C'est à bon droit qu'on vénère la
mémoire de tous les saints; mais les fidèles honorent en premier lieu ceux qui,
soit par leur science, soit par leur exemple, ont brillé avec plus d'éclat que
les autres. Or, que le bienheureux
Grégoire, archevêque de la métropole de
Tours, ait été l'un de ceux-ci, qu'il ait resplendi de ce double mérite, c'est
ce que prouvent des documents qui ne sont pas d'une faible autorité. Il est donc
certes nécessaire de décrire, fût-ce incomplètement, ses actions, afin que la
renommée d'un tel homme ne soit pas obscurcie quelque jour par le nuage de
l'incertitude. Sans doute il suffit à sa gloire qu'il ait au haut des cieux le
témoignage de Christ, auquel il voulait plaire; mais parmi nous, ne serait-ce
pas cependant une chose coupable de taire les louanges de l'homme qui s'efforce
de publier celles de tant de saints ? Quelque étendue qu'atteigne ce petit
récit, tous ses hauts faits n'y seront pas racontés, parce que négligeant
plusieurs choses que la tradition rapporte, nous nous bornons à un petit nombre
de celles qui sont attestées par ses livres. Que si quelqu'un lui demande des
miracles, mesurant judaïquement sur le nombre de miracles la sainteté de tout
personnage, que pensera-t-il de la bienheureuse Mère de Dieu ou de Jean le
Précurseur ?
Qu'il juge donc plus sainement, et
sache qu'au jour redoutable du jugement, beaucoup de ceux qui ont fait des
miracles seront réprouvés, et que ceux-là seulement qui se sont adonnés aux
oeuvres de justice seront accueillis à la Droite du souverain juge. Ainsi ce
n'est pas pour avoir opéré des miracles que nous recommandons notre métropolite,
quoique sa vie n'en soit pas absolument dépourvue, mais nous espérons démontrer
que, doux et humble de coeur, il marcha sur les traces du Christ.
*****
1. Grégoire était originaire de la
région celtique des Gaules; il naquit dans le pays d'Auvergne. Son père était
Florentius, sa mère Armentaria; et comme si la noblesse en ce monde se
rapprochait en quelque chose de la Générosité divine, ses parents étaient riches
de biens et illustres par leur origine. Mais, chose plus importante, ils se
montraient tellement attachés par une dévotion remarquable aux devoirs de la
servitude envers Dieu, que tout membre de cette famille, qui aurait été
irréligieux, eût mérité d'être noté comme dégénéré. Nous le démontrerons en
disant quelque chose de ceux qui lui étaient le plus proches. Georges, qui de
son vivant était sénateur, prit pour épouse Léocadie; elle descendait de la race
de Vectius Epagatus qui, d'après ce que rapporte Eusèbe au cinquième livre de
ses histoires, souffrit le martyre et mourut à Lyon avec d'autres chrétiens du
même temps ou plus glorieusement encore. Cette Léocadie mit au monde saint
Gallus, évêque au siège d'Auvergne, et Florentius qui eut l'enfant dont nous
parlons. De ce Florentius son père, d'Armentaria sa mère, de Pierre son frère,
et de sa soeur, I'épouse de Justin, et de ses deux nièces, Heusténie et Justine
élève de sainte Radegonde, Grégoire raconte dans ses Livres des miracles des
choses qui font voir que leur foi et leurs mérites ne furent pas d'un faible
éclat. Aussi jadis Léocadie portait si haut la tête dans cette Auvergne, terre
natale de l'enfant, qu'elle dominait parmi les sénateurs comme la statue de
Rome. C'était de tels personnages qu'était sortie la parenté de Grégoire : elle
fournissait des sénateurs, des juges, et tout ce que je pourrais citer comme
étant au premier rang des citoyens les plus distingués. Disons donc avec
assurance de ses parents que, comme le Seigneur Se manifeste en vous donnant la
descendance dont vous êtes digne, c'est un fait qui doit servir à la louange de
Grégoire que de sembler avoir été naturellement porté par sa famille au renom de
sainteté. Fortunat disait en parlant de la race et de la patrie de Grégoire :
«Honneur de ta maison, tête sublime de la cité de Tours, tu sembles parmi les
Alpes de l'Auvergne un mont plus élevé qu'elles-mêmes.» Et en s'adressant à sa
mère : «Deux fois heureuse par ses mérites, et pour elle et pour le monde, cette
Machabée qui donna au ciel sept enfants dignes des palmes du martyre (Les sept
frères Machabées et leur mère, martyrs de la religion juive, mis à mort en l'an
138 av. J.-C. , par ordre du roi de Syrie Antiochus Épiphane); et toi aussi,
Armentaria, tu es véritablement une heureuse mère, toi qui, brillante par ton
enfant, ornée des oeuvres de ton fils, reçois pour couronne la sainteté
persévérante de Grégoire.»
Ainsi, d'une noble race rejeton
plus noble encore, comme une rose qui s'échappe de sa tige en charmant
davantage, il reversa sur ses parents l'honneur grandi d'une généreuse nature.
Et quoiqu'il ne faille pas rechercher dans les noms la majesté du mystère, lui
cependant, par un heureux présage, comme l'événement l'a démontré, reçoit le nom
de Grégoire. C'est ainsi qu'en grec on appelle l'homme vigilant; or il savait
observer, non seulement la troisième veille, mais la seconde, ce qui est plus
difficile, et même la première, ce qu'on voit très rarement; et parce qu'il
portait le joug du Seigneur dès son enfance, il était assis solitaire, suivant
l'expression de Jérémie (Lam 1,1), ou du moins dans la compagnie de saint
Martin. Lorsque son jeune âge pris de la force il fut consacré à l'étude des
lettres, travail où sa tendre intelligence prit ses premiers développements sous
l'évêque Gallus, son oncle.
II. On lui faisait donc apprendre
déjà les caractères de l'écriture, quand la divine Volonté l'initia aux signes
miraculeux et ennoblit sa sainte enfance en lui montrant des prodiges. En effet,
son père, atteint d'une maladie violente, était couché dans son lit; le feu
commençait à dévorer la moelle de ses os, le venin de la goutte à tuméfier son
corps, une vapeur brûlante à fatiguer son visage, lorsqu'un homme, se montrant
en songe à l'enfant, lui parla : «As-tu lu, lui dit-il, le livre de Josué ?»
L'enfant répondit : «Je ne connais rien d'autre que les caractères de
l'alphabet, et je m'attriste à leur étude où je suis attaché malgré moi.
J'ignore entièrement l'existence de ce livre.»
L'homme reprit : «Va, dit il,
arrange une petite baguette de bois de façon à ce qu'on puisse y mettre ce nom,
et quand il sera écrit avec de l'encre, tu le mettras sur le lit de ton père, du
côté de sa tête. Si tu fais cela, il sera soulagé. Le matin venu, il apprit à sa
mère ce qu'il avait vu. L'enfant au pieux esprit avait compris, en effet, que la
chose, ce ne fut pas lui mais sa mère qui en jugea, devait être faite. Sa mère
ordonne qu'on accomplisse la vision. Ce fut ce qu'on fit, et aussitôt le père
recouvra la santé. Quoi de plus raisonnable, en vérité, que la convenance du nom
de Jésus et du bois sur lequel on l'inscrivit pour le rétablissement de la santé
?
III. Ses parents, en leur qualité
de gens nobles, étaient possesseurs d'un vaste domaine en Bourgogne. Comme ils
étaient voisins de saint Nizier, homme de toute sainteté qui gouvernait la cité
de Lyon, celui-ci fit venir le jeune Grégoire auprès de lui. Lorsqu'on l'amena
en sa présence, le saint homme le, contempla quelque temps, et ayant observé
dans cet enfant, je ne sais quoi de divin, il demanda qu'on le levât jusqu'à
lui, car il était couché dans son lit; et, comme un habitant du paradis
pressentant un compagnon futur, il se mit à le réchauffer en le pressant dans
ses bras, toutefois (c'est un détail qu'il ne faut point passer sous silence) en
se couvrant entièrement avec sa robe de peur de toucher l'enfant nu, ne fût-ce
que du bout des doigts. Ce même enfant, devenu homme, racontait souvent à ses
auditeurs ce trait de chasteté et leur conseillait de juger, par cette
précaution d'un homme qui fut parfait, combien nous, si fragiles, tant que nous
sommes, nous devons éviter l'attouchement de la chair. Nizier bénit donc
l'enfant, et après avoir prié pour son bonheur, il le remit à ses gens.
IV. Deux années environ après le
miracle que nous avons raconté, Florentius est de nouveau gagné par la maladie;
la fièvre s'allume, les pieds s'enflent et sont comme tordus par une extrême
douleur. Il était sous le poids d'une fin prochaine et gisait déjà presque
enfermé dans la tombe. Cependant l'enfant vit de nouveau dans son sommeil le
même personnage qui lui demanda s'il ne connaissait pas le livre de Tobie.
«Nullement », répondit-il.
Le personnage reprit : «Sache que
Tobie était aveugle, et que son fils, accompagné d'un ange, le guérit avec du
foie de poisson. Fais donc de même, et ton père sera sauvé».
Celui-ci rapporta ces paroles à sa
mère, qui aussitôt envoya les serviteurs à la rivière : on prend du poisson, et
l'on met sur des charbons ardents la partie de ses viscères qui avait été
ordonnée. L'heureuse conclusion du miracle ne se fit pas attendre, car, dès que
la première émanation de l'odeur eut pénétré dans les narines du père, toute
tumeur et toute douleur disparut aussitôt. Si c'est une admirable chose que la
bouche de Zacharie ait été ouverte par le mérite de Jean, ce n'est cependant pas
non plus peu de chose que Florentius ait été, non une fois, mais deux fois guéri
par son fils. Ce Florentius et sa femme avaient compris par là que ce serait un
homme habile et heureusement inspiré; ils ne pouvaient ignorer, en effet, que la
sagesse divine ne l'eût formé pour des devoirs plus délicats encore. Cependant
ils ne le firent pas tonsurer immédiatement, désirant, je pense, qu'il consentît
par lui-même à prendre l'état clérical; mais on l'appliquait avec plus de soin
aux études littéraires.
V. Il n'était donc encore que
laïque et il avait grandi et d'esprit et de corps, quand, saisi tout à coup d'un
rhume de poitrine et de fièvres violentes, il tomba gravement malade; puis sa
faiblesse augmenta de jour en jour sans que l'habileté médicale le soulageât en
rien. Son oncle Callus le visitait souvent, et sa mère l'entourait, comme fait
une mère, de gémissements continuels. Mais au moment où l'on désespérait déjà de
tout secours humain, le ciel inspira au jeune homme de recourir à l'assistance
divine. Il demande donc qu'on le transporte au tombeau de saint Allyre (il en
était voisin), mais cela ne lui servit pas beaucoup, car il différait encore
d'accomplir ce à quoi cette maladie devait ramener. Rapporté chez lui, il
commença au bout de peu de temps à être tellement tourmenté qu'on le regardait
comme courant à sa fin. La souffrance lui fit comprendre enfin la chose; il
consola ceux qui pleuraient sur lui et leur dit : «portez moi encore une fois au
tombeau de saint Allyre; j'ai foi qu'il nous donnera promptement, à moi la
guérison et à vous la joie.» Ayant donc été transporté là, il pria le plus haut
qu'il pouvait, promettant, s'il était délivré de ce maI, qu'il prendrait sans
aucun retard l'habit clérical. Dès qu'il eut dit, il sentit sa fièvre se
dissiper aussitôt; il répandit par les narines une quantité de sang, et sa
maladie disparut entièrement comme se hâte de partir un messager qui a obtenu ce
pour quoi il était venu. Il coupa donc sa chevelure et se livra tout entier aux
fonctions religieuses.
Vl. Lorsque saint Gallus eut été
appelé à recevoir la juste récompense d'une pieuse vie, l'homme de Dieu, Avitus
(évêque de Clermont), recueillit l'adolescent. Après avoir éprouvé son caractère
et ses habitudes morales, il le confia aux soins de maîtres à l'aide desquels il
lui fit gravir les échelons de la sagesse aussi rapidement que le permit, soit
leur activité, soit l'intelligence de leur disciple. Vous trouverez cela dans la
vie déjà mentionnée d'Allyre.
Toutefois, il s'exerça, à l'étude
des lettres avec un tel discernement qu'il se gardait d'un double excès : il
n'avait pas tout à fait horreur des niaiseries des poètes, et cependant il ne
s'y attachait pas, comme beaucoup le font d'une manière inconvenante, et son âme
n'était pas esclave de leurs séductions. Faisant le nécessaire, il aiguisa comme
sur un caillou la pointe de son esprit, et par là, agissant comme s'il eût
emprunté les vases d'or de l'Égypte pour aller manger la manne au désert, il
pénétra dans l'examen des forces que recèlent les divines écritures. C'est ce
qu'il montre lorsqu'il dit, en parlant de lui-même : «Je ne parle pas de la
fuite de Saturne, de la colère de Junon, des adultères de Jupiter;» et,
continuant son discours, il cite d'autres monstrueux personnages, jusqu'au
mornent où il dit : «Méprisant tout cela comme voué à une ruine prochaine je
retournerai plutôt aux choses divines et à l'Évangile, car je ne veux point être
pris et enveloppé dans mes filets.» Il montre dans ce passage qu'il savait bien
ces choses, mais que son jugement éclairé les repoussait.
Vll. À l'époque fixée, il fut
ordonné diacre. Il y avait alors un homme du pays d'Auvergne qui avait emporté
du bois pris au très saint sépulcre du bienheureux Martin; mais cet homme sans
précaution négligeant le respect dû à ce bois, toute sa famille tomba gravement
malade. Bientôt le mal empira; et ignorant quelle en était la cause, il ne
s'amendait pas, lorsqu'il vit en songe une figure terrible qui lui demanda
pourquoi il agissait ainsi à son égard. Celui-ci dit qu'il ignorait de quoi il
était question. «Ce bois que tu as pris au lit du seigneur Martin, lui fut-il
répondu, tu le gardes sans soin, c'est pourquoi tu as encouru ces maux; mais va
maintenant le porter au diacre Grégoire.» Celui-ci, j'en suis persuadé, était
déjà un digne prêtre, puisque le seigneur Martin lui confiait ce que son
troupeau possédait de plus précieux. Il y avait en Auvergne, dans ce temps-là,
beaucoup de personnages qui brillaient dans la profession ecclésiastique, et que
ce jeune homme visitait, tantôt lorsqu'ils se trouvaient avec le bienheureux
Avitus, tantôt seuls, en sorte qu'on bien il prenait d'eux des exemples de
piété, ou bien, par un retour de mutuelle charité, il leur offrait ce qui
pouvait peut-être leur manquer à eux-mêmes. Il révérait le Christ en eux, et le
Christ ne pouvant être contemplé en sa propre personne, il le voyait en eux
comme on voit, du sommet des monts, resplendir un rayon de soleil. Dirigeant
donc ses efforts vers ce but, il cherchait à accomplir, soit par leur exemple,
soit aussi par l'exemple de ceux qui les avaient déjà précédés au ciel, tout ce
qui pouvait servir à la gloire du Christ.
VIII. Parmi ces modèles au milieu
desquels, nous venons de le dire, le Christ resplendissait comme au sommet des
montagnes il avait remarqué le glorieux seigneur Martin, qui dépasse les autres
ainsi qu'un Olympe, et plus voisin des feux de l'éther, réfléchit les astres
eux-mêmes avec, plus d'éclat; Martin, pour la vénération duquel le monde entier
conspire à bon droit et auquel Grégoire aspirait d'un désir ardent. Toujours le
portant et dans son coeur et sur ses lèvres, il répandait partout ses louanges.
Mais tandis qu'il s'appliquait extrêmement de toutes les ressources de son
esprit à la pratique des vertus, sa chair perdait ses forces, comme il arrive
ordinairement. C'est la même cause qui fit que Daniel s'étant levé après avoir
contemplé en vision son ange, se trouva le corps privé de force (cf. Dan 10,8)
et fut malade pendant de longs jours. Quant aux vertus, Grégoire profitait, mais
quant à la santé du corps, il était faible, et il se trouva une fois tombé en
proie à la fièvre et à une éruption cutanée qui finit par l'accabler tellement
que, ne pouvant plus ni manger ni boire, il perdit tout espoir de conserver la
vie. Une chose seule lui était restée : la confiance qu'il fondait en Martin
n'était nullement ébranlée. Au contraire, brillant d'un plus fervent amour, il
conçut un tel désir de ce Martin, que bien que sa tête fût à peine épargnée par
les atteintes de la mort, il n'hésita pas à se mettre en marche pour aller
visiter le tombeau du saint; les siens ne purent l'en dissuader, et il persista
obstinément, car la fièvre de son corps était moins forte que la fièvre de son
amour. Après deux ou trois étapes, sa faiblesse augmenta par suite du voyage.
Mais, même alors, rien ne put retenir son impatience de recourir à Martin avec
la même foi, et il supplia au nom de la Majesté divine ceux qui voulaient l'en
détourner de l'exposer, ou vivant, ou du moins mort, devant le tombeau du saint.
Qu'ajouterai-je ? Il parvint, tant bien que mal, et sa foi justifiée obtint la
guérison qu'il espérait. Et non seulement lui, mais aussi l'un de ses clercs
nommé Armentarius, qui avait été presque à l'article de la mort, dut au mérite
de cette foi son propre salut. Grégoire donc, rendant grâces, tant pour celui-là
que pour lui-même, revint dans sa patrie, rassasié, ou plutôt consumé plus que
jamais de l'amour de Martin.
IX. Une fois, qu'il se rendait de
Bourgogne en Auvergne, un violent orage s'éleva au-dessus de lui. L'air épaissi
se rassemble en nuée; le ciel commence à étinceler de lueurs répétées, à
retentir de vastes grondements de tonnerre, et chacun se sent pâlir et redoute
le danger qui menace. Mais Grégoire, l'âme tranquille, tire de sa poitrine, car
il les portait toujours à son cou, des reliques des saints qu'il élève du côté
des nuages et les leur oppose avec persévérance; ceux-ci à l'instant se
partagent, les uns à droite, les autres a gauche, et offrent aux voyageurs une
route intacte.
Mais l'orgueil, qui le plus souvent
naît de la vertu, se glissa dans l'âme de ce jeune homme; il se réjouit en
lui-même, et ce qui vient d'être accordé à ses reliques, c'est à ses mérites
qu'il l'attribue. Cependant quoi de plus voisin de la présomption que la chute ?
En effet, le cheval qu'il montait étant tombé à cette place même, le renversa si
durement à terre, que, meurtri dans toutes les parties de son corps, il pouvait
à peine se relever. Comprenant la cause de son malheur, il prit garde à l'avenir
de ne jamais se laisser vaincre par les aiguillons d'une vaine gloire, mais,
chaque fois que la Vertu divine agissait par lui, d'en rapporter l'honneur, non
à ses propres mérites, mais à la puissance des reliques qu'il portait, comme
nous l'avons dit. Et si vous pesez bien ce fait, verrez qu'il est plus admirable
d'avoir corrigé son orgueil que d'avoir séparé les nuages.
X. Grégoire était assidu à la
prière, surtout pendant les heures de la nuit consacrées au repos. La fête de la
bienheureuse vierge Marie était arrivée. Or l'on conserve des reliques d'elle en
Auvergne, dans le village de Marsat. Grégoire, qui alors s'y trouvait, se mit en
devoir, suivant sa coutume, d'aller faire secrètement ses prières, tandis que
les autres étaient plongés dans le sommeil, et ayant regardé au loin, il vit
l'oratoire resplendir d'une grande clarté. Il se figure donc que quelques dévots
l'ont devancé dans la célébration des vigiles; cependant, étonné de voir cette
grande lumière, il se dirige vers le lieu d'où elle partait : tout s'y trouvait
enseveli dans le silence. Il envoie chercher le gardien de l'édifice; mais
pendant ce temps la porte s'ouvre d'elle-même, et, reconnaissant que ce lieu
était l'objet d'une visitation divine, il entre avec respect au milieu d'une
angélique veillée. La clarté qu'il voyait du dehors cessa aussitôt, et il ne vit
plus rien que la vertu de la Vierge glorieuse.
Xl. L'an 172 après la mort de saint
Martin, la douzième du règne du roi Sigibert (année 573 de notre ère), le
bienheureux Eufronius, qui vieillissant au milieu des vertus, avait été gratifié
d'une grâce si grande qu'il semblait avoir en lui l'esprit de prophétie, fut
déposé auprès de ses pères. Le temps était arrivé où Grégoire, enflammé de
l'amour du bienheureux Martin et devenu capable d'exercer l'office pastoral,
devait prendre à sa place le gouvernement de son Église. Le bienheureux
Eufronius étant donc mort, le peuple du diocèse de Tours s'assembla pour
s'occuper du choix de son successeur à la suite d'une discussion facile, chacun
fut persuadé que Grégoire était celui dont le choix était préférable. Ils le
connaissaient par sa présence très fréquente dans le pays, et savaient de lui un
grand nombre d'actions dignes d'un homme de bien. Alors tous se réunirent d'une
seule voix, et l'on vit par la faveur de Dieu sa cause réussir. En effet, la
foule des clercs et des personnages nobles, ainsi que le peuple des champs et
celui des villes, s'écrièrent tous d'un même avis qu'il fallait s'arrêter à oe
Grégoire, également illustre et par ses brillants mérites et par sa noblesse,
éminent en sagesse, dépassant tous les autres en générosité, connu des princes,
vénérable par sa probité et habile à toutes les fonctions. Des messagers sont
adressés au roi, dans un moment où, par la Volonté du Seigneur, Grégoire se
trouvait présent. Averti de ce dont il s'agissait, avec quelle humilité il tenta
de s'exécuter ! par combien de moyen il s'efforça de s'échapper ! Mais où est le
Vouloir de Dieu, il faut que le reste fléchisse. Le roi lui impose d'obéir à son
autorité, la reine Brunichilde le presse de se soumettre. Et comme la véritable
humilité ne refuse point l'obéissance, il donne enfin son consentement.
Aussitôt, de peur, je pense, que quelque délai ne lui donnât prétexte de fuir,
Eugidilus, archevêque de Reims le consacra, comme l'a écrit le poète Fortunat
dans ces vers : «Saint Julien envoie à saint Martin son élève chéri, ce qui lui
fut si doux, il le donne à son frère c'est celui que Ia main vénérable et
paternelle d'Egidius a consacré au Seigneur, afin qu'il dirigeât le peuple,
celui qu'aime Radegonde; Sigisbert triomphant l'encourage, et Brunehaut
l'honore.» (Liv. V, pièce 2.)
Ainsi le siège épiscopal de Tours,
dix-huit jours après avoir perdu Eufronius, reçut Grégoire. Quant les habitants
de Tours sortirent solennellement au-devant de leur nouveau pasteur, le même
poète composa encore à sa louange les vers que voici : «Applaudissez, peuples
heureux, dont les voeux viennent d'être accomplis. Votre pontife arrive, c'est
l'espoir du troupeau qui vient. Que la vive enfance, que la vieillesse courbée
par l'âge, célèbrent cet événement; que chacun le proclame, car c'est le bonheur
de tous.» (Ibid.) Et le poète poursuit en montrant Grégoire célébré par les gens
de Tours et intronisé, suivant les formes, sur son siège.
Xll. Pour dire brièvement quel il
fut et combien grand il se montra lorsqu'il fut investi de la prélature, c'est
ce que font voir plusieurs églises qu'il reconstruisit entièrement ou dont il
répara les toitures, et ce que disent tout d'abord les livres qu'il a composés à
la louange des saints ou pour l'explication des divines Écritures. L'église mère
que le seigneur Martin avait construite, et qui était en ruines par suite de sa
vétusté, fut réparée par lui en forme cintrée, et il en décora les murailles
d'histoires ayant pour sujet les gestes du même Martin. C'est ce que n'a pas
oublié notre chantre mélodieux, lorsqu'il dit, entre autres choses (Liv. 10,
pièce 2) : «Par le secours de Martin, Grégoire élève l'édifice; nous retrouvons
dans l'homme du jour ce que fut l'homme célèbre d'autrefois.» Et ailleurs : «En
restaurant ces fondements antiques, I'excellent évêque leur rend l'éclat dont
ils brillaient jadis.»
Il répara encore, comme nous
l'avons dit, et comme on le trouve dans ses propres chroniques, plusieurs
églises telles que l'église de Sainte-Croix au village de Marsat. (Près Riom;
Puy de Dôme).
XlIl. Avec quelle ardeur il se
livra, soit à la construction d'édifices religieux, soit à la garde de son
troupeau, c'est ce qui se remarque principalement quand on considère qu'il ne
put recevoir même des hommes les plus saints le modèle de sa perfection. En
effet, pour ne rien dire de ceux dont les péchés,comme dit l'Apôtre, sont
manifestes (tout ce que nous en pourrions dire serait superflu), prenons
seulement deux d'entre ceux chez qui les marques de sainteté sont telles que
personne, excepté Grégoire, n'y pourrait bien répondre, et montrons combien il
se montrait délicat en fait de mérite.
Peu de temps après sa consécration,
l'abbé saint Senoch quitta sa cellule et vint le saluer. Le pieux évêque le
reçut avec un grand respect, et après être peu à peu arrivé à le connaître dans
les échanges de la conversation, il ne tarda pas à le voir infecté du poison de
l'orgueil. Mais il le guérit complètement de cet orgueil au moyen de cette
céleste grâce qui l'aidait à pénétrer dans I'appréciation des choses
spirituelles. Il n'eut pas moins de pouvoir ni moins de sollicitude à l'égard de
saint Liphard, que le mauvais esprit agitait de pensées sinistres, au point
qu'il avait résolu, à la suite d'une injure verbale qu'on lui avait faite,
d'abandonner le monastère où il s'était depuis longtemps enfermé. Mais il ne
pouvait pas tomber dans le malheur, celui qui mérita d'avoir Grégoire pour
soutien. Celui-ci, en effet, allait comme à l'ordinaire à Marmoutier, pour y
baiser les marques sacrées laissées par le souvenir de Martin, se détourna vers
la demeure de Liphard, afin de s'informer, en tendre pasteur, comment se
gouvernait une brebis enchaînée dans l'amour du Christ. Liphard lui ouvrit
bientôt ces secrets de son coeur que le diable lui avait représentés comme
raisonnables. Grégoire aussitôt, avec son esprit plein de sagacité, découvrit
les mensonges de Satan, et, soupirant d'une douleur extrême, il se mit à
admonester cet homme et à lui dévoiler, par ses discours pleins de sens, la ruse
diabolique; puis, rentré dans sa maison, il lui fit parvenir avec une pieuse
sollicitude des livres en harmonie avec la vocation monastique. Celui-ci, après
les avoir lus à plusieurs reprises, non seulement fut guéri de la tentation
qu'il avait soufferte, mais devint doué par la suite d'un esprit beaucoup plus
sensé. Ne cherchez rien de plus magnifique; n'attendez rien de plus remarquable
qu'on puisse dire à la louange de Grégoire. Si l'âme vaut mieux que le corps,
c'est un assez grand miracle que de la ressusciter en quelqu'un; le menteur même
n'oserait le nier. Quant à l'empire que sa voix exerçait, quant à l'autorité
avec laquelle l'exemple de sa vie imposait à ses subalternes, le lecteur
studieux s'en assurera dans les livres qu'il a composés lui-même.
XIV. La faiblesse physique
l'incommodait souvent, car il ne prenait aucun soin de ce qui regardait la
chair; mais chaque fois que le malaise tourmentait trop gravement son corps
fatigué par la pratique rigoureuse des austérités, il recourait à son cher
Martin et aussitôt il était guéri : cela arrivait très souvent. Quand et dans
quelles circonstances, c'est ce qui est raconté dans l'histoire des miracles de
saint Martin, de manière à réjouir le lecteur. En homme humble et discret il
commençait par s'administrer des médicaments matériels, mais plus il recherchait
avec modestie ceux-là, jugeant indigne de recevoir l'assistance d'un miracle,
plus la Bonté divine tenait en réserve pour lui sa puissance comme unique
médicament. Il lui arriva une fois que, guéri par la vertu habituelle de saint
Martin d'une douleur à la tempe, il conçut peu après, par l'insinuation du
tentateur, Ia pensée que cette agitation des veines pourrait être calmée par une
saignée. Pendant qu'il y réfléchit en lui-même, il sent battre avec violence les
veines de ses deux tempes, la douleur l'envahit de nouveau avec plus de force;
aussitôt il court tout troublé à la basilique, implore d'abord le pardon pour la
pensée qu'il avait eue, puis il touche sa tête avec le voile du sépulcre sacré,
et sur le champ il s'en retourne guéri.
XV. Il avait déjà composé plusieurs
écrits à la louange de diverses personnes, et quoiqu'il brûlât de l'amour de
Martin plus que de nul autre, il ne se jugeait digne en aucune façon de
rapporter ce qu'il y avait à écrire sur ses miracles, quand, averti par deux et
trois fois durant son sommeil, il se vit menacé de tomber dans le crime par son
silence. Il avait fait agrandir l'oratoire de saint Étienne, situé dans le
faubourg de Tours, et reporter l'autel tout entier un peu plus haut qu'il
n'était mais n'ayant trouvé dans cet endroit aucune relique, il envoya un de ses
abbés à l'évêché, pour prendre de celles du martyr saint Étienne. Il l'envoya en
oubliant de lui donner la clef, en sorte que celui-ci, trouvant la châsse
fermée, ne savait à quoi se décider. Retournerait-il à l'évêque pour avoir la
clef, c'était un retard; apporterait-il la châsse entière, iI savait que cela
lui serait désagréable, parce qu'elle contenait des reliques d'un grand nombre
de saints. Tandis qu'il hésitait en lui-même, il vit les barres se retirer et la
châsse s'ouvrir comme pour attester que la grâce divine s'associait aux travaux
de Grégoire. Le prêtre, remerciant Dieu, porta, au milieu de l'admiration
générale, les reliques à Grégoire, qui, à son retour, trouva la châsse fermée,
comme il l'avait laissée.
XVI. Grégoire opérait pour la
guérison des malades beaucoup de choses qu'il serait trop long de raconter;
cependant il en faisait honneur aux saints dont il portait les reliques, et
s'efforçait de s'en dérober le mérite à lui-même. Plus il l'attribuait
humblement à d'autres, plus il était vrai qu'elles s'opéraient par lui. En voici
un exemple. Il s'avançait une fois sur la grand-route portant à son cou une
croix d'or dans laquelle étaient des reliques de la bienheureuse Marie toujours
vierge ou du bienheureux Martin : il aperçut non loin de la route la cabane d'un
pauvre qui brûlait; elle était couverte, suivant l'usage des pauvres gens, de
feuilles et de menus branchages, c'est-à-dire de matières inflammables. Le
malheureux courait çà et là, avec sa femme et ses enfants; il criait, il jetait
de l'eau, tout cela en vain. Déjà les flammes l'emportaient et on ne pouvait
plus les arrêter. Mais alors Grégoire accourt, il élève la croix contre les
gerbes de flammes, et bientôt le feu tout entier se trouve tellement paralysé à
l'aspect des saintes reliques, qu'il ne peut plus brûler, pas même un peu, les
parties dont il était déjà maître.
XVII. Il avait une affaire pour
laquelle il devait se rendre dans la ville de Reims. Après avoir été
gracieusement reçu par l'évêque Égidius, il y passa la nuit et le lendemain, qui
était un dimanche; lorsque le jour fut venu, il alla à l'église pour converser
avec l'évêque. Comme il attendait son arrivée dans la sacristie, car il ne
voulait pas parler dans l'église, Sygo, autrefois référendaire du roi Sigebert,
s'approcha de lui, et Grégoire après l'avoir embrassé, le fit asseoir à ses
côtés. Ils parlèrent quelque temps ensemble, et Sygo, qui écoutait attentivement
Grégoire sentit une de ses oreilles, dont il était sourd depuis un certain
temps, s'ouvrir tout d'un coup avec un bruit particulier. Il se mit à faire ses
actions de grâce, en racontant ce que venait de produire en lui le voisinage de
Grégoire. Mais l'homme de Dieu n'oublia pas ses habitudes d'humilité, et,
s'efforçant d'enlever à cet homme l'idée qu'il avait : «Ce n'est pas à moi qu'il
faut rendre grâce, dit-il, mon très doux fils, mais au bienheureux Martin, dont
j'ai sur moi, quoique indigne, des reliques, par la vertu desquelles l'ouïe t'a
été rendue et ta surdité dissipée.»
XVIII. La charité était tellement
chez lui la vertu dominante, qu'il avait pour ses ennemis eux-mêmes des
sentiments de tendresse. L'exemple suivant le démontrera. Il lui arriva une fois
de se rendre en Bourgogne vers sa vénérable mère. Dans des bois écartés qui se
trouvent au delà de la rivière du Barberon (Verberim ou Herberim. On croit que
c'est le Barberon, petit affluent du Dolon, rivière qui se jette dans le Rhône
près de Vienne), il rencontra des voleurs, qui se précipitèrent sur sa suite
avec une telle violence, qu'ils semblaient vouloir, non pas seulement
dépouiller, mais tuer. Leur irruption ne put effrayer Grégoire, qui marchait
entouré de la protection de Martin : il invoqua son secours, et il en éprouva si
promptement la présence, que les voleurs prirent la fuite plus rapidement qu'ils
n'étaient apparus. Grégoire usant de sa charité ordinaire, et sans se troubler
au milieu du désordre, rappela les fuyards, et voulut demander à ces agresseurs
de prendre à manger et à boire. Mais on eût cru qu'ils étaient poursuivis à
coups de bâtons, et que leurs chevaux étaient emportés malgré eux avec une
vitesse qui dépassait leurs forces, si bien qu'ils ne pouvaient entendre la voix
qui les rappelait. Ainsi se montrait Grégoire, favorablement écouté d'en haut et
appliqué aux oeuvres de charité.
XIX. Grâce à lui, la foi du peuple
et sa dévotion croissaient en abondance. Aussi arriva-t-il que l'ennemi malin,
tourmenté d'une vive douleur et ne pouvant contenir les efforts de sa
méchanceté, s'efforçait à haute voix de bouleverser la confiance et du pasteur
et du troupeau. Le jour même de la Naissance du Seigneur, comme Grégoire
s'avançait pour célébrer pontificalement la fête, suivant l'usage, dans la
principale basilique de la ville, un possédé, plus furieux que les autres,
commença à se déchaîner outre mesure, et se portant au devant des groupes qui
marchaient devant Grégoire ou derrière lui, ou qui l'entouraient : «C'est en
vain, s'écria-t-il, que vous allez fouler le seuil de la maison de Martin, c'est
en vain que vous allez dans sa maison, car, à cause de vos crimes sans nombre,
il vous a délaissés, il vous a fuis et c'est à Rome qu'il fait des miracles.»
Comme le diable soufflait ces paroles et d'autres semblables à la foule pressée,
sa voix, non seulement trouble les coeurs des gens de la campagne, mais elle
frappe aussi de crainte les clercs et Grégoire lui-même. Ils entrent dans la
basilique en versant des larmes abondantes, et tous se prosternent sur le pavé
en priant, afin d'obtenir la présence du saint homme. Un homme qui, depuis plus
de trois ans avait deux mains et un pied paralysés, était prosterné comme les
autres devant le saint autel implorant le secours du bienheureux Martin, quand,
tout à coup envahi par la fièvre il commença à souffrir comme s'il eût été à la
torture. Cependant le divin office se célébrait; et au moment où le pieux évêque
redoublant de pleurs, attendait la venue du bienheureux Martin, où, suivant
l'usage on couvrait d'un voile les instruments du divin mystère, le malade fut
pleinement rendu à la santé. Aussitôt Grégoire, plein de joie rend grâces au
Dieu tout-puissant, et, les yeux remplis d'une pluie de larmes, il éclate en ces
paroles qu'il adresse au peuple : «Que la crainte, mes frères s'éloigne de vos
coeurs, car le bienheureux confesseur habite avec nous et vous ne devez
nullement croire le diable qui mentit dès le commencement du monde et n'a jamais
connu la vérité.» Après qu'il eut donné au peuple ces paroles de consolation et
d'autres encore, la douleur universelle se changea en joie, et tous, grâce à
Martin et à Grégoire, revinrent chez eux plus contents qu'ils n'étaient venus.
XX. Puisque nous venons de parler
de la Naissance du Seigneur, nous mentionnerons ce qui arriva un jour de Noël à
notre évêque. Pendant la nuit sacro-sainte de cette solennité, fatigué des
cérémonies de la veille, il s'était mis un instant sur son lit, quand un homme
s'avança vers lui avec vivacité en lui disant : «Lève toi pour retourner à
l'église.» Il se réveilla, fit le signe de la croix et se rendormit. L'homme
recommença et lui donna un second avertissement; mais se sentant encore lourd à
son réveil, il s'endormit de nouveau. Alors cet homme, venant pour Ia troisième
fois, lui donna un soufflet sur la joue et lui dit : «C'est toi qui dois
admonester les autres pour les faire aller aux vigiles, et voilà que tu te
laisses si longtemps dominer par le sommeil.» Frappé de cette parole, Grégoire
revint d'un pas rapide à l'église. Il était tellement agréable aux yeux de la
Divinité, qu'il ne pouvait pas, même sous le prétexte de l'humaine faiblesse, se
permettre de négliger un moment son salut.
XXI. Nous croyons devoir ajouter à
ce récit comment Dieu voulut le reprendre, ain qu'il ne péchât pas non plus par
suite de la légèreté d'autrui. Comme le bienheureux Martin l'avait guéri d'une
maladie désespérée, de manière à ce qu'il pût aller le lendemain à l'église,
pour ne pas se fatiguer cependant aux solennités de la Liturgie, il avait
ordonné à l'un de ses prêtres d'en faire la célébration. Mais ce prêtre ayant
prononcé avec je ne sais quelle incorrection les paroles consacrées,
quelques-uns des assistants se mirent à se moquer de lui, disant qu'il eût mieux
fait de se taire que de parler aussi grossièrement. La nuit venue, Grégoire vit
un homme en songe qui lui dit qu'il ne fallait faire aucune observation sur les
mystères de Dieu. Il résulta de là pour lui qu'il ne devait pas permettre à des
sots ou à des hommes légers de rabaisser les saints mystères en sa présence.
XXII. Souvent l'homme de Dieu,
comme un vrai gardien de lui-même et de son troupeau, allait au loin, soit pour
l'utilité des siens, soit pour son propre salut. Une fois, en allant prier au
tombeau de saint Hilaire, il se détourna pour visiter la reine sainte Radegonde.
Tous deux, semblables à des habitants du paradis, s'entretenaient entre eux des
choses célestes, quand l'huile qui coulait ordinairement goutte à goutte devant
les reliques de la sainte Croix devint tellement abondante à l'arrivée de
l'évêque, qu'en l'espace de moins d'une heure, il en coula plus d'un sextier.
Lorsque cette bienheureuse reine fut sur le point d'être appelée devant le roi
des cieux, Grégoire, l'homme de Dieu, reçut la nouvelle qu'elle était à sa fin;
mais elle était déjà trépassée quand il accourut, et il donna la sépulture à ses
saints membres. En même temps il bénit solennellement l'autel établi sur le
tombeau, en réservant toutefois à l'évêque du lieu, qui par hasard était alors
absent, le soin de fermer le cercueil.
XXIII. Il avait une affaire qui
l'obligeait à traverser le fleuve de la Garonne près du château de Blaye; mais
ce fleuve avait tellement grossi, qu'il inspirait une assez grande crainte, rien
qu'à le regarder. Non loin de là repose saint Romain, prêtre que notre Martin
ensevelit, ainsi qu'il est raconté dans sa vie. Comme les bourrasques de vent
d'un côté, les montagnes liquides de l'autre mettaient le navigateur en grand
péril, il leva les yeux au ciel, puis regarda l'église de ce saint Romain, et la
mer entière s'aplanit bientôt si complètement que tout bruit sinistre
s'évanouit, et qu'il fut transporté sans courir aucun danger sur l'autre rive.
XXIV. ll avait accompli déjà seize
années d'épiscopat, lorsque son homonyme, le grand Grégoire, fut placé sur le
siège apostolique (En effet, saint Grégoire le Grand fut élu pape en 590). On
croit qu'ils ont été quelque temps attachés l'un à l'autre d'une étroite amitié;
et ce sentiment serait bien naturel, car Fortunat compare ce pape à Grégoire de
Nazianze, et dit que la personne de ce dernier fut comme un présent fait à
l'Orient, celle de Grégoire de Rome un présent fait au Midi, et notre Grégoire à
nous un présent aux contrées occidentales. Ce dernier s'étant rendu à l'église
des Saints Apôtres ( C'est-à-dire au Vatican, à Rome), le saint père le reçut
avec une grande déférence; et l'ayant conduit à l'endroit où saint Pierre
confessa le Christ, il s'arrêta à ses côtés, attendant jusqu'à ce qu'il eût
achevé sa prière. Et tandis qu'il attendait, il considérait avec étonnement, car
c'était un génie profond, les secrètes dispensations de Dieu à l'égard de
l'homme qu'il avait sous les yeux, et qui, petit par sa taille, avait reçu du
ciel une telle abondance de grâce. Celui-ci s'en aperçut aussitôt par une
perception divine, et, se relevant après sa prière, il se tourna vers le pape de
l'air calme qu'il conservait toujours et lui dit : «C'est le Seigneur qui nous a
faits, et non pas nous qui nous sommes faits nous-mêmes; il est le même dans les
petites choses et dans les grandes.» Le pape comprit que ces paroles répondaient
à sa pensée, et, tout réjoui de cette observation, il commença à professer une
vénération profonde pour cette grâce qu'il avait seulement admirée jusque-là
dans Grégoire, et il honora le siège épiscopal de Tours du don d'une chaise d'or
qui devait y être toujours conservée.
XXV. Déjà saint Martin, glorifiant
partout son disciple Grégoire, avait manifesté de bien des manières combien il
le favorisait; mais, voulant même coopérer à ses oeuvres, il daigna quelquefois
y être présent avec tout l'éclat qui l'accompagne, tout en restant invisible.
Ayant intention de consacrer un oratoire dans une salle qui servait de cabinet à
son prédécesseur, Grégoire y transportait des reliques de saint Saturnin, qu'il
avait prises avec un grand respect dans la basilique du seigneur Martin. Il y
avait en effet un choeur considérable de prêtres et de lévites en robes
blanches, une noble assemblée de citoyens décorés de fonctions, une foule
nombreuse de peuple du second ordre; les cierges rayonnaient majestueusement,
les croix se haussaient dans les airs. Lorsqu'on fut arrivé à la porte, une
lueur terrible remplissant tout d'un coup la chambre frappa tous les yeux d'un
éclat excessif, et, se prolongeant, courait çà et là comme la foudre. Tout le
monde, saisi d'une peur extrême, était prosterné sur le sol. Mais Grégoire,
comme s'il eût été dans le secret de ce miracle si grand, les exhorta avec
fermeté et leur dit : «Ne craignez rien; souvenez-vous de quelle manière on vit
un globe de feu sortir de la tête du bienheureux Martin pour s'élever vers le
ciel, et croyez qu'il est venu lui-même avec ses saintes reliques afin de nous
visiter.» Tous alors magnifièrent Dieu, et cet homme vénérable le répétait avec
les clercs : «Bénit soit celui qui vient au nom du Seigneur; Dieu notre Seigneur
a lui sur nous.»
XXVI. Qu'il suffise de ce peu de
paroles sur notre évêque. Nous ne le recommandons pas au moyen d'une quantité de
miracles, comme on en attribue d'ordinaire même à des réprouvés mais cette sorte
de gloire ne lui manqua pas non plus. C'en est assez d'ailleurs pour faire
briller son honneur qu'il ait suivi, humble de coeur, l'exemple du Christ, et
qu'il n'ait point mis son espérance dans les trésors d'or et d'argent. C'est
certainement avoir fait des choses miraculeuses que d'avoir pu, comme nous
l'avons montré plus haut, en partie du moins, se garder des liens du péché. Être
exempt de péchés, est une gloire supérieure à toute autre. La vingt et unième
année de son épiscopat (environ l'année 594), c'est-à-dire au moment où il eut
rempli le nombre de trois fois sept ans dans la foi envers la sainte Trinité, il
fut déposé auprès de ses ancêtres, moins rassasié de jours, car il avait été
ordonné à l'âge de près de trente ans, que plein de perfection. Toutefois,
celui-là n'est pas entièrement scellé dans la tombe, auquel il reste que sa
parole même est vivante dans le monde; et de même que nous croyons Grégoire uni
à saint Martin dans le ciel, de même son saint corps est voisin du sien dans le
tombeau. Ceux de Tours donc, s'ils ne veulent passer pour ingrats, eu égard aux
présents divins qu'ils ont reçus, doivent se rappeler toujours combien Dieu les
a protégés. Le patron qu'il leur a donné n'est pas un saint ordinaire : c'est
Martin, duquel on ne sait pas où commencer ses louanges, ni quelle louange
particulière faire de lui, puisque ses moindres actions sont manifestement plus
grandes, comme on l'a écrit, que les plus grandes actions des autres.
Toutes les nations du monde, pour
ainsi dire, témoignent quel honneur on doit lui porter en le chérissant d'une
affection si étroite, que même en notre temps, où la piété devient si tiède,
nous voyons affluer à son très saint tombeau une foule de gens dont le pays et
le langage sont inconnus, en sorte qu'on peut dire avec justice de ce Martin :
«Toute la terre est avide de le voir.» Leur zèle condamne énergiquement et à bon
droit notre inertie, à nous qui sommes près de lui; mais il est clair que ce
n'est pas sans une dispensation divine que son amour a pénétré tous les coeurs
au point de rendre sa mémoire partout douce comme celle d'un second Josias, et
qu'il s'est tellement étendu par toutes les contrées de la terre, que là où
règne le Nom du Christ, là Martin est honoré. Aux habitants de la Touraine a
encore été donné Grégoire, homme remarquable par la sainteté et aussi par la
science, afin que la cité de Tours ne fût pas une ville sans éclat et destituée
de la pratique des lettres, mais qu'elle fût plutôt illustrée par lui après
l'avoir été par Martin, comme la ville de Romulus, après les apôtres, fut
décorée d'un autre Grégoire. Soyons assurés que nous avons Grégoire pour avocat
et pour gardien, soit auprès de Dieu, soit auprès du bienheureux Martin, et que
nous pouvons lui confier nos besoins pour qu'il y satisfasse. Grégoire, en
effet, ne perdra point le souvenir de la bonté qui l'animait ainsi que Martin
dont il nous a fait connaître avec tant de sollicitude le coeur compatissant.
Pour nous montrer cette compassion, il a recueilli les miracles du saint, afin
que tous ceux qui sauraient à l'avenir quel nombre énorme il en a opéré, et de
quelle importance il étaient et quelles maladies désespérées il guérissait, ne
puissent jamais douter de sa puissance. Et s'il arrive, par suite de la
différence des temps, que les miracles matériels ont cessé croyons cependant
toujours qu'il opère en nos âmes celui de les soutenir par sa vertu. Que
Grégoire donc qui connaissait la miséricorde de Martin, lui rappelle toujours
son troupeau, que toujours il lui demande le maintien du salut, lieu où Martin
repose, et qu'il le prie pour la prospérité de tout le royaume. N'oublions pas
non plus comment il a conservé jusque dans sa propre sépulture ses habitudes
d'humilité. Il s'était fait ensevelir dans un endroit placé de telle manière
qu'il devait être sans cesse foulé aux pieds par tout le monde, et l'on était
empêché nécessairement par la disposition du lieu de lui témoigner jamais aucun
respect. Mais le troupeau du bienheureux Martin, ne pouvant supporter de telles
choses, a levé de cette place l'ami de son seigneur, et l'a déposé avec le
respect convenable dans un riche mausolée élevé à la gauche du sépulcre saint.
Il est mort le 17 novembre, dans la semaine même consacrée à Martin : de telle
sorte qu'après avoir commencé, déjà malade, à célébrer la fête du saint, il put
l'achever joint avec lui dans le ciel, par la grâce du Seigneur Jésus Christ,
Dieu vivant, qui règne avec le Père et le saint Esprit aux siècles des siècles.
Amen. |