« Je dois vous
prévenir que je suivrai ma vocation partout où elle m’appellera,
fut-ce même aux missions étrangères », voilà ce que Pierre
Dumoulin-Borie, jeune corrézien, né le 20 février 1808, à Beynat,
déclara à ses parents lorsqu’il leur annonça
son
intention d’entrer dans les Ordres.
Il étudia tout d’abord
au collège de Beaulieu, puis au Petit Séminaire à Servières où il
tomba malade et déclara : « Si Dieu me fait grâce de me guérir,
je le servirai tout de bon ! ». Ce qui se réalisera ensuite, et
il décida de devenir missionnaire, décision rejetée catégoriquement
par son père, puis médecin et trappiste : refus tout aussi
catégorique.
Il entra donc au Grand
Séminaire, à Tulle, tout en avertissant son père que rien ne pourra
l’empêcher de suivre sa voie « fut-ce même aux missions
étrangères ».
Son zèle missionnaire
le conduisit, durant les vacances d’été, à visiter une octogénaire
malade et qui avait congédié le curé du lieu auparavant. L’abbé
Borie se présenta à elle, munie d’une bouteille de vin blanc, et
cela marqua le début d’une série de rencontres qui la conduisirent à
redécouvrir le Christ et à quitter ce monde réconciliée avec son
curé. Démarche inhabituelle que de se présenter une bouteille à la
main auprès d’une malade, mais c’est bien ce zèle qui caractérisera
le jeune missionnaire dans ses pérégrinations en Extrême-Orient.
L’année suivante, il du
préparer son père à la mort, et lors de son engagement définitif, le
jour de son ordination au sous-diaconat, une épreuve supplémentaire
se présenta à lui : il s’agissait de convaincre sa mère du
bien-fondé de sa décision de partir pour les missions. Finalement,
laissant une lettre d’adieu, Pierre Borie quitta sa maison de nuit.
Le 8 octobre 1829,
l’abbé Borie arriva au Séminaire des Missions Etrangères, à Paris,
et passa une année de formation et de longues discussions avec sa
mère qui voulait toujours le dissuader de poursuivre son
cheminement. En 1830, lors des émeutes à Paris, il faillit se faire
lyncher entouré par la foule qui le prenait pour un Suisse, mais son
accent le sauva.
Pierre Borie, diacre,
partit pour le Tonkin le 2 novembre 1830 mais avant cela, il fut
ordonné prêtre le 21 novembre 1830 et embarqua, le 1er décembre, au
Havre, sur « La France » à destination de Macao. Son périple le mena
au Cap de Bonne-Espérance, à l’île de France (Maurice), à l’île
Bourbon (La Réunion), à Batavia (Djakarta) avant d’arriver à
Singapour et d’embarquer sur un navire anglais qui déposa ses
passagers le 18 juillet 1831, où Borie fut accueilli par le père
Legrégeois, procureur des missions.
De là, Pierre Borie fut
envoyé au Tonkin et écrit au supérieur du petit séminaire de
Servières : « C’est la plus florissante de nos missions. Elle
compte 200 000 chrétiens, 800 religieuses, 80 prêtres indigènes,
1 200 catéchistes ; mais il n’y a que 7 prêtres européens. Que je
suis impatient d’aller partager leurs fatigues ! ». Son
enthousiasme et sa détermination allèrent lui être nécessaire, car
le père Legrégeois ne manqua pas de lui donner de bonnes nouvelles
de toutes les missions, sauf de celles du Tonkin et de Cochinchine,
dont le nouvel empereur, Minh Mang, luttait contre le christianisme.
Comme il était interdit aux étrangers de débarquer sur le territoire
de l’empire, les nouveaux missionnaires devaient s’en remettre aux
contrebandiers chinois. Attendant une occasion d’entrer dans le
pays, Borie embarqua à destination de la Cochinchine début 1832.
Les deux royaumes de
Cochinchine et du Tonkin avaient été réunis, au début du siècle, en
un empire : le Vietnam. Les vastes rizières et la majorité de la
population se trouvaient aux deux extrémités : delta du Mékong et
delta du fleuve Rouge, à 1 600 kilomètres les unes des autres,
reliées par le couloir annamitique resserré entre les montagnes et
la mer, peu cultivé et peu peuplé ; et au milieu du couloir, la
capitale impériale, Huê.
Début février, Pierre
Borie débarqua à Saigon où il fut l’hôte du Père Cuenot pendant près
de deux mois en attendant une occasion pour se rendre au Tonkin.
Notons qu’en Basse Cochinchine, le vice-roi n’appliquait pas les
consignes de l’empereur à l’encontre des chrétiens. Ainsi, Borie
embarqua pour la quatrième fois, remonta toute la côte de
Cochinchine, dépassa Huê, et débarqua au sud du Tonkin le 15 mai
1832, dix-huit mois après avoir quitté la France !
Aussitôt informé de son
arrivée par le Père Masson, l’évêque, Mgr Havard, lui demanda de
rester dans la partie sud, là où se déroulera sa vie missionnaire.
Puis, Pierre Borie se mit à apprendre la langue et la culture du
pays. Cette partie méridionale comptait 58 000 chrétiens, dont
24 000 à Nghe-an, 16 500 à Ha-tinh et 17 500 à Bo-chinh.
Alors que la paix était
de mise depuis trente ans, le 6 janvier 1833, l’empereur Minh Mang
publia l’édit de persécution générale. C’est alors que commença la
période de camouflage des chrétiens, d’errance et de changements de
résidences pour les prêtres d’origine étrangère.
Après plusieurs
semaines de vie cachée, Pierre Borie décida de risquer un passage de
l’autre côté des montagnes, vers un royaume appelé le Laos… des « terrae
incognitae » en blanc sur les cartes. Mais l’abbé Borie dû se rendre
à l’évidence du danger d’une telle entreprise et il revint sur ses
pas.
Au fil des semaines,
les mandarins devinrent moins enclins à appliquer l’édit de
l’empereur et, moyennant quelques arrangements, il fut à nouveau
possible pour les missionnaires d’exercer un ministère. C’est alors
que Pierre Borie se vit confier le district le plus méridional du
Tonkin, à la frontière de la Cochinchine.
Deux dysenteries plus
tard, les mandarins s’inquiétaient de ce que pouvait être découvert
les « arrangements » à l’égard des missionnaires. De plus, dans le
district de Borie, des chrétiens furent roués de coups, et un prêtre
tonkinois, le Père Tuy, subit le martyre. Borie lui-même échappa à
l’arrestation car dénoncé pour quelques pièces d’argent, mais
l’affaire fut étouffée moyennant un autre « arrangement » de la part
d’un non-chrétien aisé.
Huit jours après le
martyre du Père Tuy, on apprit celui de
Gagelin. Ainsi, un prêtre
vietnamien et un missionnaire venaient de tomber coup sur coup.
Gagelin avait été
étranglé à Huê, la capitale, et Borie eut l’idée de se rendre auprès
de l’empereur pour lui expliquer ce qu’était le christianisme. C’est
le Père Jaccard, en résidence forcé dans la capitale impériale, et
qui avait connu l’empereur en qualité d’interprète, qui l’en
dissuada. En effet, selon Jaccard, l’empereur connaissait fort bien
la religion et tout ce que risquait Borie, c’était la torture.
C’est alors au tour du
Père Khoa et deux séminaristes d’être arrêtés, et en même temps la
décision avait été prise de rechercher le Père Borie. Ce dernier fut
arrêté, incarcéré avec les pères Diem et Khoa, interrogé et
transféré à Dông-Hoi, chef-lieu de la province du Quang-binh, pour
comparaître devant le préfet. S’en suivirent trente coups de rotin
dont les blessures furent cicatrisées avec du sel. Le mandarin lui
demanda ensuite de signer un « billet d’apostasie » et de marcher
sur la croix. Le missionnaire refusa de se soumettre et demanda
l’indulgence pour les chrétiens locaux.
Peu de temps après,
c’est en prison que Borie, âgé de trente ans, reçu sa nomination en
tant qu’évêque et Vicaire Apostolique du Tonkin occidental. En
effet, en vertu d’un Bref du 31 juillet 1832, qui lui permettait de
nommer son coadjuteur et de le sacrer évêque d’Acanthe, Mgr Havard
l’avait choisi et avait exprimé sa volonté, dans une lettre du 30
janvier 1836, qu’il confia, ainsi que le Bref de 1832, au Père
Masson, avec ordre de ne remettre qu’après sa mort ces deux pièces à
leur destinataire. Quand il vit la persécution s’accentuer et la
maladie l’atteindre gravement, il fit une autre lettre, datée du 2
juillet 1838, nommant sous condition Borie comme son successeur ;
peu après il mourut.
Dès que Masson apprit
la mort de l’évêque, il expédia à Borie les premières pièces datées
de 1836. L’élu venait d’être arrêté et emprisonné. Quand il comprit
qu’il serait condamné à mort, il nomma Masson supérieur de la
mission, Retord provicaire, et écrivit au Séminaire des Missions
étrangères et à Mgr Cuenot d’agir à Rome, afin d’obtenir la
nomination du Père Masson comme Vicaire apostolique.
Durant quatre mois
d’emprisonnement, Pierre Borie se plia aux interrogatoires et le
préfet envoya son rapport à l’empereur. Le préfet notifia la
sentence prononcée par l’empereur : la décapitation. Le condamné dit
alors : « Depuis mon enfance, je ne me suis encore prosterné
devant personne, que devant Dieu. Maintenant, je remercie le grand
mandarin de la faveur qu’il m’a procurée, et lui en témoigne ainsi
ma reconnaissance. » Puis il s’agenouilla, se disposant à
accomplir la grande prosternation selon la coutume. Le préfet l’en
empêcha.
Le 24 novembre 1838,
lors de l’exécution, près de la citadelle de Dong-Hoi, le soldat qui
s’était enivré, car admiratif de Pierre Borie, dû recommencer à sept
reprises son geste muni de son sabre. Le mandarin, qui présidait à
l’exécution sur un éléphant, était furieux à l’encontre de son
soldat et le fit fouetter devant la foule.
Le même jour, deux
prêtres vietnamiens furent exécutés et enterrés sur place. Quant au
corps de Pierre Borie, il fut enterré sur le lieu même de
l’exécution ; l’année suivante, au mois d’octobre, par les soins du
Père Masson, ses ossements furent transportés à Ke-gom dans le Nghe-an ;
au mois de juin 1842, ils furent envoyés à Macao, d’où le procureur
général des Missions étrangères, le Père Libois, les expédia en
France par le vaisseau « Orient » ; ils arrivèrent au Séminaire de
Paris en 1843, et le 3 août, une commission composée
d’ecclésiastiques et de médecins en fit la reconnaissance.
Après la Béatification
du martyr, qui eut lieu en 1900, sous le Pontificat de Léon XIII (le
bref est du 7 mai et les solennités à Saint-Pierre de Rome du 27 du
même mois), ses ossements ont été placés dans une châsse sous
l’autel Sainte-Anne, dans la crypte de l’église du Séminaire des
Missions Étrangères.
C’est ainsi que nous
perpétuons la mémoire de celui qui a réconcilié une personne âgée et
malade en commençant par lui offrir une bouteille de vin et qui,
quelques années plus tard, toujours empreint du même zèle
missionnaire, voulu franchir les montagnes pour se rendre au Laos,
sans oublier le fait de vouloir se rendre auprès de l’empereur pour
lui expliquer, en pleine persécution, ce qu’est la foi chrétienne.
Plein d’audace et de zèle, Pierre Borie fut, comme l’a écrit mon
prédécesseur une « précieuse alliance de la force et de la douceur »
au service du Seigneur.
Sources : Revue
MEP Asie Océan Indien, n° 396 - Mars 2005. |