Catéchèse de Benoît XVI
I
Après les grandes festivités de
Noël, je voudrais revenir aux méditations sur les Pères de l'Eglise et parler
aujourd'hui du plus grand Père de l'Eglise latine, saint Augustin : homme de
passion et de foi, d'une très grande intelligence et d'une sollicitude pastorale
inlassable, ce grand saint et docteur de l'Eglise est souvent connu, tout au
moins de réputation, par ceux qui ne connaissent pas le christianisme ou ne le
connaissent pas bien, car il a laissé une empreinte très profonde dans la vie
culturelle de l'Occident et du monde entier. En raison de son importance
particulière, saint Augustin a eu une influence considérable et l'on pourrait
affirmer, d'une part, que toutes les routes de la littérature chrétienne latine
mènent à Hippone (aujourd'hui Annaba, sur les côtes de l'Algérie), où il était
évêque et, de l'autre, que de cette ville de l'Afrique romaine, dont Augustin
fut l'évêque de 395 jusqu'à sa mort en 430, partent de nombreuses autres routes
du christianisme successif et de la culture occidentale elle-même.
Rarement une civilisation n'a
rencontré un aussi grand esprit, qui sache en accueillir les valeurs et en
exalter la richesse intrinsèque, en inventant des idées et des formes dont la
postérité se serait nourrie, comme le souligna également Paul VI : « On peut
dire que toute la pensée de l'antiquité conflue dans son œuvre et que de
celle-ci dérivent des courants de pensée qui parcourent toute la tradition
doctrinale des siècles suivants » (AAS, 62, 1970, p. 426). Augustin est
également le Père de l'Eglise qui a laissé le plus grand nombre d'œuvres. Son
biographe Possidius dit qu'il semblait impossible qu'un homme puisse écrire
autant de choses dans sa vie. Nous parlerons de ces diverses œuvres lors d'une
prochaine rencontre. Aujourd'hui, nous réserverons notre attention à sa vie, que
l'on reconstruit bien à partir de ses écrits, et en particulier des
Confessiones, son extraordinaire autobiographie spirituelle, écrite en
louange à Dieu, qui est son œuvre la plus célèbre. Et à juste titre, car ce sont
précisément les Confessiones d'Augustin, avec leur attention à la vie
intérieure et à la psychologie, qui constituent un modèle unique dans la
littérature occidentale, et pas seulement occidentale, même non religieuse,
jusqu'à la modernité. Cette attention à la vie spirituelle, au mystère du
« moi », au mystère de Dieu qui se cache derrière le « moi », est une chose
extraordinaire sans précédent et restera pour toujours, comme un « sommet »
spirituel.
Mais pour en venir à sa vie,
Augustin naquit à Taghaste — dans la province de Numidie de l'Afrique
romaine — le 13 novembre 354, de Patrice, un païen qui devint ensuite
catéchumène, et de Monique, fervente chrétienne. Cette femme passionnée, vénérée
comme une sainte, exerça sur son fils une très grande influence et l'éduqua dans
la foi chrétienne. Augustin avait également reçu le sel, comme signe de
l'accueil dans le catéchuménat. Et il est resté fasciné pour toujours par la
figure de Jésus Christ ; il dit même avoir toujours aimé Jésus, mais s'être
éloigné toujours plus de la foi ecclésiale, de la pratique ecclésiale, comme
cela arrive pour de nombreux jeunes aujourd'hui aussi.
Augustin avait aussi un frère,
Navigio, et une sœur, dont nous ignorons le nom et qui, restée veuve, fut
ensuite à la tête d'un monastère féminin. Le jeune garçon, d'une très vive
intelligence, reçut une bonne éducation, même s'il ne fut pas un étudiant
exemplaire. Il étudia cependant bien la grammaire, tout d'abord dans sa ville
natale, puis à Madaura et, à partir de 370, la rhétorique à Carthage, capitale
de l'Afrique romaine : maîtrisant parfaitement la langue latine, il n'arriva
cependant pas à la même maîtrise du grec et n'apprit pas le punique, parlé par
ses compatriotes. Ce fut précisément à Carthage qu'Augustin lut pour la première
fois l'Hortensius, une œuvre de Cicéron qui fut ensuite perdue et qui
marqua le début de son chemin vers la conversion. En effet, le texte cicéronien
éveilla en lui l'amour pour la sagesse, comme il l'écrira, une fois devenu
évêque, dans les Confessiones : « Sa lecture changea mes sentiments »,
si bien que « je ne vis soudain que bassesse dans l'espérance du siècle, et
je convoitai l'immortelle sagesse avec un incroyable élan de cœur » (III, 4,
7).
Mais comme il était convaincu que
sans Jésus on ne peut pas dire avoir effectivement trouvé la vérité, et comme
dans ce livre passionné ce nom lui manquait, immédiatement après l'avoir lu il
commença à lire l'Ecriture, la Bible. Mais il en fut déçu. Non seulement parce
que le style latin de la traduction de l'Ecriture Sainte était insuffisant, mais
également parce que le contenu lui-même ne lui apparut pas satisfaisant. Dans
les récits de l'Ecriture sur les guerres et les autres événements humains, il ne
trouva pas l'élévation de la philosophie, la splendeur de la recherche de la
vérité qui lui est propre. Toutefois, il ne voulait pas vivre sans Dieu et il
cherchait ainsi une religion correspondant à son désir de vérité et également à
son désir de se rapprocher de Jésus. Il tomba ainsi dans les filets des
manichéens, qui se présentaient comme des chrétiens et promettaient une religion
totalement rationnelle. Ils affirmaient que le monde est divisé en deux
principes : le bien et le mal. Et ainsi s'expliquerait toute la complexité de
l'histoire humaine. La morale dualiste plaisait aussi à saint Augustin, car elle
comportait une morale très élevée pour les élus : et pour celui qui y adhérait,
comme lui, il était possible de vivre une vie beaucoup plus adaptée à la
situation de l'époque, en particulier pour un homme jeune. Il devint donc
manichéen, convaincu à ce moment d'avoir trouvé la synthèse entre rationalité,
recherche de la vérité et amour de Jésus Christ. Il en tira également un
avantage concret pour sa vie : l'adhésion aux manichéens ouvrait en effet des
perspectives faciles de carrière. Adhérer à cette religion qui comptait tant de
personnalités influentes, lui permettait également de poursuivre une relation
tissée avec une femme et d'aller de l'avant dans sa carrière. Il eut un fils de
cette femme, Adéodat, qui lui était très cher, très intelligent, et qui sera
ensuite très présent lors de sa préparation au baptême près du lac de Côme,
participant à ces « Dialogues » que saint Augustin nous a légués.
Malheureusement, l'enfant mourut prématurément. Professeur de grammaire vers
l'âge de vingt ans dans sa ville natale, il revint bien vite à Carthage, où il
devint un maître de rhétorique brillant et célèbre. Avec le temps, toutefois,
Augustin commença à s'éloigner de la foi des manichéens, qui le déçurent
précisément du point de vue intellectuel car ils ne furent pas capables de
répondre à ses doutes, et il se transféra à Rome, puis à Milan, où résidait
alors la cour impériale et où il avait obtenu un poste de prestige grâce à
l'intervention et aux recommandations du préfet de Rome, le païen Simmaque,
hostile à l'évêque de Milan saint Ambroise.
A Milan, Augustin prit l'habitude
d'écouter — tout d'abord dans le but d'enrichir son bagage rhétorique — les très
belles prédications de l'évêque Ambroise, qui avait été le représentant de
l'empereur pour l'Italie du Nord, et le rhéteur africain fut fasciné par la
parole du grand prélat milanais et pas seulement par sa rhétorique ; c'est
surtout son contenu qui toucha toujours plus son cœur. Le grand problème de
l'Ancien Testament, du manque de beauté rhétorique, d'élévation philosophique se
résolvait, dans les prédications de saint Ambroise, grâce à l'interprétation
typologique de l'Ancien Testament : Augustin comprit que tout l'Ancien Testament
est un chemin vers Jésus Christ. Il trouva ainsi la clef pour comprendre la
beauté, la profondeur également philosophique de l'Ancien Testament et il
comprit toute l'unité du mystère du Christ dans l'histoire et également la
synthèse entre philosophie, rationalité et foi dans le Logos, dans le
Christ Verbe éternel qui s'est fait chair.
Augustin se rendit rapidement
compte que la lecture allégorique des Ecritures et la philosophie
néoplatonicienne pratiquées par l'évêque de Milan lui permettaient de résoudre
les difficultés intellectuelles qui, lorsqu'il était plus jeune, lors de sa
première approche des textes bibliques, lui avaient paru insurmontables.
A la lecture des écrits des
philosophes, Augustin fit ainsi suivre à nouveau celle de l'Ecriture et surtout
des lettres pauliennes. Sa conversion au christianisme, le 15 août 386, se situa
donc au sommet d'un itinéraire intérieur long et tourmenté dont nous parlerons
dans une autre catéchèse, et l'Africain s'installa à la campagne au nord de
Milan, près du lac de Côme — avec sa mère Monique, son fils Adéodat et un petit
groupe d'amis — pour se préparer au baptême. Ainsi, à trente-deux ans, Augustin
fut baptisé par Ambroise le 24 avril 387, au cours de la veillée pascale, dans
la cathédrale de Milan.
Après son baptême, Augustin
décida de revenir en Afrique avec ses amis, avec l'idée de pratiquer une vie
commune, de type monastique, au service de Dieu. Mais à Ostie, dans l'attente du
départ, sa mère tomba brusquement malade et mourut un peu plus tard, déchirant
le cœur de son fils. Finalement de retour dans sa patrie, le converti s'établit
à Hippone pour y fonder précisément un monastère. Dans cette ville de la côte
africaine, malgré la présence d'hérésies, il fut ordonné prêtre en 391 et
commença avec plusieurs compagnons la vie monastique à laquelle il pensait
depuis longtemps, partageant son temps entre la prière, l'étude et la
prédication. Il voulait uniquement être au service de la vérité, il ne se
sentait pas appelé à la vie pastorale, mais il comprit ensuite que l'appel de
Dieu était celui d'être un pasteur parmi les autres, en offrant ainsi le don de
la vérité aux autres. C'est à Hippone, quatre ans plus tard, en 395, qu'il fut
consacré évêque. Continuant à approfondir l'étude des Ecritures et des textes de
la tradition chrétienne, Augustin fut un évêque exemplaire dans son engagement
pastoral inlassable : il prêchait plusieurs fois par semaine à ses fidèles, il
assistait les pauvres et les orphelins, il soignait la formation du clergé et
l'organisation de monastères féminins et masculins. L'antique rhéteur s'affirma
rapidement comme l'un des représentants les plus importants du christianisme de
cette époque : très actif dans le gouvernement de son diocèse — avec également
d'importantes conséquences au niveau civil — pendant ses plus de trente-cinq
années d'épiscopat, l'évêque d'Hippone exerça en effet une grande influence sur
la conduite de l'Eglise catholique de l'Afrique romaine et de manière plus
générale sur le christianisme de son temps, faisant face à des tendances
religieuses et des hérésies tenaces et sources de division telles que le
manichéisme, le donatisme et le pélagianisme, qui mettaient en danger la foi
chrétienne dans le Dieu unique et riche de miséricorde.
Et c'est à Dieu qu'Augustin se
confia chaque jour, jusqu'à la fin de sa vie : frappé par la fièvre, alors que
depuis presque trois mois sa ville d'Hippone était assiégée par les envahisseurs
vandales, l'évêque — raconte son ami Possidius dans la Vita Augustini — demanda
que l'on transcrive en gros caractères les psaumes pénitentiels « et il fit
afficher les feuilles sur le mur, de sorte que se trouvant au lit pendant sa
maladie il pouvait les voir et les lire, et il pleurait sans cesse à chaudes
larmes » (31, 2). C'est ainsi que s'écoulèrent les derniers jours de la vie
d'Augustin, qui mourut le 28 août 430, alors qu'il n'avait pas encore 76 ans.
Nous consacrerons les prochaines rencontres à ses œuvres, à son message et à son
parcours intérieur. (1)
II
Aujourd'hui, comme mercredi
dernier, je voudrais parler du grand évêque d'Hippone, saint Augustin. Quatre
ans avant de mourir, il voulut nommer son successeur. C'est pourquoi, le 26
septembre 426, il rassembla le peuple dans la Basilique de la Paix, à Hippone,
pour présenter aux fidèles celui qu'il avait désigné pour cette tâche. Il dit :
« En cette vie nous sommes tous mortels, mais le dernier jour de cette vie
est toujours incertain pour tout homme. Toutefois, dans l'enfance on espère
parvenir à l'adolescence ; dans l'adolescence à la jeunesse ; dans la jeunesse à
l'âge adulte ; dans l'âge adulte à l'âge mûr, dans l'âge mûr à la vieillesse. On
n'est pas sûr d'y parvenir, mais on l'espère. La vieillesse, au contraire, n'a
devant elle aucun temps dans lequel espérer ; sa durée même est incertaine...
Par la volonté de Dieu, je parvins dans cette ville dans la force de l'âge ;
mais à présent ma jeunesse est passée et désormais je suis vieux » (Ep.
213, 1). Augustin cita alors le nom du successeur désigné, le prêtre Eraclius.
L'assemblée applaudit en signe d'approbation en répétant vingt-trois fois :
« Dieu soit remercié ! Loué soit le Christ ! ». En outre, les fidèles
approuvèrent par d'autres acclamations ce qu'Augustin dit ensuite à propos de
ses intentions pour l'avenir : il voulait consacrer les années qui lui restaient
à une étude plus intense des Écritures Saintes (cf. Ep. 213, 6).
De fait, les quatre années qui
suivirent furent des années d'une extraordinaire activité intellectuelle : il
mena à bien des œuvres importantes, il en commença d'autres tout aussi
prenantes, il mena des débats publics avec les hérétiques — il cherchait
toujours le dialogue —, il intervint pour promouvoir la paix dans les provinces
africaines assiégées par les tribus barbares du sud. C'est à ce propos qu'il
écrivit au comte Darius, venu en Afrique pour résoudre le différend entre le
comte Boniface et la cour impériale, dont profitaient les tribus des Maures pour
effectuer leurs incursions. « Le plus grand titre de gloire — affirmait-il
dans sa lettre — est précisément de tuer la guerre grâce à la parole, au lieu
de tuer les hommes par l'épée, et de rétablir ou de conserver la paix avec la
paix et non avec la guerre. Bien sûr, ceux qui combattent, s'ils sont bons,
cherchent eux aussi sans aucun doute la paix, mais au prix du sang versé. Toi,
au contraire, tu as été envoyé précisément pour empêcher que l'on cherche à
verser le sang de quiconque » (Ep. 229, 2). Malheureusement, les
espérances d'une pacification des territoires africains furent déçues : en mai
429, les Vandales, invités en Afrique par Boniface lui-même qui voulait se
venger, franchirent le détroit de Gibraltar et envahirent la Mauritanie.
L'invasion atteint rapidement les autres riches provinces africaines. En mai ou
en juin 430, les « destructeurs de l'empire romain », comme Possidius
qualifie ces barbares (Vie, 30, 1), encerclaient Hippone, qu'ils
assiégèrent.
Boniface avait lui aussi cherché
refuge en ville et, s'étant réconcilié trop tard avec la cour, il tentait à
présent en vain de barrer la route aux envahisseurs. Le biographe Possidius
décrit la douleur d'Augustin : « Les larmes étaient, plus que d'habitude, son
pain quotidien nuit et jour et, désormais parvenu à la fin de sa vie, il
traînait plus que les autres sa vieillesse dans l'amertume et dans le deuil »
(Vie, 28, 6). Et il explique : « Cet homme de Dieu voyait en effet les
massacres et les destructions des villes ; les maisons dans les campagnes
détruites et leurs habitants tués par les ennemis ou mis en fuite et dispersés ;
les églises privés de prêtres et de ministres, les vierges sacrées et les
religieuses dispersées de toute part ; parmi eux, des personnes mortes sous les
tortures, d'autres tuées par l'épée, d'autres encore faites prisonnières, ayant
perdu l'intégrité de l'âme et du corps et également la foi, réduites en un
esclavage long et douloureux par leurs ennemis » (ibid., 28, 8).
Bien que vieux et fatigué,
Augustin resta cependant sur la brèche, se réconfortant et réconfortant les
autres par la prière et par la méditation sur les mystérieux desseins de la
Providence. Il parlait, à cet égard, de la « vieillesse du monde », — et
véritablement ce monde romain était vieux —, il parlait de cette vieillesse
comme il l'avait déjà fait des années auparavant, pour réconforter les réfugiés
provenant de l'Italie, lorsqu'en 410 les Goths d'Alaric avaient envahi la ville
de Rome. Pendant la vieillesse, disait-il, les maux abondent : toux, rhumes,
yeux chassieux, anxiété, épuisement. Mais si le monde vieillit, le Christ est
éternellement jeune. D'où l'invitation : « Ne refuse pas de rajeunir uni au
Christ, qui te dit : Ne crains rien, ta jeunesse se renouvellera comme celle de
l'aigle » (Serm. 81, 8). Le chrétien ne doit donc pas se laisser
abattre, mais se prodiguer pour aider celui qui est dans le besoin. C'est ce que
le grand Docteur suggère en répondant à l'évêque de Thiave, Honoré, qui lui
avait demandé si, sous la pression des invasions barbares, un évêque, un prêtre
ou tout autre homme d'Église pouvait fuir pour sauver sa vie : « Lorsque le
danger est commun pour tous, c'est-à-dire pour les évêques, les clercs et les
laïcs, que ceux qui ont besoin des autres ne soient pas abandonnés par ceux dont
ils ont besoin. Dans ce cas, qu'ils se réfugient même tous ensemble dans des
lieux sûrs ; mais si certains ont besoin de rester, qu'ils ne soient pas
abandonnés par ceux qui ont le devoir de les assister par le saint ministère, de
manière à ce qu'ils se sauvent ensemble ou qu'ils supportent ensemble les
catastrophes que le Père de famille voudra qu'ils pâtissent » (Ep.
228, 2). Et il concluait : « Telle est la preuve suprême de la charité »
(ibid., 3). Comment ne pas reconnaître dans ces mots, le message héroïque
que tant de prêtres, au cours des siècles, ont accueilli et adopté ?
En attendant la ville d'Hippone
résistait. La maison-monastère d'Augustin avait ouvert ses portes pour
accueillir ses collègues dans l'épiscopat qui demandaient l'hospitalité. Parmi
eux se trouvait également Possidius, autrefois son disciple, qui put ainsi nous
laisser le témoignage direct de ces derniers jours dramatiques. « Au
troisième mois de ce siège — raconte-t-il — il se mit au lit avec la
fièvre : c'était sa dernière maladie » (Vie, 29, 3). Le saint
Vieillard profita de ce temps désormais libre pour se consacrer avec plus
d'intensité à la prière. Il avait l'habitude d'affirmer que personne, évêque,
religieux ou laïcs, aussi irrépréhensible que puisse sembler sa conduite, ne
peut affronter la mort sans une pénitence adaptée. C'est pourquoi il continuait
sans cesse à répéter, en pleurant, les psaumes pénitentiels qu'il avait si
souvent récités avec le peuple (cf. ibid., 31, 2).
Plus le mal s'aggravait, plus
l'évêque mourant ressentait le besoin de solitude et de prière : « Pour
n'être dérangé par personne dans son recueillement, environ dix jours avant de
sortir de son corps, il nous pria, nous tous présents, de ne laisser entrer
personne dans sa chambre, en dehors des heures où les médecins venaient
l'examiner ou lorsqu'on lui apportait les repas. Sa volonté fut exactement
accomplie et, pendant tout ce temps, il se consacra à la prière » (ibid.,
31, 3). Il cessa de vivre le 28 août 430 : son grand cœur s'était finalement
apaisé en Dieu.
« Pour la déposition de son
corps — nous informe Possidius — le sacrifice, auquel nous assistâmes,
fut offert à Dieu, puis il fut enseveli » (Vie, 31, 5). Son corps, à
une date incertaine, fut transféré en Sardaigne, puis, vers 725, à Pavie, dans
la Basilique « San Pietro in Ciel d'oro », où il repose encore aujourd'hui. Son
premier biographe a exprimé ce jugement conclusif sur lui : « Il laissa à
l'Église un clergé très nombreux, ainsi que des monastères d'hommes et de femmes
pleins de personnes consacrées à la chasteté sous l'obéissance de leurs
supérieurs, ainsi que des bibliothèques contenant ses livres et ses discours et
ceux d'autres saints, grâce auxquels on sait quel a été, par la grâce de Dieu,
son mérite et sa grandeur dans l'Église, où les fidèles le retrouvent toujours
vivant » (Possidius, Vie, 31, 8). C'est un jugement auquel nous
pouvons nous associer : dans ses écrits nous aussi nous le « retrouvons
vivant ». Lorsque je lis les écrits de saint Augustin, je n'ai pas
l'impression qu'il s'agisse d'un homme mort il y a plus ou moins 1600 ans, mais
je le perçois comme un homme d'aujourd'hui : un ami, un contemporain qui me
parle, qui nous parle avec sa foi fraîche et actuelle. Chez saint Augustin qui
nous parle, qui me parle dans ses écrits, nous voyons l'actualité permanente de
sa foi ; de la foi qui vient du Christ, Verbe éternel incarné, Fils de Dieu et
Fils de l'homme. Et nous pouvons voir que cette foi n'est pas d'hier, même si
elle a été prêchée hier ; elle est toujours d'aujourd'hui, car le Christ est
réellement hier, aujourd'hui et à jamais. Il est le chemin, la Vérité et la Vie.
Ainsi, saint Augustin nous encourage à nous confier à ce Christ toujours vivant
et à trouver de cette manière le chemin de la vie. (2)
III
Saint Augustin nous rappelle que Dieu n'est pas loin de notre raison et de
notre vie
Après la Semaine de prière pour
l'unité des chrétiens, nous revenons aujourd'hui sur la grande figure de saint
Augustin. Mon bien-aimé prédécesseur Jean-Paul II lui a consacré en 1986,
c'est-à-dire pour le seizième centenaire de sa conversion, un long document très
dense, la Lettre apostolique Augustinum Hipponensem. Le Pape lui-même
souhaita qualifier ce texte d'"action de grâce à Dieu pour le don fait à
l'Eglise, et pour elle à l'humanité tout entière, avec cette admirable
conversion". Je voudrais revenir sur le thème de la conversion lors d'une
prochaine Audience. C'est un thème fondamental non seulement pour sa vie
personnelle, mais aussi pour la nôtre. Dans l'Evangile de dimanche dernier, le
Seigneur a résumé sa prédication par la parole : "Convertissez-vous". En suivant
le chemin de saint Augustin, nous pourrions méditer sur ce qu'est cette
conversion : c'est une chose définitive, décisive, mais la décision fondamentale
doit se développer, doit se réaliser dans toute notre vie.
La catéchèse d'aujourd'hui est en
revanche consacrée au thème foi et raison, qui est un thème déterminant, ou
mieux, le thème déterminant dans la biographie de saint Augustin. Enfant, il
avait appris de sa mère Monique la foi catholique. Mais adolescent il avait
abandonné cette foi parce qu'il ne parvenait plus à en voir le caractère
raisonnable et il ne voulait pas d'une religion qui ne fût pas aussi pour lui
expression de la raison, c'est-à-dire de la vérité. Sa soif de vérité était
radicale et elle l'a conduit à s'éloigner de la foi catholique. Mais sa
radicalité était telle qu'il ne pouvait pas se contenter de philosophies qui ne
seraient pas parvenues à la vérité elle-même, qui ne seraient pas arrivées
jusqu'à Dieu. Et à un Dieu qui ne soit pas uniquement une ultime hypothèse
cosmologique, mais qui soit le vrai Dieu, le Dieu qui donne la vie et qui entre
dans notre vie personnelle. Ainsi, tout l'itinéraire spirituel de saint Augustin
constitue un modèle valable encore aujourd'hui dans le rapport entre foi et
raison, thème non seulement pour les hommes croyants mais pour tout homme qui
recherche la vérité, thème central pour l'équilibre et le destin de tout être
humain. Ces deux dimensions, foi et raison, ne doivent pas être séparées ni
opposées, mais doivent plutôt toujours aller de pair. Comme l'a écrit Augustin
lui-même peu après sa conversion, foi et raison sont "les deux forces qui nous
conduisent à la connaissance" (Contra Academicos, III, 20, 43). A cet égard
demeurent célèbres à juste titre les deux formules augustiniennes (Sermones, 43,
9) qui expriment cette synthèse cohérente entre foi et raison : crede ut
intelligas ("crois pour comprendre") - croire ouvre la route pour franchir
la porte de la vérité - mais aussi, et de manière inséparable, intellige ut
credas ("comprends pour croire"), scrute la vérité pour pouvoir trouver
Dieu et croire.
Les deux affirmations d'Augustin
expriment de manière immédiate et concrète ainsi qu'avec une grande profondeur,
la synthèse de ce problème, dans lequel l'Eglise catholique voit exprimé son
propre chemin. D'un point de vue historique, cette synthèse se forme avant même
la venue du Christ, dans la rencontre entre la foi juive et la pensée grecque
dans le judaïsme hellénistique. Ensuite au cours de l'histoire, cette synthèse a
été reprise et développée par un grand nombre de penseurs chrétiens. L'harmonie
entre foi et raison signifie surtout que Dieu n'est pas éloigné : il n'est pas
éloigné de notre raison et de notre vie; il est proche de tout être humain,
proche de notre cœur et proche de notre raison, si nous nous mettons réellement
en chemin.
C'est précisément cette proximité
de Dieu avec l'homme qui fut perçue avec une extraordinaire intensité par
Augustin. La présence de Dieu en l'homme est profonde et dans le même temps
mystérieuse, mais elle peut être reconnue et découverte dans notre propre
intimité : ne sors pas — affirme le converti — mais "rentre en toi-même; c'est
dans l'homme intérieur qu'habite la vérité; et si tu trouves que la nature est
muable, transcende-toi toi-même. Mais rappelle-toi, lorsque tu te transcendes
toi-même, que tu transcendes une âme qui raisonne. Tends donc là où s'allume la
lumière de la raison" (De vera religione, 39, 72). Précisément comme il
le souligne, dans une affirmation très célèbre, au début des Confessiones, son
autobiographie spirituelle écrite en louange à Dieu : "Tu nous as faits pour toi
et notre cœur est sans repos, tant qu'il ne repose pas en toi" (I, 1, 1).
Etre éloigné de Dieu équivaut
alors à être éloigné de soi-même: "En effet — reconnaît Augustin (Confessiones,
III, 6, 11) en s'adressant directement à Dieu — tu étais à l'intérieur de moi
dans ce que j'ai de plus intime et plus au-dessus de ce que j'ai de plus haut",
interior intimo meo et superior summo meo; si bien
que — ajoute-t-il dans un autre passage lorsqu'il rappelle l'époque antérieure à
sa conversion — "tu étais devant moi; et quant à moi en revanche, je m'étais
éloigné de moi-même, et je ne me retrouvais plus; et moins encore te
retrouvais-je" (Confessiones, V, 2, 2). C'est précisément parce qu'Augustin a
vécu personnellement cet itinéraire intellectuel et spirituel, qu'il a su le
rendre dans ses œuvres de manière immédiate et avec tant de profondeur et de
sagesse, reconnaissant dans deux autres passages célèbres des Confessiones (IV,
4, 9 et 14, 22) que l'homme est "une grande énigme" (magna quaestio) et
"un grand abîme" (grande profundum), une énigme et un abîme que seul le
Christ illumine et sauve. Voilà ce qui est important : un homme qui est éloigné
de Dieu est aussi éloigné de lui-même, et il ne peut se retrouver lui-même qu'en
rencontrant Dieu. Ainsi il arrive également à lui-même, à son vrai moi, à sa
vraie identité.
L'être humain - souligne ensuite
Augustin dans De civitate Dei (XII, 27) — est social par nature mais
antisocial par vice, et il est sauvé par le Christ, unique médiateur entre Dieu
et l'humanité et "voie universelle de la liberté et du salut", comme l'a répété
mon prédécesseur Jean-Paul II (Augustinum Hipponensem, 21) : hors de cette voie,
qui n'a jamais fait défaut au genre humain - affirme encore Augustin dans cette
même œuvre — "personne n'a jamais trouvé la liberté, personne ne la trouve,
personne ne la trouvera" (De civitate Dei, X, 32, 2). En tant qu'unique
médiateur du salut, le Christ est la tête de l'Eglise et il est uni à elle de
façon mystique au point qu'Augustin peut affirmer : "Nous sommes devenus le
Christ. En effet, s'il est la tête et nous les membres, l'homme total est lui et
nous" (In Iohannis evangelium tractatus, 21, 8).
Peuple de Dieu et maison de Dieu,
l'Eglise, dans la vision augustinienne est donc liée étroitement au concept de
Corps du Christ, fondée sur la relecture christologique de l'Ancien Testament et
sur la vie sacramentelle centrée sur l'Eucharistie, dans laquelle le Seigneur
nous donne son Corps et nous transforme en son Corps. Il est alors fondamental
que l'Eglise, Peuple de Dieu au sens christologique et non au sens sociologique,
soit véritablement inscrite dans le Christ, qui — affirme Augustin dans une très
belle page — "prie pour nous, prie en nous, est prié par nous; prie pour nous
comme notre prêtre, prie en nous comme notre chef, est prié par nous comme notre
Dieu : nous reconnaissons donc en lui notre voix et en nous la sienne" (Enarrationes
in Psalmos, 85, 1).
Dans la conclusion de la Lettre
apostolique Agustinum Hipponensem Jean-Paul II a voulu demander au saint
lui-même ce qu'il avait à dire aux hommes d'aujourd'hui et il répond tout
d'abord avec les paroles qu'Augustin confia dans une lettre dictée peu après sa
conversion : "Il me semble que l'on doive reconduire les hommes à l'espérance de
trouver la vérité" (Epistulae, 1, 1) ; cette vérité qui est le Christ lui-même,
le Dieu véritable, auquel est adressée l'une des plus belles et des plus
célèbres prières des Confessiones (X, 27, 38) : "Je t'ai aimée tard, beauté si
ancienne, beauté si nouvelle, je t'ai aimée tard. Mais quoi! Tu étais au dedans,
moi au dehors de moi-même; et c'est au dehors que je te cherchais; et je
poursuivais de ma laideur la beauté de tes créatures. Tu étais avec moi, et je
n'étais pas avec toi; retenu loin de toi par tout ce qui, sans toi, ne serait
que néant. Tu m'appelles, et voilà que ton cri force la surdité de mon oreille;
ta splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement; ton parfum, je le respire, et
voilà que je soupire pour toi ; je t'ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de
soif; tu m'as touché, et je brûle du désir de ta paix".
Voilà, Augustin a rencontré Dieu
et tout au long de sa vie, il en a fait l'expérience au point que cette
réalité — qui est avant tout la rencontre avec une Personne, Jésus — a changé sa
vie, comme elle change celle de tous ceux, femmes et hommes, qui de tous temps
ont la grâce de le rencontrer. Prions afin que le Seigneur nous donne cette
grâce et nous permette de trouver sa paix. (3)
IV
La leçon de saint Augustin sur la véritable laïcité
Après la pause des exercices
spirituels de la semaine dernière nous revenons aujourd'hui à la grande figure
de saint Augustin, duquel j'ai déjà parlé à plusieurs reprises dans les
catéchèses du mercredi. C'est le Père de l'Eglise qui a laissé le plus grand
nombre d'œuvres, et c'est de celles-ci que j'entends aujourd'hui brièvement
parler. Certains des écrits d'Augustin sont d'une importance capitale, et pas
seulement pour l'histoire du christianisme, mais pour la formation de toute la
culture occidentale : l'exemple le plus clair sont les Confessiones, sans aucun
doute l'un des livres de l'antiquité chrétienne le plus lu aujourd'hui encore.
Comme différents Pères de l'Eglise des premiers siècles, mais dans une mesure
incomparablement plus vaste, l'Evêque d'Hippone a en effet lui aussi exercé une
influence étendue et persistante, comme il ressort déjà de la surabondante
traduction manuscrite de ses œuvres, qui sont vraiment très nombreuses.
Il les passa lui-même en revue
quelques années avant de mourir dans les Retractationes et, peu après sa mort,
celles-ci furent soigneusement enregistrées dans l'Indiculus ("liste") ajouté
par son fidèle ami Possidius à la biographie de saint Augustin Vita Augustini.
La liste des œuvres d'Augustin fut réalisée avec l'intention explicite d'en
conserver la mémoire alors que l'invasion vandale se répandait dans toute
l'Afrique romaine et elle compte plus de mille trois cents écrits, numérotés par
leur auteur, ainsi que d'autres "que l'on ne peut pas numéroter, car il n'y a
placé aucun numéro". Evêque d'une ville voisine, Possidius dictait ces paroles
précisément à Hippone — où il s'était réfugié et où il avait assisté à la mort
de son ami — et il se basait presque certainement sur le catalogue de la
bibliothèque personnelle d'Augustin. Aujourd'hui, plus de trois cents lettres
ont survécu à l'Evêque d'Hippone et presque six cents homélies, mais à l'origine
ces dernières étaient beaucoup plus nombreuses, peut-être même entre trois mille
et quatre mille, fruit de quarante années de prédication de l'antique rhéteur
qui avait décidé de suivre Jésus et de parler non plus aux grandes cours
impériales, mais à la simple population d'Hippone.
Et encore ces dernières années,
la découverte d'un groupe de lettres et de plusieurs homélies a enrichi notre
connaissance de ce grand Père de l'Eglise. "De nombreux livres — écrit Possidius — furent
composés par lui et publiés, de nombreuses prédications furent tenues à
l'église, transcrites et corrigées, aussi bien pour réfuter les divers
hérétiques que pour interpréter les Saintes Ecritures, en vue de l'édification
de saints fils de l'Eglise. Ces œuvres — souligne son ami Evêque — sont si
nombreuses que difficilement un érudit a la possibilité de les lire et
d'apprendre à les connaître" (Vita Augustini, 18, 9).
Parmi la production d'Augustin -
plus de mille publications subdivisées en écrits philosophiques, apologétiques,
doctrinaux, moraux, monastiques, exégétiques, anti-hérétiques, en plus des
lettres et des homélies - ressortent plusieurs oeuvres exceptionnelles de grande
envergure théologique et philosophique. Il faut tout d'abord rappeler les
Confessiones susmentionnées, écrites en treize livres entre 397 et 400 pour
louer Dieu. Elles sont une sorte d'autobiographie sous forme d'un dialogue avec
Dieu. Ce genre littéraire reflète précisément la vie de saint Augustin, qui
était une vie qui n'était pas refermée sur elle, dispersée en tant de choses,
mais vécue substantiellement comme un dialogue avec Dieu, et ainsi une vie avec
les autres. Le titre Confessiones indique déjà la spécificité de cette
autobiographie. Ce mot confessiones, dans le latin chrétien développé par la
tradition des Psaumes, possède deux significations, qui toutefois se recoupent.
Confessiones indique, en premier lieu, la confession des propres faiblesses, de
la misère des péchés; mais, dans le même temps, confessiones signifie louange de
Dieu, reconnaissance à Dieu. Voir sa propre misère à la lumière de Dieu devient
louange à Dieu et action de grâce, car Dieu nous aime et nous accepte, nous
transforme et nous élève vers lui-même. Sur ces Confessiones qui eurent un grand
succès déjà pendant la vie de saint Augustin, il a lui-même écrit : "Elles ont
exercé sur moi une profonde action alors que je les écrivais et elles l'exercent
encore quand je les relis. Il y a de nombreux frères à qui ces œuvres plaisent"
(Retractationes, II, 6): et je dois dire que je suis moi aussi l'un de ces
"frères". Et grâce aux Confessiones nous pouvons suivre pas à pas le chemin
intérieur de cet homme extraordinaire et passionné de Dieu. Moins connues, mais
tout aussi importantes et originales sont les Retractationes, composées en deux
livres autour de 427, dans lesquelles saint Augustin, désormais âgé, accomplit
une œuvre de "révision" (retractatio) de toute son œuvre écrite, laissant ainsi
un document littéraire original et précieux, mais également un enseignement de
sincérité et d'humilité intellectuelle.
Le De civitate Dei — une œuvre
imposante et décisive pour le développement de la pensée politique occidentale
et pour la théologie chrétienne de l'histoire — fut écrit entre 413 et 426 en
vingt-deux livres. L'occasion était le sac de Rome accompli par les Goths en
410. De nombreux païens encore vivants, mais également de nombreux chrétiens,
avaient dit : Rome est tombée, à présent le Dieu chrétien et les apôtres ne
peuvent pas protéger la ville. Pendant la présence des divinités païennes, Rome
était caput mundi, la grande capitale, et personne ne pouvait penser qu'elle
serait tombée entre les mains des ennemis. A présent, avec le Dieu chrétien,
cette grande ville n'apparaissait plus sûre. Le Dieu des chrétiens ne protégeait
donc pas, il ne pouvait pas être le Dieu auquel se confier. A cette objection,
qui touchait aussi profondément le cœur des chrétiens, saint Augustin répond par
cette œuvre grandiose, le De civitate Dei, en clarifiant ce que nous devons
attendre ou pas de Dieu, quelle est la relation entre le domaine politique et le
domaine de la foi, de l'Eglise. Aujourd'hui aussi, ce livre est une source pour
bien définir la véritable laïcité et la compétence de l'Eglise, la grande
véritable espérance que nous donne la foi.
Ce grand livre est une
présentation de l'histoire de l'humanité gouvernée par la Providence divine,
mais actuellement divisée par deux amours. Et cela est le dessein fondamental,
son interprétation de l'histoire, qui est la lutte entre deux amours : amour de
soi "jusqu'à l'indifférence pour Dieu", et amour de Dieu "jusqu'à l'indifférence
pour soi" (De civitate Dei, XIV, 28), à la pleine liberté de soi pour les autres
dans la lumière de Dieu. Cela, donc, est peut-être le plus grand livre de saint
Augustin, d'une importance qui dure jusqu'à aujourd'hui. Tout aussi important
est le De Trinitate, une œuvre en quinze livres sur le noyau principal de la foi
chrétienne, écrite en deux temps : entre 399 et 412 pour les douze premiers
livres, publiés à l'insu d'Augustin, qui vers 420 les compléta et revit l'œuvre
tout entière. Il réfléchit ici sur le visage de Dieu et cherche à comprendre ce
mystère du Dieu qui est unique, l'unique créateur du monde, de nous tous, et
toutefois, précisément ce Dieu unique est trinitaire, un cercle d'amour. Il
cherche à comprendre le mystère insondable : précisément l'être trinitaire, en
trois Personnes, est la plus réelle et la plus profonde unité de l'unique Dieu.
Le De doctrina Christiana est, en revanche, une véritable introduction
culturelle à l'interprétation de la Bible et en définitive au christianisme
lui-même, qui a eu une importance décisive dans la formation de la culture
occidentale.
Malgré toute son humilité,
Augustin fut certainement conscient de son envergure intellectuelle. Mais pour
lui, il était plus important d'apporter le message chrétien aux simples, plutôt
que de faire des œuvres de grande envergure théologique. Cette profonde
intention, qui a guidé toute sa vie, ressort d'une lettre écrite à son collège
Evodius, où il communique la décision de suspendre pour le moment la dictée des
livres du De Trinitate, "car ils sont trop difficiles et je pense qu'ils ne
pourront être compris que par un petit nombre; c'est pourquoi il est plus urgent
d'avoir des textes qui, nous l'espérons, seront utiles à un grand nombre" (Epistulae,
169, 1, 1). Il était donc plus utile pour lui de communiquer la foi de manière
compréhensible à tous, plutôt que d'écrire de grandes œuvres théologiques. La
responsabilité perçue avec acuité à l'égard de la divulgation du message
chrétien est ensuite à l'origine d'écrits tels que le De catechizandis rudibus,
une théorie et également une pratique de la catéchèse, ou le Psalmus contra
partem Donati. Les donatistes étaient le grand problème de l'Afrique de saint
Augustin, un schisme volontairement africain. Ils affirmaient: la véritable
chrétienté est africaine. Ils s'opposaient à l'unité de l'Eglise. Le grand
Evêque a lutté contre ce schisme pendant toute sa vie, cherchant à convaincre
les donatistes que ce n'est que dans l'unité que l'africanité peut également
être vraie. Et pour se faire comprendre des gens simples, qui ne pouvaient pas
comprendre le grand latin du rhéteur, il a dit : je dois aussi écrire avec des
fautes de grammaire, dans un latin très simplifié. Et il l'a fait surtout dans
ce Psalmus, une sorte de poésie simple contre les donatistes, pour aider tous
les gens à comprendre que ce n'est que dans l'unité de l'Eglise que se réalise
réellement pour tous notre relation avec Dieu et que grandit la paix dans le
monde.
Dans cette production, destinée à
un plus vaste public, revêt une importance particulière le grand nombre des
homélies souvent prononcées de manière improvisée, transcrites par les
tachygraphes au cours de la prédication et immédiatement mises en circulation.
Parmi celles-ci, ressortent les très belles Enarrationes in Psalmos, fréquemment
lues au moyen-âge. C'est précisément la pratique de la publication des milliers
d'homélies d'Augustin — souvent sans le contrôle de l'auteur — qui explique leur
diffusion et leur dispersion successive, mais également leur vitalité. En effet,
en raison de la renommée de leur auteur, les prédications de l'Evêque d'Hippone
devinrent immédiatement des textes très recherchés et servirent de modèles,
adaptés à des contextes toujours nouveaux.
La tradition iconographique, déjà
visible dans une fresque du Latran remontant au VI siècle, représente saint
Augustin avec un livre à la main, certainement pour exprimer sa production
littéraire, qui influença tant la mentalité et la pensée des chrétiens, mais
aussi pour exprimer également son grand amour pour les livres, pour la lecture
et la connaissance de la grande culture précédente. A sa mort il ne laissa rien,
raconte Possidius, mais "il recommandait toujours de conserver diligemment pour
la postérité la bibliothèque de l'église avec tous les codex", en particulier
ceux de ses œuvres. Dans celles-ci, souligne Possidius, Augustin est "toujours
vivant" et ses écrits sont bénéfiques à ceux qui les lisent, même si,
conclut-il, "je crois que ceux qui purent le voir et l'écouter quand il parlait
en personne à l'église, ont pu davantage tirer profit de son contact, et surtout
ceux qui parmi les fidèles partagèrent sa vie quotidienne" (Vita Augustini, 31).
Oui, il aurait été beau pour nous aussi de pouvoir l'entendre vivant. Mais il
est réellement vivant dans ses écrits, il est présent en nous et ainsi nous
voyons aussi la vitalité permanente de la foi pour laquelle il a donné toute sa
vie. (4)
V
Les trois étapes de la conversion de saint Augustin,
un modèle pour chaque être humain
Avec la rencontre d'aujourd'hui
je voudrais conclure la présentation de la figure de saint Augustin. Après nous
être arrêtés sur sa vie, sur ses œuvres et plusieurs aspects de sa pensée, je
voudrais revenir aujourd'hui sur son itinéraire intérieur, qui en a fait l'un
des plus grands convertis de l'histoire chrétienne. J'ai consacré une réflexion
à cette expérience particulière au cours du pèlerinage que j'ai accompli à Pavie
l'année dernière pour vénérer la dépouille mortelle de ce Père de l'Eglise.
De cette façon, j'ai voulu lui exprimer l'hommage de toute l'Eglise catholique,
mais également rendre visible ma dévotion personnelle et ma reconnaissance à
l'égard d'une figure à laquelle je me sens profondément lié, en raison du rôle
qu'elle a joué dans ma vie de théologien, de prêtre et de pasteur.
Aujourd'hui encore, il est
possible de reparcourir la vie de saint Augustin en particulier grâce aux
Confessiones, écrites en louange à Dieu, et qui sont à l'origine de l'une des
formes littéraires les plus spécifiques de l'Occident, l'autobiographie,
c'est-à-dire l'expression personnelle de la conscience de soi. Eh bien,
quiconque approche ce livre extraordinaire et fascinant, beaucoup lu aujourd'hui
encore, s'aperçoit facilement que la conversion d'Augustin n'a pas eu lieu à
l'improviste et n'a pas été pleinement réalisée dès le début, mais que l'on peut
plutôt la définir comme un véritable et propre chemin, qui reste un modèle pour
chacun de nous. Cet itinéraire atteint bien sûr son sommet avec la conversion et
ensuite avec le baptême, mais il ne se conclut pas lors de cette veillée pascale
de l'année 387, lorsqu'à Milan le rhéteur africain fut baptisé par l'Evêque
Ambroise. Le chemin de conversion d'Augustin continua en effet humblement
jusqu'à la fin de sa vie, si bien que l'on peut vraiment dire que ses
différentes étapes — on peut facilement en distinguer trois — sont une unique
grande conversion.
Saint Augustin a été un chercheur
passionné de la vérité : il l'a été dès le début et ensuite pendant toute sa
vie. La première étape de son chemin de conversion s'est précisément réalisée
dans l'approche progressive du christianisme. En réalité, il avait reçu de sa
mère Monique, à laquelle il resta toujours très lié, une éducation chrétienne
et, bien qu'il ait vécu pendant ses années de jeunesse une vie dissipée, il
ressentit toujours une profonde attraction pour le Christ, ayant bu l'amour pour
le nom du Seigneur avec le lait maternel, comme il le souligne lui-même (cf.
Confessiones, III, 4, 8). Mais la philosophie également, en particulier
d'inspiration platonicienne, avait également contribué à le rapprocher
ultérieurement du Christ en lui manifestant l'existence du Logos, la raison
créatrice. Les livres des philosophes lui indiquaient qu'il y d'abord la raison,
dont vient ensuite tout le monde, mais ils ne lui disaient pas comment rejoindre
ce Logos, qui semblait si loin. Seule la lecture des lettres de saint Paul, dans
la foi de l'Eglise catholique, lui révéla pleinement la vérité. Cette expérience
fut synthétisée par Augustin dans l'une des pages les plus célèbres de ses
Confessiones : il raconte que, dans le tourment de ses réflexions, s'étant
retiré dans un jardin, il entendit à l'improviste une voix d'enfant qui répétait
une cantilène, jamais entendue auparavant : tolle, lege, tolle, lege, "prends,
lis, prends, lis" (VII, 12, 29). Il se rappela alors de la conversion d'Antoine,
père du monachisme, et avec attention il revint au codex de Paul qu'il tenait
quelques instants auparavant entre les mains, il l'ouvrit et son regard tomba
sur la lettre aux Romains, où l'Apôtre exhorte à abandonner les œuvres de la
chair et à se revêtir du Christ (13, 13-14). Il avait compris que cette parole,
à ce moment, lui était personnellement adressée, provenait de Dieu à travers
l'Apôtre et lui indiquait ce qu'il fallait faire à ce moment. Il sentit ainsi se
dissiper les ténèbres du doute et il se retrouva finalement libre de se donner
entièrement au Christ : "Tu avais converti mon être à toi", commente-t-il (Confessiones,
VIII, 12, 30). Ce fut la première conversion décisive.
Le rhéteur africain arriva à
cette étape fondamentale de son long chemin grâce à sa passion pour l'homme et
pour la vérité, passion qui le mena à chercher Dieu, grand et inaccessible. La
foi en Christ lui fit comprendre que le Dieu, apparemment si lointain, en
réalité ne l'était pas. En effet, il s'était fait proche de nous, devenant l'un
de nous. C'est dans ce sens que la foi en Christ a porté à son accomplissement
la longue recherche d'Augustin sur le chemin de la vérité. Seul un Dieu qui
s'est fait "tangible", l'un de nous, était finalement un Dieu que l'on pouvait
prier, pour lequel et avec lequel on pouvait vivre. Il s'agit d'une voie à
parcourir avec courage et en même temps avec humilité, en étant ouvert à une
purification permanente dont chacun de nous a toujours besoin. Mais avec cette
Veillée pascale de 387, comme nous l'avons dit, le chemin d'Augustin n'était pas
conclu. De retour en Afrique et ayant fondé un petit monastère, il s'y retira
avec quelques amis pour se consacrer à la vie contemplative et à l'étude.
C'était le rêve de sa vie. A présent, il était appelé à vivre totalement pour la
vérité, avec la vérité, dans l'amitié du Christ qui est la vérité. Un beau rêve
qui dura trois ans, jusqu'à ce qu'il soit, malgré lui, consacré prêtre à Hippone
et destiné à servir les fidèles, en continuant certes à vivre avec le Christ et
pour le Christ, mais au service de tous. Cela lui était très difficile, mais il
comprit dès le début que ce n'est qu'en vivant pour les autres, et pas seulement
pour sa contemplation privée, qu'il pouvait réellement vivre avec le Christ et
pour le Christ. Ainsi, renonçant à une vie uniquement de méditation, Augustin
apprit, souvent avec difficulté, à mettre à disposition le fruit de son
intelligence au bénéfice des autres. Il apprit à communiquer sa foi aux
personnes simples et à vivre ainsi pour elles, dans ce qui devint sa ville,
accomplissant sans se lasser une activité généreuse et difficile, qu'il
décrit ainsi dans l'un de ses très beaux sermons : "Sans cesse prêcher,
discuter, reprendre, édifier, être à la disposition de tous — c'est une lourde
charge, un grand poids, une immense fatigue" (Serm. 339, 4). Mais il prit ce
poids sur lui, comprenant que précisément ainsi il pouvait être plus proche du
Christ. Comprendre que l'on arrive aux autres avec simplicité et humilité, telle
fut sa véritable deuxième conversion.
Mais il y a une dernière étape du
chemin d'Augustin, une troisième conversion : celle qui le mena chaque jour de
sa vie à demander pardon à Dieu. Il avait tout d'abord pensé qu'une fois
baptisé, dans la vie de communion avec le Christ, dans les Sacrements, dans la
célébration de l'Eucharistie, il serait arrivé à la vie proposée par le Discours
sur la montagne : à la perfection donnée dans le baptême et reconfirmée dans
l'Eucharistie. Dans la dernière partie de sa vie, il comprit que ce qu'il avait
dit dans ses premières prédications sur le Discours de la
montagne — c'est-à-dire ce que nous à présent, en tant que chrétiens, nous
vivons constamment cet idéal — était erroné. Seul le Christ lui-même réalise
vraiment et complètement le Discours de la montagne. Nous avons toujours besoin
d'être lavés par le Christ, qu'il nous lave les pieds et qu'il nous renouvelle.
Nous avons besoin d'une conversion permanente. Jusqu'à la fin nous avons besoin
de cette humilité qui reconnaît que nous sommes des pécheurs en chemin, jusqu'à
ce que le Seigneur nous donne la main définitivement et nous introduise dans la
vie éternelle. Augustin est mort dans cette dernière attitude d'humilité, vécue
jour après jour.
Cette attitude de profonde
humilité devant l'unique Seigneur Jésus le conduisit à l'expérience de
l'humilité également intellectuelle. En effet, au cours des dernières années de
sa vie, Augustin, qui est l'une des plus grandes figures de l'histoire de la
pensée, voulut soumettre à un examen critique clairvoyant toutes ses très
nombreuses œuvres. C'est ainsi que sont nées les Retractationes ("révisions"),
qui insèrent de cette façon sa pensée théologique, vraiment grande, dans la foi
humble et sainte de celle qu'il appelle simplement par le nom de Catholica,
c'est-à-dire l'Eglise. "J'ai compris — écrit-il précisément dans ce livre très
original (I, 19, 1-3) — qu'une seule personne est véritablement parfaite et que
les paroles du Discours de la montagne ne se sont totalement réalisées que dans
une seule personne: en Jésus Christ lui-même. En revanche, toute
l'Eglise — nous tous, y compris les apôtres — doit prier chaque jour : pardonne
nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés".
Converti au Christ, qui est
vérité et amour, Augustin l'a suivi pendant toute sa vie et il est devenu un
modèle pour chaque être humain, pour nous tous, à la recherche de Dieu. C'est
pourquoi j'ai voulu conclure mon pèlerinage à Pavie en remettant idéalement à
l'Eglise et au monde, devant la tombe de ce grand amoureux de Dieu, ma première
Encyclique, intitulée Deus caritas est. Celle-ci doit en effet beaucoup à
la pensée de saint Augustin, en particulier dans sa première partie. Aujourd'hui
aussi, comme à son époque, l'humanité a besoin de connaître et surtout de vivre
cette réalité fondamentale : Dieu est amour et la rencontre avec lui est la
seule réponse aux inquiétudes du cœur humain. Un cœur qui est habité par
l'espérance, peut-être encore obscure et inconsciente chez beaucoup de nos
contemporains, mais qui, pour nous chrétiens, nous ouvre déjà à l'avenir, à tel
point que saint Paul a écrit que : "Nous avons été sauvés, mais c'est en
espérance" (Rm 8, 24). J'ai voulu consacrer ma deuxième Encyclique, Spe salvi,
à l'espérance; elle doit elle aussi beaucoup à Augustin et à sa rencontre avec
Dieu.
Dans un très beau texte, saint
Augustin définit la prière comme l'expression du désir et il affirme que Dieu
répond en élargissant notre cœur vers Lui. Quant à nous, nous devons purifier
nos désirs et nos espérances pour accueillir la douceur de Dieu (cf. In Ioannis,
4, 6). En effet, celle-ci est la seule qui nous sauve, en nous ouvrant également
aux autres. Prions donc pour que dans notre vie il nous soit donné chaque jour
de suivre l'exemple de ce grand converti, en rencontrant comme lui à chaque
moment de notre vie le Seigneur Jésus, l'unique qui nous sauve, qui nous purifie
et nous donne la vraie joie, la vraie vie. (5)
Pape Benoît
XVI
(1)
Audience générale du mercredi 9 janvier 2008.
(2) Audience générale du
mercredi 16 janvier 2008.
(3)
Audience générale du mercredi 30 janvier 2008.
(4) Audience générale du mercredi 20
février 2008.
(5) Audience générale du mercredi 27 février 2008.
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