Martyrs de Lyon

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Martyrs de Lyon
Saint Pothin, évêque, Saint Sanctus, Sainte Attale, Sainte Blandine
et les autres martyrs de Lyon
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L'histoire du martyre de ces généreux confesseurs de Jésus-Christ a été racontée par les chrétiens de Vienne et de Lyon, témoins de leur constance, dans une lettre qu'ils écrivirent à leurs frères d'Asie. Cette lettre admirable avait pour titre : Les serviteurs de Jésus-Christ qui sont à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, à nos frères d'Asie et de Phrygie, qui ont la même foi et la même espérance : paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et de Jésus- Christ Notre-Seigneur.

C'est en vain que nous voudrions dépeindre notre situation présente, et donner une juste idée de la rage des païens et des tourments qu'ils font souffrir aux saints. L'ennemi déploie toute sa force contre nous, et laisse voir d'avance à quoi l'on doit s'attendre de sa part, lorsqu'à l'a fin du monde il lui sera permis d'attaquer l'Église. Il réunit tous ses efforts, et anime encore ses agents contre les serviteurs de Dieu. On ne se contente pas de nous chasser de nos maisons, des bains et des places publiques, on nous défend encore de paraitre en quelque lieu que ce soit.

Mais la grâce, supérieure à toutes les puissances de l'enfer, a retiré les faibles du danger de la tentation, et n'a exposé au combat que ceux qui, par leur patience, étaient en état de paraitre inébranlables comme autant de colonnes de la foi, d'aller même au devant des souffrances et de défier l'ennemi avec toute sa force et toute sa malice. Ces généreux athlètes, étant entrés dans la lice, ont enduré mille sortes d'infamies et les tourments les plus affreux ; ils ont regardé toutes les tortures avec un œil indifférent; ils les ont même affrontées avec une intrépidité qui annonçait des âmes vraiment persuadées que Joutes les misères de cette vie n'avoient aucune proportion avec la gloire qui leur était préparée dans le monde à venir.

D'abord, le peuple fondit sur eux avec une aveugle impétuosité : ils se virent en un instant frappés, traînés par les rues, accablés de pierres, pillés, emprisonnés ; ils éprouvèrent tous les excès de fureur dont est capable une populace mutinée à laquelle on permet de tomber sur ses ennemis, et ils firent éclater, en cette occasion, une patience admirable. Ce premier transport passé, on procéda plus régulièrement. Le tribun et les magistrats de la ville ordonnèrent que les chrétiens comparussent dans la place publique. Ayant été interrogés devant le peuple, ils confessèrent glorieusement leur foi. Après cette confession, on les emprisonna jusqu'à l'arrivée du gouverneur. Lorsque celui-ci fut venu, on les lui présenta. Les cruautés qui furent exercées contre eux allèrent si loin, que Vettins Epagathus, un des frères, animé d'une sainte indignation, demanda à parler sur ce sujet.

C'était un homme plein de l'amour de Dieu et du prochain, et d'une vertu si exacte, que, malgré sa jeunesse, on pouvait dire de lui, comme de Zacharie, qu'il marchait sans reproche dans tous les commandements du Seigneur. Son cœur brûlait de zèle pour la gloire de Dieu; il était actif et infatigable dès qu'il était question de servir et d'assister les malheureux. Il osa se charger de la défense de ses frères, et promettre de montrer que les chrétiens n'étaient coupables d'aucune pratique impie ; mais le peuple, qui connaissait son mérite, se récria tumultueusement contre la proposition qu'il avait faite, et le gouverneur, aussi déterminé qu'intéressé à n'y avoir point d'égard, l'interrompit tout à coup eu lui demandant s'il était chrétien. Sur la déclaration qu'il fit de sa foi, on le rangea parmi les martyrs avec le titre distinctif d'Avocat des chrétiens, qu'il méritait d'ailleurs avec tant de justice.

Enfin arriva le temps où se lit le discernement de ceux qui étaient dignes de souffrir avec ceux qui n'étaient pas bien préparés pour le combat. Les uns fournirent la carrière avec autant de joie que de gloire, tandis que les autres, effrayés à la vue de ce qu'on leur préparait, quittèrent honteusement le champ de bataille. Il y en eut dix qui apostasièrent. Leur crime nous affligea au-dessus de toute expression. Nous vîmes d'ailleurs refroidir, par cette malheureuse circonstance, le zèle de plusieurs qui, n'étant point encore arrêtés, avoient jusque-là profité de leur liberté pour servir les martyrs, sans envisager les dangers auxquels leur charité les exposait. Nous étions tous dans la plus grande consternation, non pas que nous redoutassions les tourments, mais parce que nous appréhendions de voir encore diminuer notre troupe. Heureusement la perte que nous venions de faire fut abondamment réparée par les nouvelles recrues de généreux martyrs que l'on arrêtait chaque jour. Nos deux églises se virent bientôt privées de ce qu'elles avaient de plus illustre, de «es grands hommes qui avaient toujours été regardés comme les principaux appuis de la Religion parmi nous.

Les ordres qu'avait donnés le gouverneur pour que personne d'entre nous ne pût s'échapper, étant rigoureusement exécutés, il arriva que plusieurs idolâtres qui étaient au service des chrétiens, furent arrêtés avec leurs maîtres. Ces esclaves, craignant de souffrir les mêmes tortures que les saints, dirent, à l'instigation des démons et des soldats, que nous mangions de la chair humaine comme Thyeste, et que nous contractions des mariages incestueux comme Œdipe. Us nous accusèrent encore de plusieurs autres crimes que notre Religion nous défend même de nommer, et dont nous croyons à peine que les hommes puissent être capables. Au bruit de ces calomnies, le peuple fut étrangement animé contre nous ; ceux qui jusque-là avoient conservé pour nous quelques restes d'humanité écumèrent de rage et nous accablèrent de malédictions. Il serait impossible d'exprimer l'horreur des supplices que l'on mit en usage pour tirer quelques blasphèmes de la bouche des martyrs.

Ceux qui ressentirent plus particulièrement les effets de la barbarie du gouverneur, des soldats et du peuple, furent le diacre Sanctus, natif de Vienne ; Maturus, qui, quoique néophyte, parut plein de force et d'ardeur pour le combat; Attale, de Pergame, qui avait toujours été l'appui et l'ornement de notre Église, et une esclave nommée Blandine, dont l'illustre exemple a fait voir que les personnes de la condition la plus vile aux yeux du monde, sont souvent très-estimables devant Dieu par la vivacité de l'amour qu'elles lui portent. Elle était d'une complexion si faible, que nous tremblions tous pour elle ; sa maîtresse surtout, qui était du nombre des martyrs, appréhendait qu'elle n'eût ni la force ni la hardiesse de confesser sa foi : mais cette femme admirable se trouva, par le secours de la grâce, en état de braver les différents bourreaux qui la tourmentèrent depuis la pointe du jour jusqu'à la nuit. Enfin ceux-ci s'avouèrent vaincus; ils protestèrent que toutes les ressources de leur art barbare étaient épuisées, et ils marquèrent le plus grand étonnement de ce qu'elle vivait encore après tout ce qu'ils lui avoient fait souffrir. « Nous n'y comprenons rien, disaient-ils ; il ne fallait qu'une des tortures que nous avons employées, pour lui ôter la vie, selon le cours ordinaire de la nature. » Pour la sainte, semblable à un athlète généreux, elle puisait de nouvelles forces dans la confession de sa foi. « Je suis chrétienne, s'écriait-elle souvent ; il ne se commet point de crimes parmi nous. » Ces paroles émoussaient la pointe de ses douleurs, et lui communiquaient une sorte d'insensibilité.

Le diacre Sanctus endura aussi des tourments inouïs avec une patience plus qu'humaine. Les païens se flattaient qu'à force de tortures, ils lui arracheraient quelques paroles peu convenables; mais il soutint tous leurs assauts avec tant de fermeté, qu'il ne voulut pas même leur dire son nom, sa patrie, son état. A chaque question qu'on lui faisait, il répondait toujours : « Je suis chrétien. » Jamais on ne put tirer de lui d'autre réponse. Cependant le gouverneur et les bourreaux ne se contenaient plus de rage. Après tous les raffinements de cruauté qu'ils purent imaginer, ils lui appliquèrent des plaques d'airain enflammées aux parties du corps les plus sensibles; mais le martyr, soutenu d'une grâce puissante, persista toujours dans la profession de sa foi. Son corps était tellement meurtri et couvert de blessures, qu'il n'avait plus la figure d'un corps humain. Jésus-Christ, qui souffrait en lui, avait fait de sa personne un instrument illustre pour triompher de l'ennemi, et montrer par son exemple que l'on ne craint rien lorsqu'on a l'amour du Père, et que tout ce que l'on souffre pour la gloire du Sauveur ne mérite point le nom de peine. Quelques jours après, le martyr fut exposé à une nouvelle épreuve. Les païens, voyant que l'inflammation s'était mise à son corps, et qu'il ne pouvait pas seulement souffrir qu'on y touchât, s'imaginèrent qu'ils viendraient facilement à bout de le vaincre s'ils rouvraient ses plaies, ou qu'au moins il expirerait entre leurs mains, ce qui jetterait l'épouvante parmi les autres chrétiens. Leur espérance fut encore trompée. En effet, au grand étonnement des spectateurs, le corps du saint reprit tout à coup ses forces, et recouvra l'usage de tous ses membres. Ce fut ainsi que, par un miracle de la grâce de Jésus-Christ, les tourments destinés à redoubler ses souffrances lui procurèrent une parfaite guérison.

Le démon se croyait assuré de Biblis, l'une des dix qui avaient eu le malheur de renier la foi. Il voulut augmenter son crime et son châtiment, en la portant à calomnier les chrétiens. Il se flattait qu'étant d'un caractère faible et timide, elle ne pourrait résister à la question à laquelle on l'appliquerait; mais les tourments produisirent un effet tout contraire à celui qu'on en attendait. Biblis se réveilla comme d'un profond sommeil, et la douleur d'un supplice passager ayant tourné ses pensées sur les supplices éternels de l'enfer, elle s'écria : « Peut-on accuser de manger des enfants, ceux qui par un motif de religion s'abstiennent même du sang des animaux ? » Depuis ce moment elle se déclara hautement chrétienne, et fut rangée parmi les martyrs.

C'était ainsi que la grâce de Jésus-Christ et la patience des saints déconcertaient la cruelle adresse de leurs ennemis : mais le démon leur suggérait sans cesse de nouveaux artifices. On jeta les martyrs dans un cachot infect et ténébreux, où ils eurent les pieds enfermés dans des ceps de bois, et étendus jusqu'au cinquième trou. Ils essuyèrent encore toutes les indignités (nie l'on souffre dans de pareils lieux. Il en coûta la vie à un grand nombre. Les autres, après avoir été tourmentés au point qu'il paraissait impossible, avec tous les soins imaginables, de prolonger leurs jours, étaient dans un dénuement absolu de tout secours humain; cela n'empêchait pas que, dans cet état, ils n'eussent encore assez de force d'esprit et de corps pour consoler et encourager leurs frères. Il y en avait qui, quoique nouvellement arrêtés, mouraient sur-le-champ, et sans avoir subi aucune torture, parce qu'ils ne pou- voient soutenir l'infection du cachot.

Du nombre de ceux qui souffrirent alors, fut le bienheureux Pothin, évêque de Lyon. C'était un vieillard plus que nonagénaire, si faible et si infirme, qu'il pouvait à peine respirer ; mais un ardent désir de mourir pour le nom do Jésus-Christ ranima ses forces «tt sa vigueur. La vie ne semblait lui être conservée que pour qu'il eût la gloire de te sacrifier. On le traîna devant le juge pour y subir l'interrogatoire. Il était conduit par les magistrats et les soldats de la ville; suivait une multitude de peuple qui poussait de grands cris contre lui, et qui l'accablait d'injures avec autant d'acharnement que si c'eût été Jésus-Christ en personne. Le gouverneur lui ayant demandé quel était le Dieu des chrétiens, il lui répondit, pour prévenir les blasphèmes qu'il prévoyait, qu'il le saurait lorsqu'il en serait digue. Là-dessus il fut violemment tiré de tous côtés, et traité avec beaucoup d'inhumanité. Ceux qui étaient auprès de lui lui déchargeaient de rudes coups sans respect pour son âge; ceux qui se trouvaient éloignés lui jetaient tout ce qui se présentait sous leur main, s'imaginant que ce serait un crime énorme que d'avoir pour lui le moindre égard, dans une circonstance où l'honneur de leurs dieux leur paraissait si fortement intéressé. Pothin, qui n'avait plus qu'un souffle de vie, fut mené en prison, »ù il expira deux jours après.

Ceux qui avaient-renié la foi au moment qu'on les avait arrêtés, furent aussi conduits eu prison, et y partagèrent les souffrances des martyrs; ainsi leur apostasie ne leur servit alors de rien ; mais il y avait une grande différence entre les uns et les autres. Les confesseurs étaient simplement emprisonnés comme chrétiens, et leur religion faisait tout leur crime; les apostats, au contraire, étaient détenus comme des malfaiteurs et des homicides, et ils avoient infiniment plus à souffrir que les premiers. Les uns étaient consolés dans leur peine par l'avantage de verser leur sang pour Jésus-Christ, par la magnificence des promesses divines, par les charmes du saint amour et par l'esprit du Père céleste qui les animait; les autres souffraient sans consolation, et trouvaient encore un surcroit de douleur dans les remords de leur conscience. A leur air seul ils les distinguait aisément. Quand les martyrs paraissaient, on les reconnaissait à un certain mélange de sérénité et de majesté qui éclatait sur leurs visages ; leurs chaînes mêmes semblaient leur donner une nouvelle grâce, et les ornaient plutôt qu'elles ne les faisaient passer pour des malfaiteurs; il s'exhalait d leurs Corps une agréable odeur, qui donnait lien de croire qu'ils avoient sur eux des parfums. Pour les renégats, ils étaient tristes et abattus; leur extérieur même avait quelque chose de désagréable. Les païens les épargnaient encore moins que les autres. Vous n'êtes que des lâches, leur disaient-ils ; en renonçant au litige de chrétien, qui vous avait fait mettre au nombre des malfaiteurs, vous vous êtes avoués coupables des crimes qu'on vous impute. Votre conduite sert de preuve contre vous. La vue de ce traitement ne fut pas inutile à plusieurs; elle les affermit dans leur foi, et les rendit vainqueurs de tous les assauts qui auraient pu ébranler leur constance.

Après cela, on imagina de nouveaux supplices pour tourmenter les chrétiens, ce qui les mit en état d'offrir au Père éternel comme une couronne de fleurs de différentes nuances ; mais il était temps que ces généreux athlètes, qui avoient remporté des victoires si signalées dans un grand nombre de combats, reçussent enfin la palme que méritait leur courage.

On marqua le jour où le cruel spectacle de leur mort devait servir du, divertissement au peuple. Lorsqu'il fut arrivé, on amena Maturus, Sanctus, Blandine et Attale pour les exposer aux bêtes. Les deux premiers étant entrés dans l'amphithéâtre, ou recommença sur eux toutes les cruautés qu'ils avoient déjà souffertes. Il semblait qu'on n'eût point encore essayé leurs forces ; mais ils se montrèrent comme des athlètes qui, ayant déjà plusieurs fois terrassé l'ennemi, entreprennent un dernier combat qui doit être le chef-d'œuvre de leur courage et de leur adresse. Après une horrible flagellation, ils furent livrés à la fureur des bêtes, qui les traînèrent autour de l'amphithéâtre. Ils endurèrent encore d'autres genres de supplices au gré du peuple, qui demandait qu'on les tourmentât tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. A la fin, les païens proposèrent d'une voix unanime de les mettre sur la chaise de fer toute rouge de feu. L'odeur insupportable qu'exhalait leur chair brûlée, loin de modérer la rage du peuple, ne faisait que l'exciter de plus en plus. On ne put tirer de la bouche de Sanctus autre chose que sa première confession. Ayant encore lutté longtemps avec Maturus, ils furent égorgés l'un et l'autre. Ainsi finit le divertissement de ce jour.

Blandine fut attachée à un poteau, pour être dévorée par les bêtes. Comme elle avait les bras étendus dans l'ardeur de sa prière, cette attitude, en rappelant aux fidèles l'image du Sauveur crucifié, leur inspira un nouveau courage, et leur était un gage assuré que quiconque souffre pour Jésus-Christ aura part à la gloire du Dieu vivant. La sainte resta ainsi quelque temps exposée aux bêtes, sans qu'aucune ne voulût jamais la toucher, après quoi on la délia. Elle fut ramenée en prison et réservée pour un autre combat : c'était là qu'elle devait remporter une victoire complète sur l'ennemi qu'elle avait déjà vaincu plusieurs fois, et animer les frères à marcher sur ses traces. Ainsi une esclave pauvre et faible, en se revêtant de Jésus-Christ, déconcerta toute la malice de l'enfer, et, par leur constance inébranlable, mérita de s'élever à une gloire immortelle.

Attale fut amené ensuite, et comme c'était un homme de marque, le peuple demanda à grands cris de le voir souffrir. Il jouissait parmi nous d'une grande considération pour la sainteté de sa vie et pour sou zèle à défendre la foi. Il entra d'un air magnanime dans le champ de bataille. Il fut promené autour de l'amphithéâtre, avec cette inscription que l'on portait devant lui : C'est ici Attale le chrétien. L'assemblée était prête à lui faire sentir tout le poids de sa rage ; mais le gouverneur, apprenant qu'il était citoyen romain, le renvoya en prison. Il écrivit en même temps à l'empereur pour lui demander ses ordres, tant à l'égard d'Attale que des autres prisonniers.

Pendant ce délai, les fidèles donnèrent des marques éclatantes de charité et d'humilité. Malgré tout ce qu'ils avoient souffert pour la foi, ils ne voulaient pas qu'où les appelât martyrs, et ils reprenaient sévèrement ceux d'entre nous qui, par écrit ou en parlant, leur donnaient ce titre. « Il n'appartient, disaient-ils, qu'à Jésus-Christ, le fidèle, le véritable martyr, le premier né des morts, notre guide à la vie éternelle. On pourrait tout au plus l'étendre à ceux qui sont affranchis des liens du corps. Ceux-ci, ajoutaient-ils, peuvent être appelés martyrs, parce que Jésus-Christ a scellé leurs souffrances par une mort glorieuse : mais, pour nous, nous méritons à peine le nom de confesseurs. » Ils suppliaient ensuite les frères, avec larmes, d'offrir sans cesse des prières à Dieu pour leur obtenir la grâce de la persévérance; mais quoiqu'ils ne permissent point qu'on les regardât comme des martyrs, on voyait par toutes leurs actions qu'ils en avoient l'esprit. On ne pouvait surtout se lasser d'admirer leur patience, leur douceur, cette intrépidité avec laquelle ils parlaient aux païens, ce courage qui annonçait hautement qu'ils étaient supérieurs à tout sentiment de crainte, et qu'ils étaient prêts à souffrir tous les genres de tortures. En même temps, ils s'humiliaient sous la main toute-puissante de Dieu, qui depuis les a élevés à un tel degré de gloire; ils n'accusaient personne, et excusaient tout le monde; enfin, semblables aux premiers martyrs de l'Église, ils priaient pour leurs persécuteurs.

Une tendre charité les faisait surtout travailler à la conversion de ces âmes infortunées dont le démon se croyait déjà le maitre. Loin d'insulter à la faiblesse de ceux qui étaient tombés, ou dé prendre de là occasion de s'estimer davantage, ils suppléaient de leur abondance aux besoins spirituels de leurs frères, et s'empressaient de faire rejaillir sur eux cette richesse de grâce dont Dieu les avait favorisés. Us avoient pour eux une tendresse de mère, et sollicitaient leur retour par les larmes qu'ils répandaient sans cesse devant le Père céleste. Après avoir obtenu la vie de la qu'ils avoient demandée pour eux-mêmes, ils voulaient la partager avec les autres. Leurs efforts eurent tant de succès, leur conversation et leur conduite tant de pouvoir, que l'Église eut la consolation de retrouver plusieurs de ses enfants qu'elle avait perdus, et de les voir prêts à confesser généreusement le Nom sacré qu'ils venaient de renier, et dans la disposition d'aller se présenter eux- mêmes devant le juge.

Il y avait parmi les martyrs un nommé Alcibiade. Depuis longtemps il pratiquait de grandes austérités, ne vivant que de pain et d'eau. Il paraissait résolu de continuer le même genre de vie dans la prison ; mais Attale, après son premier combat dans l'amphithéâtre, apprit par révélation qu'Alcibiade était aux autres une occasion de scandale, et que quelques-uns le soupçonnaient de favoriser la nouvelle secte des montanistes, qui affectaient des pénitences extraordinaires. On n'eut pas plus tôt averti Alcibiade, qu'il rentra dans la voie ordinaire. Il mangea de tout ce qu'on lui présentait, en rendant grâces à Dieu, qui visitait ses serviteurs et qui leur donnait son esprit pour leur servir de guide.

Cependant les ordres de l'empereur arrivèrent. Us portaient que l'on exécutât ceux qui persisteraient dans leur confession, et que l'on élargît ceux qui auraient abjuré le christianisme. Le gouverneur prit occasion d'une fête publique qui avait attiré beaucoup de monde dans la ville, pour donner au peuple le spectacle du supplice des martyrs, il les lit comparaître devant son tribunal, et les examina de nouveau. Voyant qu'ils étaient inébranlables, il condamna ceux qui étaient citoyens romains à perdre la tête, et tous les autres à être exposés aux bêtes.

Ce fut alors que la grâce de Jésus-Christ éclata dans la confession inattendue de ceux qui auparavant avoient renié leur foi. Ces hommes faibles furent examinés à part, afin d'être remis en liberté, mais ayant déclaré qu'ils étaient chrétiens, on les condamna à souffrir avec les autres. Quelques-uns, il est vrai, persistèrent dans leur apostasie ; mais il n'y eut que ceux qui n'avaient jamais eu la moindre étincelle de la vraie foi, ni le moindre soin rie conserver la robe nuptiale ; que ceux qui, dénués de toute crainte de Dieu, avoient toujours déshonoré par leurs mœurs la religion qu'ils professaient, et qu'on pouvait à juste titre appeler enfants de perdition.

Alexandre, phrygien de naissance et médecin de profession, était présent lorsque les apostats furent amenés une seconde fais devant le gouverneur. C'était un homme rempli d'un esprit apostolique. Il vivait depuis plusieurs années dans les Gaules, où il s'é- toit acquis une vénération universelle par son amour pour Dieu, et par la liberté avec laquelle il publiait l'Évangile. Se trouvant donc auprès du tribunal dans ce moment critique, il faisait signe à ses frères, et de la tète et des yeux, afin de les animer à confesser Jésus-Christ. Son agitation, qui était continuelle et plus grande que celle d'une femme en travail, fut bientôt remarquée. Les païens, outrés de voir confesser la foi à ceux qui précédemment l'avoient reniée, s'en prirent à Alexandre, et s'écrièrent qu'il était l'auteur de ce changement ; sur quoi le juge, se tournant de son côté, lui demanda qui il était et ce qu'il faisait. Alexandre répondit sans détour qu'il était chrétien. Sa réponse irrita tellement le gouverneur, que, sans autre information, il le condamna à être dévoré par les bêtes.

En exécution de cette sentence, Alexandre fut conduit le lendemain dans l'arène avec Attale, que le gouverneur, pour faire plaisir au peuple, livrait une seconde fois à ce supplice. Après les divers tourments que l'on souffre d'ordinaire dans l'amphithéâtre, ils achevèrent tous deux leur sacrifice par le glaive. Alexandre ne fit entendre ni soupir ni plainte, tant son âme était intimement unie à Dieu ! Tandis qu'Attale fut sur la chaise de fer, et que sa chair brûlée exhalait une odeur insupportable, il se tourna vers les spectateurs, et leur dit en latin : Voilà ce qui s'appelle véritablement dévorer les hommes, et ainsi vous êtes cou1iables de cette action inhumaine; mais pour nous, nous ne sommes souillés ni de crime, ni d'aucune autre abomination. Et comme ou lui demandait quel était le nom de son Dieu, il répondit que Dieu n'a point un nom comme les mortels.

Enfin, au dernier jour des combats contre les gladiateurs, on amena dans l'amphithéâtre Blandine et un jeune homme de quinze ans, nommé Ponticus. Ils avoient l'un et l'autre assisté à l'exécution des martyrs tous les jours précédents. On voulut les obliger à jurer par les idoles. Le refus qu'ils firent d'obéir, joint au mépris qu'ils marquèrent pour les prétendues divinités des païens, inspirèrent au peuple les plus violents transports de rage. Il voulut que, sans égard pour la jeunesse de l'un et le sexe de l'autre, on épuisât sur eux tous les genres de tortures. C'était inutilement qu'on les pressait de temps en temps de jurer par les idoles. Ponticus, encouragé par sa compagne, parcourut avec joie tous les degrés du martyre, et termina sa vie par une mort glorieuse. Blandine fut la dernière qui souffrit. Comme une mère pleine de tendresse pour ses enfants, elle avait exhorté ses frères à souffrir avec patience, et les avait envoyés devant elle au Roi du ciel : passant ensuite par les mêmes épreuves, elle voyait arriver avec joie le moment qui la réunirait à eux dans la gloire. Elle fut fouettée, déchirée par les bêtes, et assise dans la chaise brûlante; après quoi on l'enveloppa dans un filet pour être exposée à une vache sauvage et furieuse, qui la jeta en l'air, et la meurtrit pendant longtemps. Mais son étroite union avec Dieu, jointe à une vive espérance du bonheur de l'autre vie, la rendait comme insensible à tous les tourments dont son corps était accablé. Elle finit aussi par être égorgée. Les païens eux-mêmes furent saisis d'étonne ment à la vue de sa patience et de son courage. Ils avouaient qu'il ne s'était jamais rencontré parmi eux de femme qui eût souffert une si étrange et si longue suite de tourments.

Le peuple, non content de la mort des martyrs, étendit la persécution jusque sur leurs cadavres. Ou jeta aux chiens les corps de ceux qui étaient morts en prison, et on les fit garder nuit et jour pour nous empêcher de les enlever. Les membres à demi brûlés des uns, les têtes et les troncs des autres, avec ce qui avait pu échapper aux bêtes et au feu, furent ramassés soigneusement, et confiés aussi à la garde des soldats, qui firent sentinelle autour durant plusieurs jours. Il y en avait qui, à la vue de ces reliques, écumaient de rage et grinçaient les dents; ils paraissaient au désespoir de ce qu'il ne leur était plus possible d'exercer sur les martyrs de nouvelles cruautés. D'autres insultaient à la mémoire de ces soldats de Jésus-Christ, et se riaient de leur constance. Ils relevaient la puissance de leurs idoles, qui venaient, selon eux, de punir leurs ennemis. Les plus modérés des païens, et ceux à qui tant de tortures barbares avoient inspiré quelque pitié, ne pouvaient plus contenir leur indignation. Où est leur Dieu, s'écriaient-ils ? De quoi leur a servi cette religion qu'ils ont préférée à la vie ? Tels étaient les sentiments et le langage des païens. Pour nous nous étions sensiblement affligés de ne pouvoir ensevelir nos frères. Les soldats étaient toujours en sentinelle, on ne pouvait les gagner, ni par prières, ni par argent. Ils se montraient aussi zélés pour empêcher la sépulture des martyrs, que s'il eût été question pour eux d'un avantage important. Les corps de nos frères demeurèrent ainsi exposés pendant six jours, au bout desquels ils furent brûlés. On en jeta les cendres dans le Rhône, afin qu'il n'en restât pas le moindre vestige sur la terre. Il semblait que les païens se croyaient plus puissants que Dieu, et qu'il était en leur pouvoir de s'opposer à la résurrection, dont l'espérance, disaient-ils, avait porté ces malheureux à introduire une religion aussi étrange que nouvelle, à braver les tourments les plus rigoureux, et à voler avec joie au dernier supplice. « Voyons, continuaient-ils, si présentement ils reviendront à la vie, et si leur Dieu pourra les sauver et les délivrer de nos mains. »

Quel récit ! Comme il peint bien le courage de ces premiers temps, et que nous sommes loin d'avoir conservé cette foi et celte inébranlable constance de nos pères ? On sait les noms de quarante- huit de ces saints confesseurs de Jésus-Christ; mais ils étaient infiniment plus nombreux, car saint Eucher, qui gouvernait l'Église de Lyon au cinquième siècle, les appelle un peuple de martyrs. Malgré les précautions des païens, on recouvra miraculeusement une partie de leurs cendres. Ces précieuses reliques reposaient sous l'autel de l'église qui portait autrefois le nom des apôtres de Lyon.

Les martyrs de Lyon reçurent la couronne immortelle sous le pontificat de saint Eleuthère, la dix-septième année du règne de l'empereur Marc-Aurèle, en l'an 177 de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

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