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“Voyez quel grand amour nous a
donné le Père...”
Depuis longtemps maintenant nous
avions chaque dimanche un extrait de l’épître aux Romains. Si saint Paul a fini
de nous exposer son argumentation à propos de l’ancienne Loi et de la nouvelle,
il adresse encore aux Chrétiens de Rome - et à nous bien sûr, quatre autre
chapitres de conseils divers, dont nous n’aurons à lire que deux petits extraits
aujourd’hui et dimanche prochain.
Saint Paul nous rappelle ici que
les principaux commandements de l’ancienne Loi se ramènent à celui, fondamental,
de l’amour mutuel : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”.
Curieusement, nous ne lirons pas l’évangile du “Jeune homme riche” (Mt 19), où
Jésus lui tient à peu près le même langage. C’est que Jésus nous donne une autre
leçon d’amour fraternel, très importante pour toute communauté.
Mais d’abord, que signifie cette
expression si souvent répétée : Aimer son prochain “comme soi-même” ? On aurait
presque tendance à ne retenir que l’expression initiale : Aimer son prochain,
qui semble facile, et même évidente à première vue. Pourquoi donc “comme
soi-même” ? On pourrait même poser cette question : si je m’aime, je pense à moi
et donc je suis égoïste, n’est-ce pas ? D’autant plus que Jésus lui-même a dit
ailleurs (Lc 14:26) : “Si quelqu’un vient à moi sans haïr… jusqu’à sa propre
vie, il ne peut être mon disciple”.
Très brièvement on répondra ici
que “haïr sa vie” pour se donner entièrement à Dieu et aux autres ne signifie en
aucun cas qu’on se haïsse soi-même. Quand on aime vraiment, au sens fort du
terme, on est disponible pour donner à la personne aimée tout ce qui est bon
pour elle, même au prix de gros sacrifices (et de sa vie) ; il est extrêmement
important que j’accorde à moi-même en tout premier lieu tout ce qui bon pour
moi, quel que soit le sacrifice à offrir, le coût à payer. Si nous sommes prêts
à faire un long voyage pour consulter un professeur de renom, à plus forte
raison nous devons être prêts à n’importe quoi pour donner ce qui est nécessaire
à la vie de notre âme.
Il est donc nécessaire,
primordial, que nous rendions d’abord à nous-mêmes le service de nous offrir
tout ce qui est bon pour notre âme : en tout premier lieu la lecture de
l’Evangile et la réception des Sacrements de la Vie spirituelle (Réconciliation
et Eucharistie) ; en second lieu approfondissement des Vertus, de la Foi et de
l’Espérance, de la Charité, de l’Humilité et de l’Obéissance, comme ont fait
tous les Saints et toutes les Saintes pour suivre l’exemple de Notre Seigneur
Jésus Christ ; cet approfondissement nous aidera dans notre vie quotidienne et
dans nos rapports avec le prochain : c’est ainsi que, après nous être bien
“nourris”, nous saurons quoi offrir à notre prochain pour son bien.
C’est dans cet esprit que nous
pouvons relire l’évangile : “Si ton frère a commis un péché…”, dit Jésus.
Si j’aime mon prochain “comme moi même”, je dois l’aider à faire la même
démarche que je ferais pour moi-même : demander pardon. Or, il faut le
reconnaître : il n’est facile ni de faire remarquer à son frère son erreur même
avec douceur, ni d’accepter qu’on nous le dise.
Je n’ose pas parler à mon frère
de son erreur, parce que moi-même je me sens pécheur ; et je n’aime pas recevoir
un reproche, parce que je suis orgueilleux. Que faire ? — S’humilier devant
Dieu, reconnaître notre péché, Lui demander pardon ; ce geste nous aidera à
accueillir le pécheur, à lui parler, à le reconduire à Dieu, et réciproquement
le pécheur acceptera d’autant mieux cette conversion, qu’il verra en nous
l’exemple du premier pas. C’est un devoir grave du Pasteur, de guider tout son
troupeau en le préservant de la maladie de certaines brebis. C’en est un non
moins grave de tout faire pour guérir les malades et les réadmettre dès que
possible dans le troupeau unique. La lecture du prophète Ezéchiel est
fondamentale : avertir le pécheur pour l’aider à se reprendre, c’est vraiment
l’aimer “comme soi-même”.
La plupart des chrétiens ignorent
l’excellence de cette voie. Beaucoup croient suffisant d’ “aller à la Messe” ou
même seulement de se dire chrétiens. Mais les chrétiens doivent se sentir
conscients de former une grande famille de frères et de sœurs, où l’on se
rencontre, où l’on s’unit dans la prière et dans l’effort, où l’on s’entraide
moralement et aussi matériellement. C’est bien ce que veut de nous le Christ,
quand il dit ensuite que “si deux d’entre vous se mettent d’accord pour
demander quelque chose, ils l’obtiendront de mon Père”. La force de la
prière commune !
N’oublions pas nos frères en
Chine, en Ethiopie, au Liban, pour ne citer que quelques régions où les
chrétiens ont tant de difficultés à vivre leur Foi. Ils prient intensément, ils
prient pour leurs persécuteurs et leur pardonnent leur aveuglement, ils comptent
beaucoup sur notre prière aussi.
Mais revenons sur le pardon
fraternel. Jésus ajoute : “Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié
dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le
ciel”. Jésus n’a-t-il pas dit cela à Pierre, deux chapitres plus haut ? Nous
l’avons lu en effet il y a deux dimanches. Ce pouvoir de lier et de délier n’est
pas réservé à Pierre : Jésus le lui confie en premier, et l’étend ensuite aux
autres Apôtres. Lorsque Jean-Paul II allait entendre les confessions des fidèles
le Vendredi Saint, il ne faisait rien de plus que l’humble curé de campagne
perdu dans la dernière bourgade de je ne sais quelle province ; ou plutôt : ce
dernier accomplissait le même geste pastoral que le Pape à Rome, remettre les
péchés au nom de Christ.
Autre question encore : délier,
oui ; mais “lier” ? Pierre et les Apôtres ont donc aussi un pouvoir de “lier”,
c’est-à-dire de “non-délier”, de “condamner”, de refuser le pardon ? Il faut
bien relire ce que dit Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui : “S’il refuse encore
d’écouter l’Eglise, considère-le comme un païen et un publicain”. Jésus ne dit
pas de le condamner, de l’exclure, de lui retirer sa qualité de frère, mais de
le “considérer comme” un païen, c’est-à-dire que c’est ce pécheur endurci qui
s’est mis lui-même en-dehors de la communauté. Avec mansuétude et patience,
supportons patiemment son choix : laissons-lui le temps de réfléchir, de se
reprendre, de revenir à la Vérité, sans violence. Mais par souci de l’unité de
l’Eglise et de la Vérité, le Pasteur est obligé de signaler que telle brebis est
malade, qu’elle a une sorte de contagion, tout en affirmant fortement que cette
maladie n’est pas inguérissable.
Pourquoi donc la liturgie nous a
proposé ce jour le psaume 94, qui est un chant d’acclamation au “Rocher, notre
salut” ? Ce psaume, que les moines chantent chaque matin au début de la prière,
contient un verset très important : “Aujourd’hui,… ne fermez pas votre cœur”.
Demander pardon à Dieu, c’est Lui ouvrir notre cœur et nous disposer à L’écouter
; c’est retrouver notre place dans le saint Troupeau ; c’est reprendre notre
droit à l’héritage éternel.
La prière du jour est explicite :
“Regarde avec bonté ceux que tu aimes comme un père ; accorde-nous la vraie
liberté et la vie éternelle”. Comme l’a écrit saint Jean dans son épître :
“Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés
enfants de Dieu et que nous le soyons vraiment” (1Jn 3:1).
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