Après les évêques dont nous
venons de parler, le siège épiscopal fut occupé par saint Nicaise, homme
d'une grande charité et constance, qui sut gouverner avec vigueur, au
milieu de la persécution des Vandales, le troupeau confié
à ses soins :
pendant la paix, source d'éclat et de gloire pour son église ; au milieu
des dangers, guide courageux et protecteur fidèle ; formant le peuple
par ses pieuses doctrines et ses vertueux exemples, et relevant la
splendeur de l'Église, chaste épouse de Jésus-Christ, par de riches
fondations. Jusqu'à lui la chaire épiscopale avait été attachée à
l'église dite des Apôtres ; inspiré par une révélation divine, il érigea
une nouvelle basilique en l'honneur de la bienheureuse Mère de Dieu,
toujours vierge, où il transféra le siège épiscopal, et qu'il consacra
bientôt de son sang. Ce saint évêque, averti par un ange, prévit
longtemps d'avance les massacres qui devaient désoler la Gaule, et, pour
réprimer la fatale confiance d'une aveugle prospérité, il annonçait les
vengeances de la colère divine. Son inquiète charité portait avec
douleur le poids des péchés de son troupeau ; prêt à mourir pour le
salut de tous, il s'offrait, afin de détourner de son peuple la colère
de Dieu ; ou, puisque sa ruine était inévitable, cherchant à gagner la
clémence de Dieu par l'humilité d'un cœur contrit et résigné, il
s'efforçait, sinon d'arrêter le glaive temporel, au moins d'empêcher que
le glaive éternel ne pénétrât jusque dans les âmes. Mais comme la
semence de la parole de Dieu ne peut germer au milieu des épines des
richesses, ceux qui prospèrent et se glorifient dans la vanité du siècle
n'ouvrent point leur cœur aux conseils salutaires, et ne les y reçoivent
point pour les faire fructifier : distraits par les embarras de mille
occupations passagères, au lieu de poursuivre la charitable vie, ils
s'engagent sous les étendards funestes du péché et de la mort ; et parce
qu’ils ne haïssent pas assez profondément le mal, ils sont incapables de
faire dignement le bien. Aussi les peuples ne craignaient pas de
mépriser la sainte religion, de violer les commandements de Dieu, de se
rendre esclaves des vanités, de se souiller des vices de la
concupiscence, d'exciter des scandales et des schismes, et enfin, ô
douleur ! d'offenser Dieu par toutes les iniquités. Mais tout-à-coup, au
milieu même des jours de prospérité, Dieu suscite la colère des nations
les plus barbares : des hordes de Vandales se précipitent furieuses dans
les diverses provinces pour ,venger ses offenses ; les murs des villes
tombent devant eux ; les familles périssent par le glaive avec leur
postérité. Les barbares semblent n'aspirer à aucune gloire, ne chercher
aucun profit. Ils ne veulent que verser, épuiser le sang humain ; ils ne
sont altérés que du carnage des Chrétiens. Au milieu de cette affreuse
tempête, de glorieux évêques brillaient dans les Gaules ; à Rheims, le
grand saint Nicaise ; à Orléans, le bienheureux saint Anian ; à Troyes,
saint Loup ; à Tongres, saint Servais, et quelques autres prélats fameux
par leurs vertus, qui retardèrent longtemps par leurs prières et leurs
mérites l'éclat de la colère de Dieu, s'efforçant d'éteindre l'hérésie
et les vices parmi le peuple, de le ramener par la pénitence à la
religion catholique et au vrai culte du Seigneur, et de détourner de la
tête de l'Église chrétienne le glaive d'une si terrible persécution et
des vengeances divines.
Cependant les Vandales
viennent camper devant Rheims, ravagent tout le pays, et poursuivent
avec acharnement la perte des Chrétiens enfermés dans la ville : ils
veulent détruire et effacer de la surface de la terre ces ennemis de
leurs dieux et des mœurs païennes. À l'exemple de Jésus-Christ, saint
Nicaise, prêt à donner sa vie pour ses frères, prend la ferme résolution
de ne point abandonner son troupeau : il veut, ou se sauver avec eux, ou
souffrir tout ce que voudra leur faire souffrir le Père de famille, dans
la crainte qu'en fuyant il ne semblât délaisser le ministère de
Jésus-Christ, sans lequel les bommes ne peuvent vivre ni devenir
chrétiens. Aussi, selon la pensée de saint Augustin, a-t-il acquis les
mérites d'une plus grande charité que celui qui, surpris dans sa fuite,
confessa cependant Jésus-Christ, et mourut martyr, mais non pas pour ses
frères, et n'ayant songé qu'à lui-même. Le saint évêque craignait bien
plus que sa fuite ne détruisît les pierres vivantes de l'édifice divin,
que de voir tomber et brûler sous ses yeux les pierres et les bois des
édifices terrestres ; redoutant mille fois moins de livrer les membres
de son propre corps aux tortures et à la rage des ennemis, que de
laisser mourir les membres du corps de Jésus-Christ privés de la
nourriture spirituelle ; il était résigné, si ce calice ne pouvait
passer loin de lui, à faire la volonté de celui qui ne peut vouloir rien
de mal, et ne cherchait point son bien, mais imitait celui qui a dit :
« Je ne cherche point ce qui m'est avantageux en particulier, mais ce
qui est avantageux à plusieurs pour être sauvés » (1 Co 10, 33).
Persuadé donc que sa fuite serait plus funeste peut-être par le mauvais
exemple, que ses services ne seraient un jour profitables s'il
conservait sa vie, aucune raison ne put le déterminer à fuir. Il ne
craignait pas la mort temporelle, qui vient toujours tôt ou tard, lors
même qu'on cherche à l'éviter, mais la mort éternelle, qui peut venir si
on ne l'évite pas, et ne pas venir si on l'évite. Loin de se complaire
en lui-même, et de croire sa personne plus précieuse et plus digne
d'être tirée du danger que toute autre, comme plus éminente en grâce, il
s’obstina à rester, afin de ne pas priver l'Église de son ministère,
nécessaire surtout en de si grands périls : on ne le vit point, comme le
gardien mercenaire, abandonner ses brebis, et fuir à l’aspect du loup :
mais, semblable au bon pasteur, il offrit généreusement sa vie pour son
troupeau : enfin, il lui sembla que, dans cette extrémité, ce qu’il
avait de mieux à faire, c’était d’adresser de ferventes prières au
Seigneur, pour lui et pour les siens, et il choisit ce parti.
Cependant les assiégés
succombent aux fatigues de la défense, aux veilles, au besoin ; l’ennemi
au contraire redouble de fureur, bat de toutes parts les murs avec
succès, tout le peuple est frappé de terreur et de découragement : tous
accourent auprès de saint Nicaise, prosterné en prière au pied des
autels : désespérés, tremblants de la victoire prochaine des barbares,
ils lui demandent des consolations, comme des enfants à leur père ; ils
le supplient de décider ce qu’il y a de plus utile à faire, ou de se
soumettre à la servitude des barbares, ou de combattre jusqu’à la mort
pour le salut de la ville. Le saint pasteur, à qui Dieu a fait
connaître par révélation que Rheims doit périr, console son peuple, et
ne cesse cependant d’implorer la clémence du Seigneur, afin que cette
tribulation de la mort temporelle, loin d’être leur perte éternelle,
profite au contraire à leur salut, et qu’ils persistent dans la
confession de la vraie foi ; il les exhorte à combattre pour le salut de
leur âme, non avec des armes visibles, mais par de bonnes mœurs, non
avec l’appui des forces corporelles, mais par l’exercice de toutes les
vertus spirituelles : il leur rappelle que la punition qui les frappe
est un juste jugement de Dieu contre les péchés ; il leur répète sans
cesse qu’il n’y a d’autre moyen de salut que de s’humilier avec
componction sous les coups de la vengeance divine, de les recevoir, non
point avec murmure et désespoir, comme des enfants d’iniquité, mais avec
patience et douceur, comme des enfants de piété qui attendent les
récompenses du royaume céleste.
« Souffrez, leur
dit-il, souffrez avec dévotion ces tribulations d’un jour dans
l’espoir d’une éternité de bonheur ; offrez-vous de bon cœur à cette
mort d’un moment, pour éviter les peines d’une damnation éternelle
méritée par vos fautes ; trouvez votre salut dans votre perte, et au
lieu de supplice, l’éternelle guérison de vos âmes. Priez pour vos
ennemis, afin qu’ils reconnaissent leurs iniquités, et que ceux qui sont
aujourd’hui les ministres de l’impiété deviennent un jour les disciples
de la piété, et les sectateurs de la vérité ». Enfin, il déclare que
pour lui, il est prêt, comme le bon pasteur, à donner sa vie pour son
troupeau, et à braver la mort temporelle, pourvu qu’ils obtiennent avec
lui le pardon de leurs fautes et le salut éternelle.
Le pieux évêque était
secondé par sainte Eutrope, sa sœur, chaste épouse de Jésus-Christ, qui,
mettant sa vertu sous la protection de son frère, imitait en tout ses
exemples et ne le quittait jamais, afin de préserver la pureté de son
âme des souillures spirituelles, et la chasteté de son corps de la
corruption des plaisirs charnels. Tous deux animaient le peuple de tous
leurs efforts à briguer la palme du martyr, et demandaient en même temps
pour lui au Seigneur le prix de la victoire. Enfin le jour marqué de
Dieu pour le triomphe des barbares étaient arrivé, aussitôt que saint
Nicaise voit leurs hordes furieuses se précipiter dans la ville,
fortifié par la vertu de l’Esprit-Saint, et accompagné de sa
bienheureuse sœur, il se présente au-devant d’eux à la porte de l’église
de la sainte vierge Marie, mère de Dieu, chantant des hymnes et des
cantiques spirituels. Pendant que, tout entier à la sainte psalmodie, il
chante ce verset de David : « Mon âme a été comme attachée à la
terre » (Ps 118 [119], 25), sa tête tombe tranchée par le glaive.
Cependant la parole de piété ne manque point en sa bouche ; car sa tête,
roulant à terre, poursuit la sentence d’immortalité, et il continue :
« Seigneur, vivifiez-moi, selon votre parole ».
Mais sainte Eutrope voyant
l’impiété s’adoucir à sa vue, et craignant que sa beauté ne fût réservée
aux débats et à la brutalité des païens, se précipité sur le sacrilège
meurtrier de l’évêque ; l’insultant à grands cris, provoquant son
martyre, elle de frappe d’un soufflet, lui arrache les yeux, animée par
une force divine, et les jette à terre. Bientôt égorgée par les barbares
transportés de fureur, et donnant son sang à son Dieu, elle partagea
avec son frère et d’autres saint victorieux la palme du martyr ; car
parmi le peuple, beaucoup, soit clercs, soit laïques, imitèrent cette
constance ; et, participant à la souffrance, méritèrent de participer
aussi à l’éternelle béatitude de leur père selon Jésus-Christ. On cite
entre autres, comme les plus illustres, le diacre Florent et saint
Joconde, dont les têtes sont conservées à Rheims derrière l’autel de la
sainte vierge Marie, mère de Dieu.
Cependant les barbares
demeurent étonnés de la constance de la vierge et de la subite punition
du meurtrier. Les massacres étaient finis, le sang des saints ruisselait
à grands flots ; tout-à-coup une horreur d’épouvante les saisit ; ils
voient des armées célestes qui viennent venger le sacrilège ; la
basilique retentit d’un bruit épouvantable. Redoutant la vengeance
divine, ils abandonnèrent le butin ; leurs bataillons fuient dispersés
et quittent en tremblant la ville, laquelle demeura longtemps
solitaire ; car les chrétiens, réfugiés dans les montagnes, n’osaient en
descendre dans la crainte des barbares, et les barbares redoutaient d’y
retrouver les célestes visions qui les avaient frappés. Dieu seul et ses
anges veillaient à la garde des saints martyrs ; tellement que la nuit
on voyait de loin les lumières célestes ; quelques-uns même entendirent
les saints et doux concerts des Vertus et des Dominations du paradis.
Rassurés enfin par cette miraculeuse révélation de la victoire divine,
les habitants que la Providence avait conservés pour ensevelir les
saints rentrent dans Rheims en faisant des prières. Arrivés au lieu où
gisent les corps, ils sentent s’exhaler une odeur de parfums délicieux.
Mêlant la joie aux gémissements, ils célèbrent en pleurant les louanges
du Seigneur, préparent pour la sépulture les saintes reliques, et les
déposent avec respect en des lieux convenables autour de la ville. Quant
aux corps de saint Nicaise et de sainte Eutrope sa sœur, ils les
ensevelirent solennellement dans le cimetière de l’église de
Saint-Agricole, fondée longtemps auparavant, et magnifiquement décorée
par Jovin, homme très chrétien et maître de la cavalerie romaine ; en
sorte qu’il semblerait que la Providence eût préparé de loin cette
demeure sainte, plutôt pour la dignité et célébrité de ces saints
martyrs, que pour le dessein et la condition de sa fondation première.
Depuis que les corps de ces
saints martyrs ont été déposés dans cette église, d’innombrables
miracles l’ont illustré. Par leurs mérites et leurs prières, les malades
y ont recouvré la santé et la force, et leur exemple enseigne aux
fidèles à marcher dans le chemin du ciel. Saint Jérôme écrivant à une
jeune veuve de noble origine, nommée Aggerunchia, et l’exhortant à
persévérer dans le saint état du veuvage, fait mention de cette
persécution des barbares ; il dit entre autres choses :
« D’innombrables nations
barbares s’emparèrent de toute la Gaule. Les Quades, les Vandales, les
Sarmates, les Alains, les Gépides, les Hérules, les Saxons, les
Bourguignons, les Allemands, les Pannoniens, horrible république,
ravagèrent tout le pays renfermé entre les Alpes et les Pyrénées, entre
l’océan et le Rhin. Assur était avec eux. Mayence, ville autrefois
fameuse, fut prise et saccagée, et des milliers de chrétiens furent
égorgés. La capitale des Vangions
fut ruinée par un long siège. Les peuples de la puissante ville de
Rheims, d’Amiens, d’Arras, ; les Morins, situés aux extrémités de la
Belgique, ceux de Tournai, de Spire, de Strasbourg, furent transportés
dans la Germanie, les Aquitains, la Novempulanie lyonnaise, la
Narbonnaise furent dévastés, excepté quelques villes, que le fer ruinait
au-dehors et la famine au-dedans ».
Enfin on dit que saint Remi
avait fixé sa demeure dans cette basilique, afin que comme en esprit il
approchait sans cesse des mérites des saints martyrs, il en approchât
aussi en corps et en personne. On montre encore aujourd’hui, près de
l’autel, le petit oratoire où il aimait à prier en secret, et à offrir,
loin du bruit populaire, au Dieu qui voit tout les saintes hosties de
contemplation. C’est là qu’un jour il vaquait à ces pieux exercices,
lorsque, apprenant tout-à-coup l’incendie de la ville, il accourut pour
l’arrêter en invoquant le Seigneur, et, secondé de l’appui des saints,
laissa les traces de ses pas empreintes pour toujours sur les pierres
des degrés de l’église.
Texte de Flodoard (Histoire
de l'Église de Rheims).
AUTRE
TEXTE: Le Martyre de Saint
Nicaise |