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Le jeûne aide
à élever l'âme
Quel homme peut-il prétendre
n'avoir jamais ressenti de tentations ? L'Homme parfait, Jésus Christ qui est
l'innocence même, a accepté d'épouser notre nature humaine jusqu'à en éprouver
les tentations. L'évangéliste précise : Pendant quarante jours il fut mis à
l'épreuve par le démon. Cette petite phrase n'est pas anodine. D'abord parce que
le démon y est nommé personnellement. Le Prince du mal, le Démon, est une
créature réelle, non une sorte d'idée abstraite qui change de nom selon les
périodes ou les horizons. Ce Démon — donc — osa s'en prendre à Jésus Lui-même,
ou plutôt Dieu le permit pour que Jésus-Homme en sortît vainqueur et que par là
tous les hommes apprissent à combattre victorieusement l'épreuve. On pourrait
légitimement observer que le démon devait bien se savoir battu d'avance, devant
une telle sainteté ; c'est qu'il ne savait pas vraiment Qui était cet Homme si
doux et si humble ; Satan, qui est en effet une créature extrêmement
intelligente, est incapable de connaître la vérité tout entière, à cause de son
orgueil malin qui l'oppose radicalement au Christ.
Ensuite cette petite phrase
est importante parce qu'elle nous donne une idée de l'épreuve que subit
Jésus-Christ, pendant quarante jours. Certes, quarante jours ne sont guère plus
qu'un mois, mais mesurons l'intensité de l'épreuve à l'aune de notre sensibilité
humaine. Qui saura résister quarante jours, ou même seulement deux ou trois
jours, à un caprice quelconque, à une folle envie, à je ne sais quelle
gourmandise? En cette année où nous rappelons particulièrement la vie de saint
Jean-Marie Vianney, curé d'Ars, on relira avec intérêt comment il fut assailli,
non pas par des caprices, mais par de pénibles manifestations de celui qu'il
appelait "le Grappin" : peut-être pas pendant "quarante jours" d'affilée, mais
extrêmement souvent et pendant des années. Jésus nous enseigne comment, parfois,
résister victorieusement à ces tentations : il jeûnait, c'est-à-dire qu'il ne
mangeait pas, il refusait à sa nature humaine cette satisfaction de bien-être
quand on a bien mangé, quand on a savouré de bons mets, de bons fruits...
Disons tout de suite qu'en
temps normal il n'est jamais interdit de manger de bonnes choses : il est bon et
même recommandé de savourer les bonnes choses que Dieu nous donne et d'honorer
un repas bien préparé par une maîtresse de maison empressée. Jésus a su
apprécier souvent cette hospitalité quand il était chez son ami Lazare ; il dira
aussi aux apôtres : mangez ce qu'on vous servira (Lc. 10:7). Il ne s'agit pas là
de gourmandise — dont certaines affiches publicitaires ont parfois écrit qu'elle
n'était plus un péché. La gourmandise, qui se définira comme un excès (en trop
ou en moins), demeure un grave défaut, un vice, contraire à la nature, à la
santé, à la loi de Dieu. Manger ou boire trop, ou refuser de manger par caprice,
sont des expressions de la gourmandise, qui englobe ainsi toute espèce de
beuverie, de gloutonnerie, de caprice, et aussi de consommation de drogue,
légère ou dure qu'elle soit.
Mais en-dehors du soin de
notre santé, Jésus, comme bien d'autres personnages déjà dans l'Ancien Testament
(voyez Esther ou le roi David, dans des moments de grande détresse et de prière
intense) — Jésus donc nous donne l'exemple de la privation de nourriture. A son
école, l'Église nous demande expressément de manger moins (un repas seulement
dans la journée avec une collation rapide le matin et le soir) exactement deux
jours dans l'année : le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Sans pour
autant nous interdire cette pratique en d'autres occasions. Il ne s'agit pas là
de "souffrir" de la faim, et l'Église dit expressément que les malades, les
enfants, les vieillards, ceux qui sont de faible constitution, sont dispensés du
jeûne. Par là, l'Église nous invite à soustraire un peu de bien-être à notre
corps pour aider notre esprit à s'élever davantage vers la méditation, vers la
réflexion spirituelle, vers ce qui est plus essentiel. Ce peut aussi être une
occasion de penser aux frères dans le besoin et de leur apporter un peu de
réconfort dans leur vie éprouvée. Le jeûne nous aide à purifier notre regard et
notre désir. On fera attention à la quatrième Préface de Carême, réservée au
Mercredi des Cendres ou aux jours de jeûnes, où il est dit précisément que par
le jeûne « tu réprimes les vices, tu élèves l'esprit, tu accordes la force et
les récompenses » (vitia comprimis, mentem elevas, virtutem largiris et
praemia).
Est-ce à dire que Jésus ne
mangea vraiment rien pendant plus d'un mois ? Il dut au moins boire de l'eau,
car la nature humaine ne peut résister à un jeûne total d'aliments solides et
liquides. Serait-il audacieux de supposer que Marie s'unit à son Fils en jeûnant
aussi de son côté, et qu'elle lui apporta à boire ? Nul n'en a jamais rien su,
ou si les évangélistes l'ont appris, ils n'en ont pas connu les détails, car
Jésus s'appliqua le premier ce conseil qu'il donna par la suite : « Quand vous
jeûnez, ne montrez pas des faces tirées » (Mt). Par ailleurs, Jésus ne fit
certainement pas de miracle pour résister davantage qu'un homme normal à la faim
et à la soif. L'évangile ne nous dit rien de plus là-dessus, sinon "qu'il eut
faim" au bout de cette période. L'important pour nous n'est pas de savoir
comment fit Jésus (et, après lui, tant de Saints et de Saintes qui se sont
mortifiés, de façon même excessive parfois ; le Curé d'Ars reconnut lui-même ses
« folies de jeunesse ») ; non, l'important est de comprendre l'utilité
spirituelle de cette sainte pratique. On l'a dit plus haut, le jeûne aide à
élever l'âme ; en même temps, dans les moments de grande tentation, de grande
épreuve, le jeûne nous aidera à vaincre certains mauvais penchants, à sortir
vainqueurs des combats difficiles.
Les lectures et le psaume
nous invitent simplement à nous tourner vers Dieu, à mettre notre confiance en
Lui, et en Lui seul. C'est peut-être facile à dire, mais moins facile à faire de
façon constante, tant nous sommes sollicités par mille choses pratiques
quotidiennes. C'est là aussi que le jeûne nous aidera à soutenir notre élévation
vers Dieu.
Considérons maintenant les
trois tentations de Jésus. Il en eut certainement bien d'autres, en quarante
jours, mais celles-ci synthétisent un ensemble de tentations bien fréquentes
dans notre vie. Jésus commence par nous rappeler que l'homme ne vit pas
seulement de pain, mais (ajoute Matthieu) "de toute parole qui sort de la bouche
de Dieu" (Mt 4:4). On pourrait trouver là une invitation pressante à lire plus
intensément la Sainte Écriture, qui est la Parole de Dieu. Le Carême ne
pourrait-il pas être pour nous tous une occasion de lire au moins l'évangile du
jour, par exemple le soir après le dîner ?
La deuxième tentation (la
troisième chez Matthieu) consiste pour le diable à remettre à Jésus le pouvoir
sur tous les royaumes de la terre. Évidemment, le diable ne sait pas que Jésus,
comme Fils de Dieu, domine toute la terre et tous les hommes ; il Le tente donc
de s'emparer du pouvoir temporel sur les hommes, une tentation bien humaine,
bien fréquente, que connaissent tous les hommes, tous, sans exception. En la
repoussant, Jésus montre déjà qu'Il n'est pas venu pour instaurer un royaume
terrestre - le messianisme humain - mais pour inviter tous les hommes sans
exception à entrer dans Son Royaume à Lui, le Royaume de l'Amour, le Royaume de
la Charité universelle, de l'Humilité, du Don de soi, ce Royaume dont il a parlé
dans les Béatitudes, lues récemment.
La troisième tentation (la
deuxième chez Matthieu) est un argument fallacieux, où le Démon utilise un
verset de psaume - celui-là même qui est lu avant l'évangile, dans un sens
détourné. Que les anges soient là pour retenir notre chute, surtout spirituelle
mais parfois aussi matérielle, ne signifie pas pour autant qu'on doit provoquer
la toute-puissance de Dieu et de ses Anges en faisant exprès de s'exposer à un
danger extrême. C'est le sens de la réplique de Jésus. Il serait fort bon à ce
propos de rappeler cela à certains faux sportifs qui ne sont attirés que par
l'exploit, au mépris du danger qu'ils courent et des soucis qu'ils imposent à
ceux qui devront les secourir en cas d'accident. Ce n'est pas la même chose
qu'un Mermoz s'efforce de dépasser la Cordillère des Andes pour porter à temps
le courrier aux hommes - et l'effort surhumain que font certains pour grimper
des pentes vertigineuses ou s'infiltrer dans des grottes dangereusement
inondables, d'où ils ne rapporteront que de la vaine gloriole : Mermoz et ses
compagnons n'avaient que le souci des autres ; beaucoup de sportifs n'ont que le
souci d'eux-mêmes.
En un mot, nous fait dire la
prière finale de la Messe, le pain (eucharistique) nourrit notre foi, fait
grandir notre espérance et nous donne la force d'aimer.
Que ce Carême soit une
occasion pour chacun de nous de reprendre le combat intérieur, de faire un grand
pas décisif vers la Sainteté, vers le Christ.
Abbé Charles Marie de Roussy
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