Les Northumbriens ayant
embrassé la foi, sous le règne du pieux Oswald, le saint évêque
Aïdan fonda deux monastères, l'un à Mailros sur la Tweed, et l'autre
dans l'île de Lindisfarne. Il les soumit tous deux à la règle
de S. Colomban, et choisit le dernier pour le principal lieu de sa
résidence. Ce fut dans le voisinage de Mailros que naquit S.
Cuthbert. La première occupation de sa jeunesse fut de garder les
troupeaux de son père sur les montagnes. La vie édifiante des moines
de Mailros fit sur lui la plus vive impression, et il résolut de les
imiter, en retraçant leurs pieuses pratiques, autant que cela lui
serait possible. Une nuit que, selon sa coutume, il priait auprès de
son troupeau, il vit monter au ciel, au milieu des anges, l'âme de
S. Aïdan, qui venait de mourir dans l'île de Lindisfarne. De
profondes réflexions sur la gloire que Dieu réserve à ses serviteurs
le détachèrent entièrement du monde. Il alla prendre l'habit dans le
monastère de Mailros, dont S. Eate était abbé, et S. Boisil prieur.
Il étudia, sous le dernier, l'Écriture sainte, dont il acquit une
parfaite connaissance. Ses progrès dans la perfection furent
très-rapides, et il devint bientôt digne d'être proposé pour modèle
à tous les frères.
Lorsqu'Eate alla
prendre la conduite du monastère de Rippon, fondé par le roi
Alecffid, il amena S. Cuthbert avec lui, et le chargea du soin de
recevoir les hôtes. On sait que de tous les emplois monastiques,
c'est là un des plus dangereux. Cuthbert s'en acquitta avec les plus
saintes dispositions. Il lavait les pieds aux étrangers, qu'il
servait ensuite avec une humilité et une douceur admirables,
persuadé qu'on sert Jésus-Christ en servant ses membres. Mais il
n'était pas de ces hommes que les occupations extérieures dissipent;
son âme était toujours unie à Dieu par un parfait recueillement. Le
gouvernement de l'abbaye de Rippon ayant été confié à S. Wilfrid,
Cuthbert retourna à Mailros avec S. Eate, et succéda, dans la charge
de prieur, à S. Boisil, qui mourut de la peste en 663.
Non content de former
les moines à la perfection de leur état, et par ses discours et par
ses exemples, il travaillait encore à détruire les restes de
superstition que le peuple tenait de ses pères. Il sortait du
monastère, dit le vénérable Bède, quelquefois à cheval, plus souvent
à pied, pour ramener dans la voie du salut une multitude de
malheureux qu'il regardait comme des brebis égarées. Les paysans
vivaient alors dans une ignorance profonde des vérités de la foi,
parce qu'il y avait peu d'églises paroissiales à la campagne. Mais
quand ils savaient qu'un prêtre faisait des instructions dans
quelque village, ils y couraient en foule ; et le ministre du
Seigneur avait la consolation de les voir écouter ses discours avec
attention, et conformer leur vie aux maximes évangéliques qu'il leur
annonçait. Ce fut ce que Cuthbert éprouva. Aussi avait-il tout ce
qu'il faut pour opérer des conversions. Son éloquence était des plus
persuasives et des plus touchantes : ce qui,-joint à un certain
éclat qui se répandait sur son visage, donnait à ses sermons une
force merveilleuse. Personne ne pouvait lui résister* Tous ses
auditeurs le regardaient comme Un ange envoyé du ciel pour leur
enseigner la voie du salut ; ils se seraient reprochés la moindre
réserve dans leur confiance ; ils allaient se jeter à ses pieds,
afin d'y faire l'aveu de leurs fautes, et d'apprendre la manière de
les expier.
Le saint visitait par
préférence les villages et les hameaux situés sur des montagnes
escarpées, dont les habitants, à demi sauvages, languissaient dans
les ombres de la mort, faute de prédicateurs qui allassent les
instruire.
Il y avait plusieurs
années que Cuthbert édifiait ses frères par le spectacle de toutes
les vertus, lorsque saint Eate, qui était tout à la fois abbé de
Mailros et de Lindisfarne, l'envoya dans le dernier de ces
monastères, avec la qualité de prieur. Il y continua son genre dévie
ordinaire. C'était toujours la même assiduité aux exercices de la
mortification et de la prière. Il possédait si éminemment l'esprit
de contemplation, qu'on l'eût pris moins pour un homme que pour un
ange. Souvent il passait les nuits entières en oraison ; quelquefois
il travaillait ou se promenait, de peur que le sommeil ne l'empêchât
de s'entretenir avec Dieu. Si quelqu'un se plaignait en sa présence
de ce qu'on avait interrompu son sommeil, il disait ordinairement :
« Que je saurais bon gré à relui qui m'éveillerait, puisque par là
il me fournirait l'occasion de chanter les louanges de mon créateur,
et de procurer sa gloire ! » La vue seule de son extérieur inspirait
l'amour de la vertu. Son cœur était tellement pénétré de
componction, qu'il ne pouvait célébrer la messe sans pleurer. Plus
d'une fois les larmes abondantes qu'il versait dans le tribunal de
la pénitence, en arrachèrent aux pécheurs les plus endurcis.
Cuthbert, qui
voulait vivre dans une union encore plus intime avec Dieu, quitta
son monastère, avec la permission de son abbé, et se retira dans la
petite île de Farne, qui en est éloignée de neuf milles. C'était une
solitude affreuse, où il n'y avait ni eau, ni arbres, ni blé. Le
saint s'y bâtit un ermitage, qu'il environna d'un fossé, et l'on dit
qu'il mérita, par la ferveur de ses prières, que Dieu lui fit
trouver de l'eau dans sa propre cellule. Comme il avait apporté avec
lui des instruments propres au labourage, il sema' d'abord du blé,
qui ne vint point, puis de l'orge, qui, quoique semée hors de
saison, rendit une abondante récolte. Il fit construire une maison à
l'entrée de l'île, et du côté de Lindisfarne, afin d'y loger les
frères qui le venaient voir. Il allait les y trouver pour les
entretenir sur des matières spirituelles. Il prit ensuite la
résolution de ne plus sortir de sa cellule, se contentant
d'instruire par la fenêtre ceux qui le visitaient. Il consentit
pourtant à avoir une entrevue avec une sainte abbesse, nommée
Elflède. Elle était fille du roi Oswi, et avait été consacrée à Dieu
dès sa naissance. En 680, elle succéda à sainte
Hilde, dans le gouvernement de l'abbaye de Whitby. L'entrevue se
passa dans l'île de Cocket, alors remplie de saints anachorètes.
Cuthbert fut élu évêque
de Lindisfarne, dans un synode tenu par saint Théodore à Twiford,
sur l'Aine, au royaume de Northumberland. Mais quand il fallut
obtenir son consentement, on éprouva de grandes difficultés de sa
part. On ne put l'arracher de sa solitude, malgré les lettres qu'on
lui écrivit, et les députés qu'on lui envoya. Enfin le roi Egfrid,
qui avait assisté au synode, l'alla trouver en personne avec le
saint évêque Trumwin, et plusieurs autres personnes respectables par
leur vertu. Tous ensemble se jetèrent à ses pieds, et le
conjurèrent, par les plus pressants motifs, d'accepter une place où
il pourrait procurer à Dieu une si grande gloire. Il se rendit à la
fin, et sortit de sa cellule, mais en versant un torrent de larmes.
Il fut sacré à Yorck, le jour de Pâque, par saint Théodore, assisté
de six évêques.
Le saint, pour avoir
changé d'état, ne diminua rien de ses austérités ordinaires. Il se
regarda comme un homme dévoué au salut du prochain, et ne pensa plus
qu'à travailler à la sanctification du troupeau qui avait été confié
à ses soins. Il avait une tendre charité pour les pauvres, et
pourvoyait en même temps à leurs besoins spirituels et corporels. Il
prenait avec zèle le parti de la justice, mais sans rien perdre de
la tranquillité de son âme. Accoutumé à voir Dieu en tout, il ne
s'étonnait point des divers événements de la vie. Il était supérieur
à toutes les épreuves, et y trouvait même une-source de joie. Le don
des miracles, que Dieu lui accorda, le fit surnommer le
Thaumaturge de la Grande-Bretagne. On rapporte, entre autres
choses, qu'il guérit avec de l'eau bénite plusieurs personnes dont
les maladies étaient réputées incurables. Il connut par révélation
et découvrit le moment précis où le roi Egfrid fut défait et tué par
les Pietés en 685.
Lorsqu'il sentit que sa
fin approchait, il renonça à l'épiscopat, dont il avait exercé les
fonctions pendant deux ans, et se retira dans l'île de Farve, pour
se préparer à la mort. Deux mois après il tomba malade. Héréfrid,
abbé de Lindisfarne, alla le visiter, et lui laissa deux de ses
moines pour le servir et l'assister. La maladie paraissant
incurable, il demanda le viatique du corps et du sang de
Jésus-Christ, qu'il reçut des mains de l'abbé Héréfrid. Il mourut le
20 mars 687. Son corps fut porté au monastère de Saint-Pierre de
Lindisfarne, et enterré à la droite du grand autel. Bédé rapporte
qu'il se fit plusieurs miracles à son tombeau. 11 ajoute que les
moines ayant levé de terre le corps du saint, onze ans après sa
mort, ils le trouvèrent sans aucune marque de corruption; les
jointures en étaient encore flexibles, et les vêtements dont on
l'avait enveloppé paraissaient aussi entiers et aussi frais que le
jour qu'on l'avait enterré '. On le mit dans un cercueil tout neuf,
qui] fut élevé au-dessus de l'ancien tombeau. Quatre cent quinze ans
après, on le trouva encore sans corruption à Durhain, où tout le
inonde le voyait. Les moines de Lindisfarne l'emportaient avec eux
toutes les fois qu'on était menacé de quelque incursion de la part
des Danois. Enfin ils le déposèrent sur une montagne couverte de
bois, et presque entièrement environnée de la Were, dans la
persuasion que leur trésor serait en sûreté dans un lieu que la
nature elle-même avait pris soin de fortifier. Ils y bâtirent une
église, dont Aldhune, évêque de Lindisfarne, fit la dédicace en 998.
On porta solennellement le corps du saint dans cette église ; et le
siège épiscopal de Lindisfarne fût transféré à Dunelr ou Durhain,
capitale du pays.
Plusieurs princes
donnèrent des biens considérables au monastère et à la cathédrale de
Durhani.que l'on avait bâtis en l'honneur de S. Cuthbert. Différents
rois, par un motif de dévotion envers le| saint, accordèrent à
l'évêque de Durham le titre de comte palatin, et une juridiction
civile fort étendue °. Le plus grand bienfaiteur de l'église de
Durham fut le roi Alfred, qui honorait S. Cuthbert comme son
principal patron, et qui attribuait à son intercession la plupart
des victoires qu'il avait remportées, ainsi que plusieurs autres
grâces qu'il avait reçues.
Le corps du saint était
encore entier, lorsque Henri VIII fit piller et détruire la châsse
qui le renfermait. On le traita avec plus de respect que les
autres corps saints, et il ne fut point brûlé comme ceux de S.
Edmond, roi et martyr, de S. Thomas, etc. Les officiers du roi ayant
emporté tout ce qui leur avait paru mériter leur attention, le
laissèrent enterrer à l'endroit au-dessus duquel avait été la
chasse. Le lord, vicomte Montaiguë, donna l'anneau du saint, dont la
pierre était un saphir, à l'évêque de Chalcédoine, qu'il avait
retiré chez lui durant la persécution suscitée contre les
Catholiques. L'évêque de Chalcédoine en fit présent aux religieuses
chanoinesses anglaises de Paris.
Lorsqu'on ouvrit son
tombeau, on y trouva une copie de l'évangile selon S. Jean, faite
d'après l'exemplaire de S. Boisil. Le comte de Litchfield, qui en
était possesseur, en a fait présent à M. Thomas Philips, chanoine de
Tongres, et missionnaire en Angleterre. On ne peut douter de
l'authenticité de cette pièce, au rapport même des plus habiles
antiquaires d'entre les Protestants, qui l'ont examinée avec soin.
SOURCE : Alban
Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… – Traduction :
Jean-François Godescard. |