On n'a point oublié que
les Grecs célèbrent au premier dimanche de Carême une de leurs plus
grandes solennités : la fête de
l'Orthodoxie.
La nouvelle Rome, montrant bien qu'elle ne partageait aucunement
l'indéfectibilité de l'ancienne, avait parcouru tout le cycle des
hérésies concernant le dogme du Dieu fait chair. Après avoir rejeté
successivement la consubstantialité du Verbe, l'unité de personne en
l'Homme-Dieu, l'intégrité de sa double nature, il semblait qu'aucune
négation n'eût échappé à la sagacité de ses empereurs et de ses
patriarches. Un complément pourtant des erreurs passées manquait
encore au trésor doctrinal de Byzance.
Il restait à proscrire
ici-bas les images de ce Christ qu'on ne parvenait pas à diminuer
sur son trône du ciel; en attendant qu'impuissante à l'atteindre
même dans ces représentations figurées, l'hérésie laissât la place
au schisme pour arriver à secouer du moins le joug de son Vicaire en
terre : dernier reniement, qui achèvera de creuser pour
Constantinople la tombe que le Croissant doit sceller un jour.
L'hérésie des
Iconoclastes ou briseurs d'images marquant donc, sur le terrain de
la foi au Fils de Dieu, la dernière évolution des erreurs
orientales, il était juste que la fête destinée à rappeler le
rétablissement de ces images saintes s'honorât, en effet, du
glorieux nom de fête de l'Orthodoxie ; car en célébrant le dernier
des coups portés au dogmatisme byzantin, elle rappelle tous ceux
qu'il reçut dans les Conciles, depuis le premier de Nicée jusqu'au
deuxième du même nom, septième œcuménique. Aussi était-ce une
particularité de ladite solennité, qu'en présence de la croix et des
images exaltées dans une pompe triomphale, l'empereur lui-même se
tenant debout à son trône, on renouvelât à Sainte-Sophie tous les
anathèmes formulés en divers temps contre les adversaires de la
vérité révélée.
Satan, du reste,
l'ennemi du Verbe, avait bien montré qu'après toutes ses défaites
antérieures, il voyait dans la doctrine iconoclaste son dernier
rempart. Il n'est pas d'hérésie qui ait multiplié à ce point en
Orient les martyrs et les ruines. Pour la défendre, Néron et
Dioclétien semblèrent revivre dans les césars baptisés Léon
l'Isaurien, Constantin Copronyme, Léon l'Arménien, Michel le Bègue
et son fils Théophile. Les édits de persécution, publiés pour
protéger les idoles autrefois, reparurent pour en finir avec
l'idolâtrie dont l'Eglise, disait-on, restait souillée.
Vainement, dès l'abord,
saint Germain de Constantinople rappela-t-il au théologien couronné
sorti des pâturages de l'Isaurie, que les chrétiens n'adorent pas
les images, mais les honorent d'un culte relatif se rapportant à la
personne des Saints qu'elles représentent. L'exil du patriarche fut
la réponse du césar pontife. La soldatesque, chargée d'exécuter les
volontés du prince, se rua au pillage des églises et des maisons des
particuliers. De toutes parts, les statues vénérées tombèrent sous
le marteau des démolisseurs. On recouvrit de chaux les fresques
murales ; on lacéra, on mit en pièces les vêtements sacrés, les
vases de l'autel, pour en faire disparaître les émaux historiés, les
broderies imagées. Tandis que le bûcher des places publiques
consumait les chefs-d'œuvre dans la contemplation desquels la piété
des peuples s'était nourrie, l'artiste assez osé pour continuer de
reproduire les traits du Seigneur, de Marie ou des Saints, passait
lui-même par le feu et toutes les tortures, en compagnie des fidèles
dont le crime était de ne pas retenir l'expression de leurs
sentiments à la vue de telles destructions. Bientôt, hélas ! dans le
bercail désolé, la terreur régna en maîtresse ; courbant la tête
sous l'ouragan, les chefs du troupeau se prêtèrent à de lamentables
compromissions.
C'est alors qu'on vit
la noble lignée de saint Basile, moines et vierges consacrées, se
levant tout entière, tenir tête aux tyrans. Au prix de l'exil, de
l'horreur des cachots, de la mort par la faim, sous le fouet, dans
les flots, de l'extermination par le glaive, ce fut elle qui sauva
les traditions de l'art antique et la foi des aïeux. Vraiment
apparut-elle, à cette heure de l'histoire, personnifiée dans ce
saint moine et peintre du nom de Lazare qui, tenté par flatterie et
menaces, puis torturé, mis aux fers, et enfin, récidiviste sublime,
les mains brûlées par des lames ardentes, n'en continua pas moins,
pour l'amour des Saints, pour ses frères et pour Dieu, d'exercer son
art, et survécut aux persécuteurs.
Alors aussi s'affirma
définitivement l'indépendance temporelle des Pontifes romains,
lorsque l’Isaurien menaçant de venir jusque dans Rome briser la
statue de saint Pierre, l'Italie s'arma pour interdire ses rivages
aux barbares nouveaux, défendre les trésors de ses basiliques, et
soustraire le Vicaire de l'Homme-Dieu au reste de suzeraineté que
Byzance s'attribuait encore.
Glorieuse période de
cent vingt années, comprenant la suite des grands Papes qui s'étend
de saint Grégoire II à saint Paschal Ier, et dont les deux points
extrêmes sont illustrés en Orient par les noms de Théodore Studite,
préparant dans son indomptable fermeté le triomphe final, de Jean
Damascène qui, au début, signifia l'orage. Jusqu'à nos temps, il
était à regretter qu'une époque dont les souvenirs saints
remplissent les fastes liturgiques des Grecs, ne fût représentée par
aucune fête au calendrier des Eglises latines. Sous le règne du
Souverain Pontife Léon XIII, cette lacune a été comblée ; depuis
l'année 1892, Jean Damascène, l'ancien visir, le protégé de Marie,
le moine à qui sa doctrine éminente valut le nom de fleuve d'or,
rappelle au cycle de l'Occident l'héroïque lutte où l'Orient mérita
magnifiquement de l'Eglise et du monde.
La notice liturgique
consacrée à l'illustre Docteur est assez complète pour nous
dispenser d'y rien ajouter. Mais il convient de conclure en donnant
ici les traits principaux des définitions parles quelles, au VIII°
siècle et plus tard au XVI°, l'Église vengea les saintes Images de
la proscription à laquelle les avait condamnées l'enfer. « C'est
légitimement, déclare le deuxième concile de Nicée, qu'on place dans
les églises, en fresques, en tableaux, sur les vêtements, les vases
sacrés, comme dans les maisons ou dans les rues, les images soit de
couleur, soit de mosaïque ou d'autre matière convenable,
représentant notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, notre très pure
Dame la sainte Mère de Dieu, les Anges et tous les Saints; de telle
sorte qu'il soit permis de faire fumer l'encens devant elles et de
les entourer de lumières
.
— Non, sans doute, reprennent contre les Protestants les Pères de
Trente, qu'on doive croire qu'elles renferment une divinité ou une
vertu propre, ou que l'on doive pincer sa confiance dans l'image
même comme autrefois les païens dans leurs idoles; mais, l’honneur
qui leur est rendu se référant au prototype,
c'est le Christ à qui vont par elles nos adorations, ce sont les
Saints que nous vénérons dans les traits qu'elles nous retracent
d'eux.
»
« Jean, appelé
Damascène du nom de sa ville natale, était de noble race. Il fut
instruit dans les lettres humaines et divines, à Constantinople, par
le moine Côme. Dans ce temps-là, l'empereur Léon l’Isaurien ayant
déclaré une guerre impie aux saintes Images, Jean, sur l'exhortation
du Pontife romain Grégoire III, mit tout son zèle à défendre dans
ses discours et ses écrits la sainteté de leur culte ; ce qui lui
attira l'inimitié de l'empereur. Cette inimitié alla si loin que
celui-ci, au moyen de lettres supposées, accusa Jean de trahison
près du calife de Damas dont il était le conseiller et le ministre.
Trop crédule à la calomnie, le calife, sans écouter les
protestations de l'accusé, lui fit couper la main droite. Mais
l'innocence devait être vengée; la Vierge très sainte prêta
l'oreille à la prière fervente de son dévot client : par son
secours, la main coupée se rejoignit au bras comme si elle n'en
avait jamais été séparée. Ce miracle émut Jean de telle sorte, qu'il
résolut d'accomplir un dessein formé dès longtemps dans son âme : le
calife lui ayant quoique à regret permis de quitter son service, il
distribua tous ses biens aux pauvres, affranchit ses esclaves, et,
après avoir fait le pèlerinage des saints lieux de Palestine, se
retira dans la compagnie de son maître Côme en la laure de saint
Sabas près de Jérusalem, où on l’ordonna prêtre.
L'arène de la vie
religieuse le vit donner aux moines d'admirables exemples de vertu,
principalement d'humilité et d'obéissance. Il réclamait comme siens
les plus vils emplois du monastère, et mettait tout son zèle à les
accomplir. Envoyé vendre à Damas les corbeilles qu'il avait
tressées, les insultes et les moqueries de la plèbe étaient pour lui
comme un breuvage délicieux dans cette ville où jadis il avait joui
des plus grands honneurs. Son obéissance ne le tenait pas seulement
à la disposition du moindre signe des supérieurs ; mais, si durs, si
insolites que fussent les ordres donnés, il ne se crut jamais permis
d'en demander la raison. Dans cet exercice de toutes les vertus, son
dévouement à défendre le dogme catholique du culte des saintes
Images ne se démentit jamais. Aussi la haine de Constantin Copronyme,
comme auparavant celle de Léon l'Isaurien, le poursuivit-elle de ses
vexations; d'autant qu'il ne craignait pas de relever l'orgueilleuse
prétention de ces empereurs s'estimant maîtres dans les choses de la
foi, et s'y posant en juges suprêmes.
Combien, tant en
prose qu'en vers, Jean composa d'ouvrages pour cette cause de la foi
et pour nourrir la piété des peuples, c'est ce qu'on doit certes
admirer, comme fit le second concile de Nicée qui l'honora des plus
grandes louanges, comme l'atteste aussi ce nom de Chrysorrhoès qui
lui fut donné pour signifier les flots d'or de ses discours. Ce ne
fut pas seulement, en effet, contre les Iconoclastes qu'il défendit
l'orthodoxie; mais presque tous les hérétiques eurent à subir ses
coups, spécialement les Acéphales, les Monothélites, ceux qui
prétendent que dans le Christ la divinité a souffert. Il vengea
noblement les droits et la puissance de l'Eglise, affirma
éloquemment la primauté du Prince des Apôtres, qu'il nomme maintes
fois le soutien des églises, la pierre infrangible, le maître et le
guide de l'univers. Or ses ouvrages sans exception ne brillent pas
seulement par la doctrine et la science ; on y trouve le parfum
d'une dévotion touchante, surtout lorsqu'il célèbre les louanges de
la Mère de Dieu, pour laquelle excellaient son culte et son amour.
Entre toutes ces gloires, la moindre pour Jean n'est pas d'avoir le
premier ramené l'ensemble de la théologie à un ordre logique, et
aplani la voie dans laquelle saint Thomas devait traiter de la
science sacrée avec une si admirable méthode. Enfin, plein de
mérites et chargé d’années, consommé en sainteté, il se reposa dans
la paix du Christ vers l'an sept cent cinquante quatre. Le Souverain
Pontife Léon XIII a accordé à toute l'Eglise d'en célébrer l'Office
et la Messe sous le titre de Docteur ».
Don Prosper Guéranger :
L'année liturgique.
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