Étant donné
l'attrait qu'avait le bienheureuse Alexandrina pour l'Eucharistie,
nous avons décidé de publier quelques documents qui concernent le
Sacrement de l'Amour, “le plus grand miracle de la Sagesse divine”.
Le
document qui suit est déjà ancien — mais cette ancienneté ne lui
enlève nullement son actualité — et est sorti de la plume de l'un
des plus grands évêques français: l'archevêque de Toulouse, Mgr
Gabriel Marie Garrone. Il ne fait aucun doute qu'Alexandrina
l'aurait lu avec “avidité”, si elle avait put le faire, voilà une
raison supplémentaire pour nous le publiions.
*****
La récente Constitution
conciliaire est venue heureusement consacrer, redresser, promouvoir
la vie liturgique de l'Église. Il n'est pas permis de douter que sa
mise en œuvre loyale, mesurée, progressive, n'ouvre à la communauté
chrétienne les voies d'un grand progrès.
Il
faut veiller cependant.
En effet, à la faveur
d'un texte nouveau, des idées fausses peuvent chercher à trouver une
issue, des imprudences se commettre dont le retentissement peut
aller jusqu'à altérer la foi.
C'est ainsi qu'une
affirmation vigoureuse est devenue nécessaire sur le point de la
présence réelle. Il est temps de s'interroger, qu'on soit prêtre
ou qu'on soit laïc, pour prévenir un glissement, affermir sa pensée,
peut-être déjà réparer quelque fine fissure née d'insinuations plus
ou moins inconsidérées.
Il y a une pensée de
l'Église au sujet de la Présence réelle.
Cette pensée s'est
définie de la façon la plus formelle.
On ne peut s'en
écarter sans s'écarter de ta foi.
C'est le Concile de
Trente qui a énoncé en cette matière ce que nous devons croire :
« Le Concile affirme
ouvertement et sans détour que, dans le vénérable sacrement de la
sainte Eucharistie, après la consécration du pain et du vin,
Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est présent
vraiment, réellement et substantiellement sous l'apparence de ces
réalités sensibles. »
Pour être philosophique d'apparence,
la présentation de la foi n'en a que plus de force par la rigueur et
l'accumulation des termes. Chacun d'eux ferme une issue. Il fait
face à
une erreur, à une manière de contester
ou de diminuer le contenu de la foi, à l'un ou l'autre des multiples
substituts inventés par la Réforme pour échapper à la certitude
simple et nette de la présence du Seigneur. Ces précisions sont
indispensables aux théologiens, car rien ne doit être laissé à
l'équivoque.
Mais, pour nous
chrétiens, l'idée et la réalité sont simples et claires, et c'est ce
que l'Église veut à tout prix sauver : Le Christ est là présent.
La petite flamme exigée par la liturgie dit parfaitement ce
qu'elle veut dire : Là, Quelqu'un vit.
Comment ? La théologie
ne se flatte pas de savoir l'exprimer. Elle prévient plutôt les
interprétations grossières. Elle demande seulement qu'on en croie
le Seigneur sur parole et qu'on ne vide pas d'une présence réelle
soit le sacrifice que le Christ a offert de son Corps et de son
Sang, soit cette communion par laquelle il se rend intérieur à nous
et “demeure en nous”. Là en effet, où la Présence réelle a cessé
d'être un objet ferme de foi, ou bien où elle s'est effacée, on a vu
s'évanouir la foi au sacrifice de la messe et à la communion:
tout cela se tient.
On entend ici Pascal :
« Que le hais ces sottises de ne pas croire à l'Eucharistie ! Si
l'Évangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y
a-t-il là ? » (Pensée 224.) Et c'est bien ainsi que l'Église l'a
vécu.
La présence réelle
dans le tabernacle
Tout proche de nous, si
vivant encore dans les familles issues de sa pensée et de sa prière,
c'est un P. de Foucauld. Seul en plein désert avec
cette Présence, et donc le moins seul des hommes. Heureux, rayonnant
de joie: la lumière de son visage est presque bouleversante. Heureux
de cette Présence qu'une grâce exceptionnelle lui rend presque
sensible dans une foi ardente. Sa prière, dont l'écho nous est si
largement donné à travers ses notes, est jusqu'au plus profond
pénétrée de cette certitude, vibrante de ce contact.
Exemple proche,
providentiellement proche, et merveilleusement fécond.
Mais non unique. Les
témoins d'une telle grâce jalonnent l'histoire de l'Église. Celle-ci
a lentement découvert son propre Trésor. Et la joie indicible de
posséder, sacramentellement, tout près de sot, le Seigneur que le
Sacrifice met entre nos mains, a engendré le don de vies
entières, la naissance de familles innombrables où la contemplation
trouve à travers l'Eucharistie un chemin large, ouvert et un élan
sans fin, développé souvent en œuvres apostoliques.
Mais ce sont là des
vocations particulières. Il y a la grande route commune. Il y a la
ferveur tranquille et quotidienne des simples, ceux que le Christ
aime tant, ceux pour qui sa Parole est tout bonnement vérité. Il y a
ces hommes, ces femmes pour qui entrer dans une église c'est y
trouver sacramentellement leur Seigneur. Qui dira ce que la
Présence eucharistique a ainsi réveillé de foi, entretenu d'amour,
maintenu de fidélité ? On ne pense pas sans un serrement de cœur
et une inquiétude profonde à l'énorme baisse du potentiel de prière,
qui s'opère en notre temps par le fait d'une dévotion fléchissante
envers l'Eucharistie. La piété chrétienne désertera, et commence
déjà, de déserter l'église brusquement transformée en une
sorte de temple mort où l'on cherche avec peine, et
quelquefois l'on ne sait plus où trouver le signe providentiel de la
Présence du Seigneur et du Sauveur.
Il y a une continuité
entre la Volonté divine qui a rendu Dieu sensible aux yeux, à
l'oreille, à la main des êtres de chair que nous sommes (1 Jean, 1),
et cette Présence sacramentelle dont notre prière a besoin pour
ranimer son élan, pour maintenir sa flamme.
Que serait la prière
d'un Curé d'Ars sans cette Présence ?
Que sera donc la prière
de nos fidèles dans telle église qu'on pourra bientôt impunément
fermer en dehors des heures de culte ? Ce n'est pas cela que le
Concile a voulu ! Et ce n'est pas l'heure de retirer aux âmes les
moyens de prière que Dieu leur a donnés. Qui peut contester le
fait de cette chaleur qui vient spontanément hausser le niveau de la
prière dans telle célébration si désespérément glacée malgré la
Parole de Dieu, lorsque l'Eucharistie vient nous offrir, avec la
Présence sacramentelle, le Seigneur même de la Parole ? Quelle
aberration que d'en priver nos fidèles !
La recherche théologique
Bien sûr, cette
Présence est un grand mystère pour nous.
Moins tout de même que
l'Incarnation qui est le vrai mystère.
Bien sûr que la
théologie doit continuer de réfléchir sur ce point. Et l'on ne peut
que se réjouir de l'effort qui se déploie aujourd'hui même. On ne
doit même pas refuser d'essayer des formules qui rendront plus
parfaitement compte de la foi; pourquoi pas ? Il suffit que la foi
soit sauve en sa source et en sa continuité, et que le magistère ne
marque pas sa désapprobation.
Il fait tout de même
bon se souvenir d'un saint Thomas d'Aquin. L'Église n'a sans
doute jamais connu de théologien de cette envergure. Paisiblement il
a été un créateur. Or on sait ce que fut sa dévotion à
l'Eucharistie, et ce sont ses cantiques qui portent depuis des
siècles la ferveur de l'Église en sa Fête-Dieu. Le tabernacle était
le lieu de sa plus profonde réflexion et sa prière trouvait là sa
source préférée et la plus féconde. On ne dégénère pas en suivant
cette trace.
On s'étonne donc que
certains jettent aujourd'hui le trouble, et déconcertent par des
insinuations entendues la simplicité de la loi chrétienne sur un tel
point. Quelle que soit l'explication ou l'expression
théologique — toujours humaine — qu'un génie pourra en donner, la
vérité demeure où doit s'arrêter la loi, où peut s'appuyer à coup
sûr la prière, sans attendre les développements savants : le Christ
de la Passion et de l'Eucharistie demeure réellement présent
sacramentellement parmi nous. Le chrétien qui va mourir peut le
recevoir comme on le reçoit à la messe. Le chrétien qui a besoin que
la présence du Seigneur lui soit d'une certaine façon sensible peut
venir en sécurité près du tabernacle. Il ne se trompera pas.
Le prêtre a le
devoir de ne pas laisser le chrétien privé de ce trésor.
Notre temps mourra
de froid s'il ne prie plus. Il oubliera Dieu.
Rendons-lui le goût
et le sens de la Présence réelle dont il a besoin.
Gabriel-Marie GARRONE,
archevêque de Toulouse.
LA DOCUMENTATION
CATHOLIQUE, No 1468, 3 avril 1966
|