lui serait d'aucune, utilité de poursuivre la discussion sur le
terrain de la foi catholique ; la transportant donc sur celui de sa propre
croyance, il demanda aux confesseurs ce qu'ils pensaient de Mahomet et de sa
loi : « Nous avons établi par de solides raisons, répondirent-ils, que
Jésus-Christ, Fils de Dieu, est lui-même vrai Dieu et vrai homme et qu'il a
donné à la terre la loi évangélique, loi très parfaite dans laquelle tout homme
peut trouver son salut, Quant à Mahomet, il a donné une loi détestable,
absolument opposée à la première. Instruits comme vous l'êtes , vous pouvez
facilement vous former un jugement à ce sujet. » Le cadi alors et les musulmans
s'écrient tout d'une voix : « Que pensez-vous donc de Mahomet ? — C'est un fils
de perdition, répondit Fr. Thomas ; il demeure avec le démon, son père, au fond
des enfers ; c'est là où iront le rejoindre tous les sectateurs de son
abominable loi, aussi injurieuse à Dieu que pernicieuse aux hommes ! »
A ces mots,
le cadi tire son épée, la brandit sur la tête des religieux et veut les
contraindre à proclamer que Mahomet est un grand prophète, le héraut de la foi.
Mais eux, fermes dans leur première déclaration, la maintiennent énergiquement.
Exaspérés, les musulmans se jettent sur les bienheureux frères, qu'ils chargent
d'injures et de coups. Ils leur lient ensuite les pieds et les mains, puis dans
cet état les exposent aux ardeurs du soleil pour être torturés par le feu de ses
rayons. Or, l'intensité de la chaleur est telle que, demeurer le temps de la
célébration d'une seule messe soumis à son action suffit pour donner la mort.
Eux pourtant y furent maintenus de trois à neuf heures, chantant les louanges de
Dieu, joyeux et sans aucun mal.
Témoins de
ce prodige, les infidèles tinrent conseil, puis ils dirent aux frères : « Nous
allons allumer un grand feu et nous vous jetterons dans le brasier ardent. Si
votre croyance est la vraie, comme vous le dites, la flamme vous respectera ; si
au contraire elle est fausse, vous serez consumés. » Sans se déconcerter, les
frères répondirent : « Nous sommes prêts, cadi, à souffrir pour notre foi le
feu, la prison et tels genres de supplices qu'il vous plaira de nous imposer. Si
la flamme nous dévore, gardez-vous de voir dans notre mort la condamnation de
notre foi, mais croyez qu'elle est le châtiment de nos péchés pour lesquels Dieu
peut permettre que nous subissions une peine temporelle. Notre foi est bonne ;
elle est si parfaite que quiconque néglige de l'embrasser est dans
l'impossibilité d'obtenir le salut éternel. »
Le bruit de
la condamnation des frères au bûcher se répandit rapidement dans toute la ville
; aussitôt une foule de personnes des deux sexes, grands et petits, accoururent
pour être témoins du spectacle.
Déjà Fr.
Thomas, se prémunissant du signe de la croix, se préparait à entrer au milieu
des flammes, quand un musulman l'arrête par. le capuce et lui dit : « N'entre
pas ! tu es âgé et plein d'expérience : peut-être portes-tu sur toi quelque
talisman dont la vertu te préserverait de l'action du feu ; laisse un plus jeune
te précéder ! » A ces mots, quatre mécréants vigoureux, se saisissant du Fr.
Jacques, se mettent en devoir de le précipiter dans le brasier. Mais lui : « Ne
me jetez pas ! s'écrie-t-il. C'est de mon plein gré et de moi-même que je veux
affronter ce tourment pour ma foi ! » Paroles inutiles, les forcenés ne veulent
rien entendre et lancent le prisonnier au milieu des flammes.
Celles-ci
s'élevaient si haut, elles avaient un tel développement que le supplicié, placé
au centre du bûcher, échappait aux regards. Cependant le vent s'étant levé, le
souffle de la brise faisait parfois tomber la flamme ; dans ces moments on
entendait la voix du religieux qui invoquait le nom de Marie. Puis, quand le
bois fut consumé, on aperçut l'athlète du Christ, debout sur les charbons
ardents, les mains étendues en forme de croix, le corps intact, le cœur pur,
rendant gloire à Dieu.
A cette
vue, le peuple s'écria tout d'une voix : « Ce sont des saints ! Ce sont des
justes ! C'est un crime de les mettre à mort! Nous avons entendu et nous avons
vu que leur foi est la foi véritable ! » Sur l'appel qu'on lui adressa, Fr.
Jacques sortit du brasier sans aucune brûlure.
Hors de
lui, le cadi cria au peuple : « Cet homme n'est ni saint ni juste ! Si les
flammes n'ont pas eu d'effet sur lui, c'est que sa tunique est faite en laine de
la terre d'Abraham, et nous savons tous que cette laine est réfractaire à
l'action du feu ! »
On dressa
un second bûcher de dimension triple du premier, on l'arrosa d'huile et de
graisse, puis on y mit le feu. On dépouilla ensuite Fr. Jacques de ses
vêtements, on lui enduisit d'huile tout le corps, après quoi on le jeta au
milieu des flammes. Pendant ce temps, Fr. Thomas et Fr. Démétrius, à genoux au
pied du bûcher, priaient Dieu de toute la ferveur de leur âme. Le Seigneur
veillait sur son serviteur. La grâce du Très-Haut, apportée sans doute du ciel
par la main d'un ange, émoussa toute la force du terrible élément. O prodige !
quand tout fut consumé autour de lui, Fr. Jacques, comme la première fois,
sortit de l'épreuve plein de vie et de santé.
Le peuple
cria derechef : « Ces hommes sont saints et amis de Dieu; c'est un crime de les
faire mourir. »
Témoin du
miracle, Mélich, justicier de la ville, appela à lui Fr. Jacques, lui fit rendre
ses vêtements et lui dit : « Nous voyons que vous êtes des hommes justes et que
votre foi est excellente; mais hâtez-vous de quitter cette ville et ce
territoire parce que le cadi, voulant sauver la loi de Mahomet, travaille de
tout son pouvoir à vous perdre. »
C'était
environ l'heure de complies. Tout le peuple, musulmans et idolâtres, frappé de
stupeur, disait : « Nous avons vu chez ces hommes des choses si merveilleuses,
que nous ne savons plus ce qu'il faut croire ! »
Mélich
cependant fit transporter les frères au delà d'un bras de mer peu distant de la
ville et leur donna pour guide l’homme qui les avait, reçus chez lui; ils
arrivèrent ainsi dans un bourg dont le nom n'a pas été conservé et descendirent
chez un idolâtre.
Sur ces
entrefaites, le cadi alla trouver Mélich et lui dit : «Qu'avons-nous fait en
laissant échapper ces Raban Francs qui ont opéré tant de prodiges dans notre
ville ? Le peuple est simple, il sera touché, abandonnera la loi de Mahomet,
embrassera la leur. Vous n'ignorez pas que dans le Coran, c'est-à-dire dans la
loi qu'il nous a donnée, Mahomet déclare que tuer un chrétien est une chose
aussi méritoire que faire un pèlerinage à la Mecque.
Mélich lui
répondit: « Faites ce que bon vous semblera ! » En même temps, il lança à la
poursuite des religieux quatre hommes armés avec mission de les mettre à mort.
Les
meurtriers arrivèrent au bord de la mer à la nuit tombante. Les ténèbres les
surprirent ; force leur fut donc de poursuivre leur route dans l'Obscurité.
Pendant ce
temps, Mélich faisait saisir et jeter en prison tous les chrétiens. A minuit,
les frères se levèrent pour réciter l'office de matines. Ce fut le moment où les
quatre émissaires pénétrant dans la maison ou ils étaient logés, les saisirent
et, les conduisant sous un arbre en dehors du bourg, ils Peur dirent . « Mes
frères, apprenez que nous avons reçu de Mélich et du cadi l'ordre de vous faire
mourir. C'est bien malgré nous que nous accomplissons cet acte, car vous êtes
des hommes justes et saints ; mais nous n'osons pas faire autrement. Si nous
n'exécutions pas nos instructions, nous serions mis à mort, nous, nos femmes et
nos enfants.
Les frères
répondirent : « Nous savons que par la privation de la vie temporelle nous
arriverons à la possession de la vie éternelle; faites donc promptement ce qui
vous est commandé. Nous sommes prêts à endurer avec humilité pour notre foi et
pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ tous les tourments qu'il vous plaira
de nous infliger. » L'homme qui les avait suivis reprocha alors amèrement aux
bourreaux leur infidélité : « Et moi aussi, ajouta-t-il, je professe la même foi
que ces frères : je confesse le Dieu qu'ils prêchent. je dois donc subir le même
sort ! »
Les
exécuteurs pourtant, sans rien écouter, dépouillèrent les religieux de leurs
vêtements, et, pendant que Fr. Thomas étendait les bras en forme de croix, ils
lui tranchèrent la tête et en firent un martyr de Jésus-Christ. Dans le même
temps, un des bourreaux saisit brutalement Fr. Jacques par la barbe et d'un coup
d'épée lui fendit la tête jusqu'aux yeux, puis la sépara du tronc. Fr.
Démétrius, enfin, reçut d'abord un coup qui lui perça la poitrine, il fut
ensuite décapité et alla ceindre avec ses deux frères la couronne céleste.
Ce glorieux
combat eut lieu le 1er avril 1321, avant le dimanche des Rameaux.
Dieu se plut à montrer que les âmes de ses serviteurs possédaient la couronne
céleste ; aussi, au moment même de leur bienheureux trépas, en témoignage de
leur gloire, permit-il que s'accomplissent des prodiges. A la stupeur générale,
la nuit devint tout à coup étincelante, de sorte que la terre, ensevelie dans de
profondes ténèbres, resplendit d'une brillante lumière. La lune, elle aussi,
donna une clarté insolite. Puis, sans transition, se répandirent obscurité,
voix, tonnerres, éclairs. lueurs sinistres ; chacun se crut à son dernier
instant. Le navire qui devait les porter à Colam et qui, au mépris du marché
passé, les avait conduits à Tana, s'abîma, engloutissant tous ceux qui le
montaient ; jamais plus il n'en fut entendu parler.
Quand le
matin fut venu, le cadi envoya prendre tout ce qui avait appartenu aux martyrs.
On trouva alors Fr. Pierre de Sienne, qui était sorti lors de l'arrestation de
ses trois confrères. On l'arrêta et on le conduisit au cadi. Celui-ci, ainsi que
Mélich, lui adressèrent les paroles les plus engageantes et lui promirent de
grands biens s'il voulait renier la foi de Jésus-Christ pour embrasser celle de
Mahomet. Mais lui rit de leurs avances et méprisa leurs présents. Il fut alors
soumis à diverses tortures qui durèrent pendant deux jours. Le troisième,
n'ayant pas modifié ses dispositions, il fut pendu à un arbre. On l'y laissa
depuis le matin jusqu'à la nuit. Au crépuscule du soir on le détacha ; comme on
vit qu'il n'en avait éprouvé aucun mal, on le coupa en deux par le milieu du
corps. Le lendemain matin ses restes ne furent pas retrouvés, mais il fut révélé
à une personne digne de foi que Dieu l'avait soustrait aux regards des hommes
jusqu'au temps marqué par son bon plaisir.
La nuit où
les bienheureux frères achevèrent leur martyre, Mélich dormait couché sur sa
natte, quand lui apparurent les saintes victimes éblouissantes comme des
soleils. Chaque frère tenait à la main une épée nue qu'il brandissait contre son
bourreau, comme s'il eût voulu le couper en deux. A cette vue, Mélich terrifié
se met à hurler de frayeur à la manière d'une bête sauvage. Attirée par le
bruit, toute sa maison se réunit autour de lui et demanda la cause de cette
agitation. Mélich s'éveilla et, revenu à lui-même, dit : « Ces Raban Francs que
j'ai fait mourir sont venus ici et m'ont menacé de leurs épées ! » Il fit
aussitôt prévenir le cadi de ce qui lui était arrivé et lui demanda conseil pour
échapper au danger qui le menaçait. Le cadi l'engagea, pour le cas où il ne
pourrait se soustraire aux mains vengeresses qui le menaçaient, de leur élever
une église monumentale. Déférant à cet avis, Mélich fit élargir tous les
chrétiens qu'il avait entassés dans les prisons, leur demanda humblement pardon
du mal qu'il leur avait fait, porta la peine de mort pour toute insulte faite
aux disciples de Jésus-Christ, et, construisant quatre mosquées en l'honneur des
bienheureux martyrs, il établit des prêtres musulmans pour le service de chacune
d'elles.
Mais sans
la foi il est impossible de plaire à Dieu. Mélich, demeuré infidèle, fut bientôt
frappé de la vengeance divine. Le roi, apprenant la mort des frères, le fit
arrêter et amener les mains liées derrière le dos. Quand il fut en sa présence,
il lui dit : « Pourquoi as-tu agi avec cette cruauté à l'égard des
frères ? — C'est avec justice, répondit Mélich, que j'ai permis leur mort, parce
qu'ils voulaient bouleverser notre loi et qu'ils disaient du mal de Mahomet,
prophète de Dieu. — Chien, reprit le roi, monstre de barbarie, quand tu as vu
que le Seigneur les avait deux fois délivrés du feu, comment as-tu bien osé
porter contre eux des mains criminelles ? » Puis, l'ayant accablé de reproches,
il le condamna à être, avec sa famille, coupé par le milieu du corps ; c'est
ainsi que le traitement qui avait été pour les frères l'occasion de leur gloire
devint pour lui celle d'une honte éternelle.
C'est dans
ce pays la déplorable habitude que les corps morts ne soient jamais inhumés,
mais qu'ils demeurent au milieu des champs où l'excessive chaleur ne tarde pas à
les corrompre. Pour ces bienheureux frères, ils restèrent ainsi sans sépulture
pendant quatorze jours, aussi frais et entiers qu'au moment de leur trépas.
Témoins de ce prodige, les chrétiens les relevèrent et les ensevelirent avec des
marques de respect qu'il serait trop long de décrire.
Ayant
appris tous ces détails, je suis venu sur les lieux ; j'ai ouvert les tombeaux,
j'ai pris les ossements avec révérence et humilité, je les ai enveloppés dans
des toiles précieuses et, aidé d'un frère et d'un serviteur, je les ai portés
dans un couvent de nos frères qui se trouve à la Chine.
Mais Dieu,
que le Prophète déclare admirable dans ses saints, voulut ici encore témoigner
sa puissance. Transportant ces vénérables restes, je m'arrêtai un soir dans une
maison pour y passer la nuit. Au moment de m'endormir, je mis sous mon chevet le
dépôt sacré et m'endormis. Mais voilà que les musulmans profèrent contre moi des
cris de mort et allument un incendie. Mon compagnon et mon domestique sortent en
toute hâte ; pour moi je suis cerné par le brasier. Pressé de tous côtés par les
flammes, je m'arme de ces restes précieux et, invoquant le secours de Dieu, je
me réfugie dans un coin. Admirable clémence du Très-Haut qui ne repousse aucun
de ceux qui l'invoquent avec foi ! Trois des angles de la maison deviennent la
proie du feu, celui derrière lequel je m'abritais avec confiance est seul
préservé. Je sors enfin du bûcher dans lequel avaient été consumées la maison et
d'autres constructions.
Dans le
cours du même voyage, j'éprouvai encore un autre effet de leur protection. Comme
je me rendais un jour par mer à Colam, le vent nous fait tout à coup défaut. Les
idolâtres se mettent à invoquer leurs dieux, leur demandant de faire souffler
une brise favorable, mais ce fut en vain. Les musulmans font ensuite force
prières, sans plus de succès que les idolâtres. ils viennent alors nous trouver,
moi et mon compagnon, et nous disent : « Levez-vous, adorez le Seigneur votre
Dieu ; si vos prières nous obtiennent le salut, nous vous aurons en grande
considération ; mais si vous n'obtenez rien, nous vous jetterons à la mer avec
tous les ossements que vous portez. » Nous nous levons donc, non sans une
certaine appréhension, mais pleins de confiance cependant en Dieu qui se tient
près des cœurs affligés, et nous promettons prières et messes en l'honneur de la
glorieuse Vierge Marie. Cependant le calme persiste. pans ce péril extrême, je
conjure Notre-Seigneur de daigner, par les mérites de ses saints, exaucer nos
supplications, puis, prenant un des ossements sacrés, je le passe furtivement à
notre domestique, lui ordonnant de se rendre en tête et de le jeter
immédiatement dans la mer. Cet ordre n'est pas plus tôt exécuté, que Dieu,
glorifiant ses saints, obtempère à nos vœux présentés en leur nom. La bise se
lève et, grâce à elle, nous gagnons le port où nous abordons sains et saufs.
Arrivés à
Colam, nous montâmes sur un autre navire gour gagner, comme je l'ai dit, l'Inde
supérieure [la Chine]. Mon intention était de nous rendre, pour y déposer nos
reliques, à Kaï-Tong, ville importante, où nos frères ont deux habitations. Sur
le navire il y avait avec nous, outre certains marchands, sept cents passagers
idolâtres. Or, ces idolâtres ont coutume, avant d'arriver au port, de parcourir
le navire dans tous les sens pour se rendre compte de ce qu'il contient; quand,
d'aventure, ils y trouvent des ossements de défunts, ils les jettent â la mer,
persuadés que ces restes humains seraient pour eux une cause de manieurs sur
terre et sur mer. Ils se livrèrent donc à leur perquisition accoutumée, et, bien
qu'ils fussent plusieurs centaines, par une protection particulière de Dieu qui
cacha à leurs yeux ces précieux débris, ils ne découvrirent rien. Nous arrivâmes
ainsi heureusement au couvent de nos frères, où nous déposâmes, avec tout le
respect et les honneurs qui leur étaient dus, les ossements de nos bienheureux
martyrs. Depuis lors, chaque jour ils opèrent des miracles en faveur des
chrétiens et même en faveur des infidèles. Les musulmans et les idolâtres en
effet, quand ils sont malades, prennent de la terre sur laquelle a coulé le sang
de ces héros chrétiens, ils la délaient dans l'eau, boivent ce mélange et
souvent obtiennent une guérison complète :
A cette
relation du bienheureux Odéric on me permettra d'ajouter quelques détails sur le
Fr. Jourdain de Sevérac, compagnon des frères mineurs pendant une partie de leur
voyage.
Fr.
Jourdain passa à Supéra, où il apprit l'arrestation de ses compagnons à Tana ; à
cette nouvelle il rebroussa chemin, afin de présenter lui-même leur défense
devant Mélieh. Ce fut dans une petite maison située à quelques milles de Tana
dans laquelle il s'était arrêté qu'il connut lé sort des frères mineurs, et
aussitôt il se remit en route afin de leur rendre les devoirs funèbres. Il
s'établit dans Tana et écrivit en 1323 une lettre collective aux frères
prêcheurs et aux frères mineurs de Perse. C'est une pièce digne, par les
sentiments qu'elle témoigne et le style dans lequel ils sont exprimés, de ce que
les temps de la primitive Église nous ont conservé de plus parfait.
« Aux
Révérends Pères en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs
demeurant à Tauris, à Diagordan et à Maregha, Frère Jourdain; de l'Ordre des
Frères Prêcheurs, le plus petit de tous, vous salue, vous baise les pieds et se
recommande avec beaucoup de larmes à vos prières.
« Je fais
savoir à vos Paternités que je suis seul, misérable pèlerin, sans aucun
compagnon, dans l'Inde, où, après la mort douloureuse de mes associés de l’Ordre
des Mineurs, Thomas le saint Jacques le glorieux, Pierre et Démetrius les
bienheureux, la Providence divine, en punition de mes fautes ; a disposé que je
restasse. Mais béni soit le Seigneur qui règle toutes choses selon son bon
vouloir !
« Depuis
que ces généreux frères mineurs ont consommé leur martyre, j'ai eu le bonheur de
conférer le baptême à quatre-vingt-dix personnes, dans un lieu nommé Baroch ;
après elles, plus de vingt autres ont aussi été régénérées dans les eaux
baptismales, sans compter trente-cinq autres encore à qui j'ai administré ce
sacrement à Supéra et à Tana. Grâces soient rendues à Jésus-Christ, créateur de
tout ce qui existe ! Mais comme je suis seul et sans compagnon, je resterai ici
quelque temps encore. Je m'occupe à préparer l'église pour les frères qui
viendront ; je leur laisserai tout ce qui reste des frères qui sont morts, ainsi
que tous les livres que je possède. Quant à moi, j'ai dessein de retourner en
Europe, mais le règlement de certaines affaires importantes et compliquées
relatives à la foi exige que je demeure un certain temps.
« Pour ce
qui regarde les glorieux martyrs, comme vous le savez, je me rendis à Tana après
leur bienheureuse passion et leur donnai la sépulture. Voilà deux ans et demi
que je suis là, tant dans la ville que dans la province, sans cesse en
mouvement, sans mériter cependant de recevoir à mon tour la même couronne que
mes heureux confrères. Hélas ! ô mes Pères bien-aimés, hélas ! infortuné que je
suis, si tristement perdu dans ces lieux où règne l'erreur, seul et orphelin,
comme dans la solitude d'un immense désert. Oh ! que maudite soit l'heure où,
dans l'intérêt pourtant du salut d'autrui, je me séparai si malencontreusement
de mes saints compagnons, ignorant, malheureux que j'étais, quelles splendides
couronnes les attendaient ! Oh ! plût à Dieu que dans cet instant la terre m'eût
englouti vivant, plutôt que de me laisser ainsi, misérable et sans consolation,
en proie à tant de douleurs et d'adversités, privé de mes bienheureux confrères
! Qui pourrait raconter ce qu'ensuite j'eus à souffrir ? Pris sur mer par des
pirates, incarcéré par les musulmans, accusé, injurié, maudit, voilà longtemps
que je suis privé, comme un criminel, du saint habit de mon Ordre et que je
demeure avec une seule tunique sur les épaules ! J'ai supporté la faim, la soif,
le froid, le chaud, la colère, les malédictions, les maladies, le dénuement, la
persécution, les accusations des faux chrétiens, les intempéries des saisons et
d'autres maux encore, tous à un degré inimaginable, pendant que les saints
associés de mes travaux jouissaient déjà des palmes de la victoire! Malheureux
que je suis ! qui donnera à mes yeux deux fontaines de larmes pour pleurer dans
la tristesse et dans l'amertume de mon cœur mon infortune et ma désolation !
mais je suis prêt à souffrir avec joie tous ces maux et d'autres encore, même la
mort, pour l'amour de mon bien-aimé Jésus, afin d'être réuni au terme de cette
vie dans le séjour de l'éternelle félicité à mes bienheureux et bien-aimés
frères mineurs.
A tous ces
maux que je viens d'énumérer, je dois ajouter que je suis dans un extrême
dénuement et affligé de grandes douleurs dans mon corps. La tête, la poitrine,
tous mes organes, tous mes membres sont éprouvés. A toutes ces misères physiques
et morales, joignez l'isolement dans lequel je me trouve, sans personne pour
prendre conseil. Enfin à mon occasion, il s'est produit une scission parmi le
peuple, de sorte que j'ai des jours heureux et des jours pénibles, selon l'effet
que produisent les cabales des séducteurs.
« Au milieu
de toutes mes afflictions, j'ai eu la consolation de régénérer dans les eaux du
baptême plus de cent trente personnes de l'un et de l'autre sexe ; je tiens pour
certain que des frères venant ici disposés à tout souffrir avec patience
jusqu'au martyre opéreraient un grand fruit dans les âmes.
« O mes
bien-aimés frères, je tourne mes regards vers vous, et, les yeux baignés de
larmes, je vous conjure de venir consoler un pauvre infortuné que ses saints
compagnons ont laissé à lui-même. Venez, venez, frères bien-aimés, venez, fermes
dans la patience, afin que, grâce à votre dévouement, le fruit que j'ai
recueilli en recevant le saint baptême, préservé de la corruption, soit, au
temps de la récolte, semblable au bon grain, séparé de la paille et recueilli
dans le grenier du Seigneur !
« Sachez
bien, frères bien-aimés, que votre nom de Latins est en bien plus grande
considération ici, près des Indiens, que tel autre de leurs propres contrées,
Ces peuples ont constamment les yeux ouverts pour voir si quelqu'un des nôtres
ne leur arrivera pas, ou du moins ne viendra pas à passer. Leurs livres,
disent-ils, leur annoncent cet heureux débarquement ; aussi prie-t-on chaque
jour le Seigneur de hâter ce fortuné moment. Oh si le pape pouvait entretenir
dans ces mers au moins deux galères ! Quel dommage pour le Soudan d’Égypte et
quel profit pour la foi ! Mais qui le fera savoir au pape ? Ce ne sera
certainement pas moi, pauvre et chétif pèlerin en ces régions ; aussi je
recommande cette affaire à votre sollicitude, Pères saints.
« Adieu,
Pères saints ; priez tous pour le pèlerin de Jésus-Christ, demandez au bon Jésus
que les Indiens et les néophytes noirs arrivent à avoir une âme bien blanche.
« Au milieu
de mes soupirs je termine ma lettre, et de nouveau je me recommande du fond de
mon cœur à vos prières.
« Tana,
dans l'Inde, l'an du Seigneur 1323, au mois de février, en la fête des saints
martyrs Fabien et Sébastien. »
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