Il fut baptisé sous le nom de Carlo, en l’honneur de
saint Charles Borromée qui, environ un demi-siècle auparavant avait réconforté
la population de Milan durant la peste de 1576. Lorsqu’il vint au monde, le 17
novembre 1631, l’autre
grande peste – celle de Manzoni – qui avait sévi dans les
territoires de la République de Venise, commençait à s’éteindre. Aviano, dans le
Frioul sud-occidental, était un village de la Serenissima, alors sur le
déclin. C’est là que naquit Carlo Domenico Cristofori qui, quelques années plus
tard, devenu novice chez les franciscains, prit le nom de Marco d’Aviano. Un
garçon timide, réservé, réfléchi et pacifique: il était difficile de prévoir
qu’à l’âge adulte, il allait devenir l’hôte préféré de toutes les grandes cours
européennes, ou qu’il allait devoir se protéger des foules qui l’acclamaient
comme un saint, ou encore qu’il allait devenir l’ami et le conseiller de Léopold
Ier de Habsbourg, empereur du Saint Empire
Romain.
Après avoir prononcé ses vœux en 1649, été ordonné
prêtre en 1655 et après être devenu prédicateur itinérant en 1664, Marco
commença à voyager; un pèlerinage continuel – entrepris par obéissance à ses
supérieurs – qui le conduira en différents lieux. En Italie mais aussi dans une
bonne partie de l’Europe, où il se rendra, appelé par des évêques, des nobles,
des autorités civiles, et des populations de villes et de villages entiers, à un
rythme d’autant plus accéléré que se diffusaient plus largement sa réputation de
sainteté et les récits des miracles survenus pendant les bénédictions qu’il
donnait. France, Belgique, Hollande, Luxembourg, Allemagne, Suisse, Autriche,
Slovénie: ce sont là les pays d’aujourd’hui où le capucin originaire du Frioul
se rendit et dans lesquels il prêcha, sans d’ailleurs connaître d’autre langue
que l’italien et le latin. Le conceptisme du XVIIe siècle avait
envahi jusqu’au langage des homélies de l’époque («La finesse, la merveille est
le propre de l’artiste: / que celui qui ne sait étonner, aille se faire
étriller», était la règle instituée par Giovanbattista Marino (le Cavalier
Marin), mais Marco préféra dire aux gens du commun et aux nobles qui
l’écoutaient des choses simples, sans métaphores. Par ailleurs, ce qui frappait
les gens qu’il rencontrait c’était, plus que ses paroles, sa personne. C’est ce
que dit un poète anonyme du Tyrol qui parle ainsi de l’effet qu’il produisait:
«Au premier regard / son visage montre une telle grâce, / que chacun se repent /
avant même qu’il n’ait prononcé un mot».
Prêches, carêmes, bénédictions, messes: la vie du
père Marco fut en grande partie composée de ces activités. Mais c’était à la
pratique de la confession qu’il tenait le plus. Voici ce que raconte le père
Venanzio Renier, vice-postulateur de la cause de béatification: «Ce qui
intéressait surtout le père Marco, c’était la vie de grâce et le retour à
celle-ci des gens qui avaient pu s’en éloigner. Apôtre du pardon par excellence,
il fit remplir les confessionnaux, au point que les jésuites de Belgique, pays
où Marco d’Aviano se rendit en 1681, écrivirent qu’ils n’avaient jamais tant
confessé que durant le passage de ce capucin italien. Et que cela fût son but
premier, un but si important qu’il lui faisait supporter tous les désagréments,
il le disait lui-même: “S’il s’agit du salut des âmes, je me dépenserai tout
entier”». Et il se dépensait vraiment tout entier, vu qu’il était pratiquement
suivi, partout où il allait, d’une foule de gens. Il s’arrêtait chaque fois, et,
de là où il se trouvait – sur un balcon, dans une église, sur un terre-plein –,
il invitait tout le monde à réciter l’Acte de douleur parfaite et il donnait sa
bénédiction. C’est précisément durant les bénédictions, lit-on dans les
chroniques de l’époque, que se produisaient les guérisons miraculeuses qui
répandaient partout sa réputation de thaumaturge. En 1681, le père Marco obtint
d’Innocent XI le privilège, qui n’avait jamais été accordé auparavant à aucun
religieux, de donner la bénédiction pontificale et, liée à celle-ci,
l’indulgence plénière pour les défunts, le jour de la communion générale. Son
obéissance aux circonstances de la vie, aux ordres de ses supérieurs et du Pape,
le conduisirent à prêcher, non sans fatigue, partout où il était appelé à le
faire. Il écrivit en 1683 à l’ambassadeur impérial à Venise, le conte Della
Torre, en ces termes: «Les occupations sont si grandes qu’il est impossible de
résister sans une aide spéciale de Dieu». Et, en 1688, il écrivit ceci à
l’empereur Léopold: «L’affluence du peuple est déjà telle que je ne suis
tranquille ni jour ni nuit». Les événements le mirent aussi au cœur des
problèmes politiques qui affligeaient l’Europe de ces années-là, des rapports
tendus entre les États – la France du Roi-Soleil qui s’opposait à l’Empire de
Léopod de Habsbourg – au dialogue avec les protestants – avec lesquels il
chercha à tisser des rapports fondés sur la charité – des rapports entre la
papauté et la noblesse à la pression des Turcs qui en étaient arrivés à assiéger
Vienne en 1683. «On veut que je sois un politique, chose que j’abhorre plus que
la mort», disait-il dans un moment de grande fatigue. «À l’écart de la
conversation des hommes, je suis totalement avec Dieu et il me semble être au
Paradis». Dans toutes ces situations, explique le père Renier, «il se présenta
comme un “prophète désarmé”, un homme du dialogue et de la paix, en vrai fils de
saint Fançois. Son salut aux foules qui l’acclamaient était toujours: “Pacem
habete, pacem diligite”. Et sa présence – commandée par l’obéissance au Pape et
à ses supérieurs – sur les lieux de certains événements belliqueux qui
ensanglantèrent l’Europe de son temps doit être lue, elle aussi, comme une
tentative extrême pour sauver l’homme, qu’il s’agisse des individus ou des
communautés. Lorsque l’Église, dans le décret de reconnaissance de ses vertus
héroïques exalte la “sainteté de sa vie”, elle prend certainement en
considération cet aspect qui a caractérisé tout le généreux apostolat du père
Marco». Un aspect de la personnalité du franciscain qui fut aussi reconnu et
apprécié des juifs et des musulmans de son temps. En 1684, en effet, les juifs
de Padoue étaient sur le point d’être lynchés parce que leurs coreligionnaires
de Buda étaient accusés, à tort, d’avoirs commis des actes de cruauté contre les
chrétiens de la ville hongroise, où l’on combattait contre les Turcs. Le père
Marco, qui était en Hongrie, écrivit tout de suite une lettre pour démentir ce
mensonge et sauva la vie à beaucoup de gens. Aujourd’hui encore, les juifs de
Padoue fêtent le “Purim de Buda” en souvenir de cet événement. De la même façon,
après la bataille de 1688 dans laquelle l’armée impériale s’empara de Belgrade
contre les milices ottomanes, Marco sauva la vie à huit cents Turcs, qui
s’étaient rendus et qui étaient enfermés dans la ville. Un chroniqueur du temps
atteste la façon dont la réputation qu’avait Marco d’être un homme juste «se
répandit aussi parmi les musulmans».
Dans de nombreuses lettres que nous avons conservées
de lui, transparaît le désir continuel de se retirer des activités qu’il était
constamment obligé d’accomplir dans ses périples européens, dans les cours des
princes et au milieu de l’agitation du monde. Il désirait rentrer dans son
couvent de Padoue: «Je jouis plus de ma solitude que de toutes les délices et de
toutes les grandeurs des grands de ce monde», écrit-il dans une lettre. Mais les
événements ne lui permirent pas de réaliser ce désir; il continua à voyager et
sa dernière étape fut précisément Vienne où l’empereur Léopold l’avait appelé,
heureux de la paix à laquelle il était finalement arrivé avec la France et les
Turcs. «Que votre révérence m’aide», écrit Léopold à Marco en 1699, «à rendre
grâce à ce Dieu, qui nobis dedit illam quam mundus dare non potuit
pacem». Marco, fatigué et malade, se rendit à Vienne cette même année et, le
13 août, mourut en serrant sur son cœur le crucifix, dans le couvent des
capucins, au cœur de la ville. Dieu, à la fin, lui avait accordé la paix qu’il
avait tant souhaitée, la seule qui soit éternelle.
Béatifié le 23 avril
2003, à Rome, par Jean-Paul II.
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