Saint Antoine
vint au monde l'an 251 de Jésus-Christ: il naquit au village de
Come, près d'Héraclée, dans la Haute-Egypte. Ses parents qui étaient
chrétiens, et encore plus distingués par leur piété que par leurs
richesses, prirent un soin tout particulier de son éducation 5 ils
le gardèrent toujours auprès d'eux, dans la crainte- que les mauvais
exemples et les discours des personnes vicieuses ne corrompissent
son innocence. Antoine, ainsi retenu dans la maison paternelle, ne
s'appliqua point à l'étude des belles lettres , et ne sut jamais
lire que l'égyptien, qui était la langue de son pays : mais
il était bien dédommagé du défaut de quelques connaissances dont il
n'est que trop ordinaire d'abuser, par les excellentes dispositions
que Dieu avait mises dans son âme. On le vit, dès son enfance, aimer
la sobriété, assister régulièrement aux offices de l'Église, et
obéir à ses parents avec une ponctualité singulière. La mort les lui
ayant enlevés, il devint possesseur d'une fortune considérable, et
se trouva chargé du soin de pourvoir à l'éducation d'une sœur plus
jeune que lui. Il n'était point encore dans sa vingtième année.
Six mois après,
Antoine entendit lire dans l'église ces paroles adressées au jeune
homme de l'évangile : Allez, vendez ce que vous avez, donnez-le
aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Il s'en fit
sur-le-champ l'application a lui-même ; et il ne fut pas plus tôt
retourné à sa maison qu'il abandonna à ses voisins environ 140
arpents d'excellente terre à condition qu'ils paieraient pour lui et
pour sa sœur tous les impôts publics. Il vendit le reste de son
bien, et en distribua le prix aux pauvres, ne se réservant que ce
qui était nécessaire à sa subsistance et à celle de sa sœur. Quelque
temps après, ayant entendu
lire dans l'église ces autres paroles : Ne soyez point en peine
du lendemain, il se défit encore de ses meubles en faveur des
pauvres, et mit sa sœur dans un monastère de vierges, où elle devint
dans la suite la conductrice d'un grand nombre de personnes de son
sexe.
Quant à lui, il se retira dans un désert du voisinage, afin d'imiter
un saint vieillard qui y vivait en
ermite
; là, il partageait son temps entre le travail des mains, la
prière et la lecture. Sa ferveur était si grande, que lorsqu'il
entendait parler de quelque anachorète, il allait le trouver pour
profiter de ses instructions et de ses exemples. Il se fit une règle
de pratiquer tout ce que pratiquaient les vrais serviteurs de Dieu,
et voilà ce qui le rendit en peu de temps un modèle accompli de
toutes les vertus.
Le démon, jaloux
des progrès qu'Antoine faisait chaque jour dans les voies de la
perfection , mit tout en œuvre pour le perdre. Il lui représenta
d'abord toutes les bonnes œuvres qu'il eût pu faire dans le monde
par le moyen de ses richesses, et les difficultés qu'il aurait à
surmonter dans la solitude ; artifice qu'il a coutume d'employer
quand il veut dégoûter une âme de l'état auquel Dieu l'appelle.
Cette première attaque ne lui ayant pas réussi, il tourmenta le
Saint nuit et jour par des pensées contraires à la pureté ; mais le
jeune ermite triompha de cette tentation par une exacte vigilance
sur ses sens, par des jeûnes rigoureux, par l'humilité et la prière.
Le démon revint encore à la charge ; il se servit du piège de la
vaine gloire, et prit diverses formes pour séduire ou pour
épouvanter Antoine. Ses ruses n'eurent point l'effet qu'il en
attendait : toujours il fut vaincu; il fut même forcé d'avouer sa
défaite.
Antoine, averti
par le danger qu'il avait couru, redoubla ses austérités. Il ne
prenait pour toute nourriture qu'un peu de pain et de sel, et ne
buvait jamais que de l'eau ; il ne faisait par jour qu'un seul
repas, et toujours après le coucher du soleil. Quelquefois il
gardait une abstinence totale pendant deux, et même pendant quatre
jours. Souvent il passait la nuit sans dormir, et le peu de repos
qu'il accordait à la nature, il le prenait, ou sur une simple natte
de jonc, ou sur un cilice, ou sur la terre nue. Enfin il employait
tous les moyens propres a châtier son corps, et à le soumettre
parfaitement a la loi de l'esprit.
Le désir d'une
solitude plus entière porta notre Saint à se retirer dans un vieux
sépulcre, où un de ses amis lui portait du pain de temps en temps.
Dieu permit encore que le démon vînt l'y attaquer. Il tâcha d'abord
de l'effrayer par un horrible fracas ; il le battit même un jour si
rudement, qu'il le laissa tout couvert de blessures, et à demi-mort.
Il fut trouvé dans cet état par l'ami charitable qui pourvoyait à sa
subsistance. A peine eut-il repris ses sens, qu'avant même de se
relever, il cria aux démons : « Eh bien ! me voilà encore prêt à
combattre. Non, n rien ne sera capable de me séparer de Jésus-Christ
mon n Seigneur. » Les esprits de ténèbres acceptent aussitôt le défi
; ils redoublent leurs efforts, poussent des rugissements
épouvantables, et se revêtent des formes les plus hideuses et les
plus effrayantes. Cependant Antoine reste inébranlable, parce qu'il
met toute sa confiance en Dieu. Tin rayon de la lumière céleste
descend aussitôt sur lui, et les démons prennent honteusement la
fuite. « Où étiez vous donc, mon Seigneur et mon maître,
s'écria-t-il alors ? Que n'étiez-vous ici dès le commencement du
combat ? Hélas ! vous auriez essuyé mes larmes, et calmé mes peines.
» Une voix lui répondit : « Antoine, j'étais auprès de toi ; j'ai
été spectateur de tes combats,
et parce que tu as résisté courageusement à tes ennemis, je te
protégerai pendant le reste de ta vie, et je rendrai ton nom célèbre
sur la terre. » A ces mots, le Saint, rempli de consolation et de
force, se lève pour témoigner sa reconnaissance à son libérateur.
Depuis sa retraite, saint Antoine avait demeuré dans des lieux
solitaires peu éloignés de sa patrie ; mais, à l'âge de trente-cinq
ans, il résolut de s'enfoncer davantage dans le désert. 11 passa
donc le bras oriental du Nil ; puis s'étant retiré sur le sommet
d'une montagne il s'y renferma dans un vieux château, où il vécut
dans une telle séparation du monde pendant près de vingt ans, qu'il
ne voyait guère que celui qui lui apportait du pain de temps en
temps.
Cependant le
bruit de sa sainteté attirait auprès de lui un grand nombre de
disciples. Il se rendit à la longue au désir qu'ils avaient de vivre
sous sa conduite ; il descendit donc de sa montagne vers l'an 305,
et fonda le monastère de Phaium. La dissipation occasionnée
par cette entreprise fut suivie d'une tentation de désespoir ; mais
il s'en délivra par des prières ferventes, et par une forte
application au travail des mains. Sa nourriture, dans ce nouveau
genre de vie, consistait en six onces de pain trempé dans l'eau, et
un peu de sel ; il y ajoutait de temps en temps quelques dattes. Ce
ne fut que dans sa vieillesse qu'il usa d'un peu d'huile. Souvent il
passait trois ou quatre jours sans prendre aucune sorte de
nourriture. Un cilice lui servait de tunique ; il portait pardessus
un manteau fait de peaux de brebis, attaché avec une ceinture. Des
austérités aussi rigoureuses ne l'empêchaient pas de paraître
robuste et content. Son plus grand plaisir était de vaquer dans sa
cellule aux exercices de la prière et de la contemplation. Etant à
table avec ses frères, il lui arrivait souvent de fondre en larmes,
et de sortir sans avoir rien pris, tant était vive l'impression que
faisait sur lui la pensée du bonheur des Saints, qui n'avaient dans
le ciel d'autre occupation que celle de louer Dieu continuellement ;
de là ce zèle à recommander à ses disciples de donner au soin de
leurs corps le moins de temps qu'il serait possible, afin qu'il leur
en restât davantage pour louer et adorer les grandeurs divines. Il
était pourtant bien éloigné de croire que la perfection consistât
dans la seule mortification du corps ; persuadé que les meilleures
œuvres ne sont rien sans la charité, il s'appliquait à en allumer de
plus en plus le feu dans son âme.
Quelles
instructions un tel maître ne devait-il pas donner à ses disciples ?
Voici quelques-unes des maximes qu'il ne cessait de leur répéter. «
Que le souvenir de l'éternité, disait-il, ne sorte jamais de votre
esprit. Pensez, tous les matins, que peut-être vous ne vivrez pas
jusqu'à la fin du jour ; pensez, tous les soirs , que peut-être vous
ne verrez pas le lendemain matin. Faites chacune de vos actions
comme si elle était la dernière de votre vie, c'est-à-dire, avec
toute la ferveur « et tout l'esprit de piété dont vous êtes
capables. Veillez sans cesse contre les tentations , et résistez
courageusement aux efforts du démon : cet ennemi est bien » faible
quand on sait le désarmer ; il redoute le jeûne, la prière,
l'humilité et les bonnes œuvres. Quoique je parle contre lui, il n'a
pas la force de me fermer la bouche ; il ne faut que le signe de la
croix pour dissiper ses prestiges et ses illusions.... Oui, ce signe
de la croix du Sauveur qui l'a dépouillé de sa puissance, suffit
pour le faire trembler. » Le Saint fortifiait ces dernières
instructions par le récit des divers assauts qui lui avaient été
livrés par le démon. C'est par la prière, ajoutait-il, que j'ai
triomphé de tous ses pièges. Il me dit un jour, après s'être
transformé en ange de lumière : Antoine, demandez ce que vous
voudrez, je suis la puissance de Dieu. Mais je n'eus pas plus tôt
invoqué le nom de Jésus, qu'il disparut. » Le Saint avait
merveilleusement le don de discerner les esprits. Voici la règle
qu'il donnait à ses disciples sur ce sujet. « La vue des bons
anges, leur disait-il, n'apporte aucun trouble ; leur présence est
douce et tranquille ; elle comble l'âme de joie, et lui inspire de
la confiance. Ils font concevoir un tel amour des choses divines,
qu'on voudrait quitter la vie pour les suivre dans la bienheureuse
éternité. Au contraire, l'apparition des mauvais anges remplit de
trouble : ils se présentent avec bruit ; ils jettent l'âme dans une
confusion de pensées, ou dans une frayeur qui la déconcerte ; ils
dégoûtent de la pratique des vertus , et rendent l'âme inconstante
dans ses résolutions. »
Pendant
qu'Antoine était ainsi occupé dans la solitude de sa propre
sanctification et de celle de ses disciples ; l'Église se vit
attaquée par Maximin, qui ralluma le feu de la persécution en 311.
L'espérance de verser son sang pour Jésus-Christ, l'engagea à sortir
de son monastère. Il prit la route d'Alexandrie, afin d'aller servir
les chrétiens renfermés dans les prisons, et condamnés à travailler
aux mines. Il les encourageait tous à rester inébranlables dans la
confession de la foi, et cela jusque devant les tribunaux, et dans
les lieux où se faisaient les exécutions. Il portait publiquement
son habit monastique, sans craindre que le juge le reconnût. Il ne
voulut portant point imiter l'exemple de ceux qui se livraient
eux-mêmes aux tyrans, parce qu'il savait qu'on ne peut agir ainsi
sans une inspiration particulière de Dieu. La persécution ayant
cessé l'année suivante, il retourna dans son monastère, résolu d'y
vivre plus que jamais dans une entière séparation du monde : ce fut
ce qui le porta à faire murer la porte de sa cellule. Il en sortit
néanmoins quelque temps après, et quitta la contrée où étaient ses
premiers monastères, que saint Athanase appelle les Monastères de
dehors. Ils étaient aux environs de Memphis, d'Arsinoé, de
Babylone et 'd'Aphrodite. Le nombre des solitaires de ce
premier désert de saint Antoine s'accrut prodigieusement ; et Rufin
, en parlant de saint Sérapion d'Arsinoé, peu après la mort de saint
Antoine , dit qu'il était supérieur de dix mille moines ; il ajoute
qu'on ne pouvait presque compter ceux qui habitaient les solitudes
de Memphis et de Babylone. De ces solitaires, les uns vivaient
ensemble, et formaient des corps de communautés ; les autres
menaient la vie anachorétique dans des cavernes séparées. Saint
Athanase, qui les visita souvent, n'en parle qu'avec des transports
d'admiration. « Il y a, dit-il, des monastères qui sont comme autant
de temples remplis de personnes dont la vie se passe à chanter des
psaumes, à lire, à prier, à jeûner, à veiller, qui mettent toutes
leurs espérances dans les biens à venir, qui sont unies par les
liens d'une charité admirable, et qui travaillent moins pour leur
propre entretien que pour celui des pauvres : c'est comme une vaste
région absolument séparée du monde, et dont les heureux habitants
n'ont d'autre soin que celui de s'exercer dans la justice et la
piété. » Tous ces solitaires étaient conduits par le grand saint
Antoine, qui ne cessait d'animer leur ferveur par sa vigilance, ses
exhortations et ses exemples, et quoiqu'il eût établi des supérieurs
subalternes, il ne laissa pas de conserver toujours sur eux une
surintendance générale, même après qu'il eut changé de demeure.
Cependant le
Saint, après avoir recommandé à Dieu ses disciples, résolut de
pénétrer plus avant dans les déserts, afin d'y vivre plus éloigné du
commerce des hommes, et, pour ainsi dire, seul avec Dieu seul ;
par-là il se préservait encore de la tentation de la vanité qu'il
craignait extrêmement. Il se détermina donc à se retirer dans un
lieu de la Haute-Egypte, où il n'y avait que des hommes sauvages.
Etant arrivé sur le bord du Nil, il s'arrêta dans un lieu commode,
attendant qu'il passât un bateau sur lequel il pût remonter le
fleuve vers le sud ; mais par une inspiration particulière de Dieu,
il changea de dessein, et au lieu de s'avancer vers le sud, il se
joignit à quelques marchands arabes qui allaient vers la mer Rouge,
du côté de l'Orient. Enfin, ayant marché trois jours et trois nuits,
porté apparemment sur un chameau, il gagna le lieu où le ciel
voulait qu'il fixât sa demeure pour le
reste de ses jours :
c'était le mont Colzin, qu'on a depuis nommé le mont Saint-Antoine,
et qui n'est qu'à une journée de la mer Rouge. Au bas est un
ruisseau, sur le bord duquel on voit un grand nombre de palmiers qui
contribuent beaucoup à rendre ce lieu commode et agréable. Cette
montagne était si haute et si escarpée, qu'on ne pouvait la regarder
sans frayeur : on la découvrait du Nil, quoiqu'il y eût 30 milles,
ou douze lieues, à l'endroit où elle en était le plus proche.
Saint Antoine s'arrêta au pied de cette montagne, et fixa sa demeure
dans une cellule si étroite, qu'elle ne contenait en carré qu'autant
d'espace qu'un homme en peut occuper en s'étendant. Il y avait deux
autres cellules toutes semblables, taillées dans le roc, sur le
sommet de la montagne, où l'on ne montait qu'avec bien de la
difficulté par un petit sentier fait en forme de limaçon. Le Saint
se retirait dans une de celles-ci lorsqu'il voulait se dérober à la
presse, car il ne put rester longtemps inconnu. Ses disciples
le
découvrirent à la fin, après beaucoup de recherches, et se
chargèrent du soin de lui procurer du pain; mais il voulut
leur épargner cette peine. Il les pria
donc de lui apporter une bêche, une cognée, et un peu de blé qu'il
sema, et qui lui rapporta suffisamment de quoi se nourrir. Sa joie
fut extrême quand il vit qu'il n'était plus à charge à personne.
Quelque désir
qu'il eût de vivre dans la retraite il ne put résister aux instances
qu'on lui fit d'aller visiter ses premiers monastères : il y fut
reçu avec les démonstrations de la joie la plus vive. Ses discours
inspirèrent à ses disciples une nouvelle ardeur de croître en vertu
et en sainteté. Ce fut dans ce même voyage qu'il visita sa sœur,
supérieure d'une communauté de vierges, qu'elle édifiait par
l'exemple de toutes les vertus. Après avoir satisfait à ce devoir de
charité, il reprit la route de sa montagne. Les solitaires et les
personnes affligées venaient de toutes parts le consulter : il
donnait aux uns des avis salutaires, et obtenait par ses prières des
miracles du ciel en faveur des autres. Nous apprenons de saint
Athanase, qu'il guérit un nommé Fronton, de la famille de
l'Empereur, d'une maladie si extraordinaire, qu'il se coupait la
langue avec les dents. Il rendit la santé à une fille paralytique,
et à plusieurs autres malades. Si quelquefois Dieu n'accordait point
à ses prières la guérison des malades, il se soumettait à la volonté
du ciel, et exhortait fortement les autres à faire la même chose ;
souvent il les envoyait à d'autres solitaires, afin qu'ils
obtinssent par leurs prières ce qui avait été refusé aux siennes. «
Je leur suis bien inférieur en mérites, disait-il, et je m'étonne »
qu'on vienne me trouver, tandis qu'on pourrait s'adresser à eux. »
Le lieu de la
retraite du Saint ayant été découvert, comme nous l'avons dit,
plusieurs de ses disciples se rendirent auprès de lui ; mais ils ne
purent, malgré l'envie qu'ils en avaient, obtenir de lui la
permission de s'établir sur
sa montagne. Ils bâtirent donc avec son consentement et par son
avis, le monastère de Pispir, ou Pispiri. Ce monastère, peu éloigné
du Nil, et peut-être sur le bord de ce fleuve, était du côté de
l'Orient, et à douze lieues de la montagne du Saint. Macaire et
Amathas y demeurèrent jusqu'au temps où ils restèrent auprès du
Saint, pour le servir dans son extrême vieillesse.
Il s'y forma une communauté aussi nombreuse que dans les déserts
d'au-delà le Nil. On dit qu'après la mort du saint patriarche,
Macaire y eut sous sa conduite jusqu'à cinq mille moines. Dans la
suite, Amathas et Pitirion gouvernèrent aussi un grand nombre de
moines qui habitaient dans des cavernes sur la montagne même du
Saint. Il y avait beaucoup de ces cavernes, à cause de la quantité
de pierres qu'on avait tirées pour construire les pyramides
d'Egypte.
Saint Antoine était trop éloigné de ses premiers disciples pour les
visiter souvent; mais il ne négligeait pas pour cela leurs besoins
spirituels. Outre les instructions particulières qu'il donnait à
ceux qui venaient quelquefois le trouver, il leur écrivait encore,
comme nous l'apprenons de saint Jérôme. Quant au monastère de
Pispir, qui était plus près, il y allait fréquemment. Ce fut là
qu'il confondit les philosophes et les sophistes qui voulurent
disputer avec lui ; c'était là aussi qu'il instruisait les
étrangers, surtout les grands, qui ne pouvaient avec leur suite
gagner le haut de la montagne. Macaire, son disciple, chargé de
recevoir les étrangers, l'informait de ce dont voulaient lui parler
ceux qui demandaient à l'entretenir. Ils étaient convenus entre eux
d'appeler Egyptiens les personnes du monde, et
Jérosolimitains celles qui faisaient profession d'une rare
piété. Ainsi, lorsque Macaire disait à son maître que des
Jérosolimitains étaient venus pour le visiter, il s'asseyait avec
eux, et leur parlait des choses de Dieu ; s'il lui disait au
contraire que c'étaient des Egyptiens, il se contentait de leur
faire une petite exhortation, après laquelle Macaire les
entretenait, et leur préparait des lentilles. Dieu lui ayant un jour
fait voir toute la surface de la terre tellement couverte de piéges,
qu'il était presque impossible de faire un pas sans y tomber, il
s'écria tout tremblant : « Qui pourra donc, Seigneur, éviter le
danger? » Une voix lui répondit aussitôt : « Ce sera l'homme
vraiment humble. » Antoine était assurément dans le cas de ne rien
craindre ; car il se regardait toujours comme le dernier des hommes,
et comme le rebut du monde. Il écoutait et suivait les avis qui lui
étaient donnés par toutes sortes de personnes. Ses leçons sur
l'humilité étaient aussi admirables que son exemple. Il disait à son
disciple : « Lorsque vous gardez le silence, ne vous imaginez pas
pour cela faire un acte de vertu ; mais reconnaissez plutôt que vous
n'êtes pas digne de parler. »
Antoine avait
auprès de sa cellule un petit jardin qu'il cultivait de ses propres
mains : il en tirait de quoi procurer quelques rafraîchissements aux
personnes qui, pour arriver jusqu'à lui, étaient obligées de
traverser avec beaucoup de fatigues un vaste désert. La culture de
son jardin n'était pas le seul travail auquel il s'occupait, il
faisait encore des nattes. Un jour qu'il s'affligeait de ne pouvoir
se livrer avec une continuité soutenue au saint exercice de la
contemplation, il eut la vision suivante. Un ange lui apparut ; cet
esprit céleste se mit à faire une natte avec des feuilles de
palmier, et il quittait de temps en temps son ouvrage pour
s'entretenir avec Dieu dans l'oraison. Après avoir ainsi entremêlé
plusieurs fois le travail et la prière, il dit au Saint : « Faites
la même chose, et vous serez sauvé. » Antoine n'omit jamais cette
pratique , et il tint toujours son cœur uni à Dieu pendant que ses
mains travaillaient. Qu'on juge de la ferveur de ses prières et de
la sublimité de sa contemplation, par ces traits. Il se levait à
minuit, priait à genoux, les mains levées au ciel, jusqu'au lever du
soleil, et souvent jusqu'à trois heures après midi. Quelquefois il
se plaignait de ce que le retour de l'aurore le rappelait à ses
occupations journalières. « Qu'ai-je à faire de ta lumière,
disait-il au soleil lorsqu'il commençait à paraître ? pourquoi
viens-tu me distraire ? pourquoi ne te lèves-tu que pour m'arracher
à la clarté de la véritable lumière ? » Cassien, qui rapporte ce
trait, ajoute que, parlant de l'oraison, il disait que celle d'un
religieux n'était pas parfaite, lorsqu'on priant il s'apercevait
lui-même qu'il priait ; ce qui fait voir combien son oraison était
sublime.
Les visions dont
nous avons déjà parlé ne furent pas les seules dont Dieu favorisa
son serviteur. E lui découvrit, sous la figure de mulets qui
renversaient l'autel à coups de pied, les horribles ravages que les
ariens causèrent deux ans après dans la ville d'Alexandrie, et de
graves auteurs nous assurent qu'il prédit clairement les excès
auxquels la fureur de ces hérétiques se porta. Il détestait en
général tous les ennemis de l'Église ; il les chassait de sa
montagne, en les traitant de serpens venimeux ; et jamais il
ne leur parlait, à moins qu'il ne fut question de les exhorter à
rentrer dans l'unité.
Plusieurs
évêques, persuadés que personne ne serait plus propre que notre
Saint à confondre les ariens, l'engagèrent, vers l'an 355, à faire
un voyage à Alexandrie : il se rendit à leurs sollicitations. A
peine fut-il arrivé dans cette ville, qu'on l'entendit prêcher
hautement la foi catholique. H enseignait que le Fils de Dieu
n'était point une simple créature, mais qu'il était consubstantiel
au Père. u II n'appartient, disait-il, qu'aux sectateurs impies
d'Arius de le traiter de créature ; aussi ne diffèrent-ils pas des
païens, qui rendaient un culte sacrilège à la créature, au lieu
d'adorer le Créateur. » Tout le monde s'empressait d'aller le
voir et de l'entendre. Les idolâtres partageaient cet empressement
avec les chrétiens. « Nous voulons voir l'homme de Dieu,
disaient-ils. » Il y en eut plusieurs d'entre eux qui, frappés de
ses discours et de ses miracles, demandèrent le baptême. Antoine vit
à Alexandrie le célèbre Didyme, qui, quoiqu'aveugle depuis l'âge de
cinq ans, s'était néanmoins rendu très habile dans toutes sortes de
sciences, et qui, à cause de son zèle à défendre la foi de Nicée,
était fort estimé de saint Athanase et de tous les évêques
catholiques. Il lui dit un jour qu'ils s'entretenaient ensemble : «
Pourriez-vous regretter la perte de la vue ? Les yeux vous étaient
communs avec les mouches, les fourmis et les animaux les plus
méprisables. Vous devez plutôt vous réjouir de posséder une lumière
qui ne se trouve que dans les apôtres, les saints et les anges ;
lumière par laquelle nous voyons Dieu même, et qui allume dans nous
le feu d'une science toute céleste. La lumière de l'esprit est
infiniment préférable à celle » du corps. Il ne faut qu'un regard
impudique pour que les yeux charnels nous précipitent dans l'enfer.
» Le Saint ayant passé quelques jours à Alexandrie, ne pensa plus
qu'à retourner dans sa cellule. En vain le gouverneur d'Egypte
voulut le retenir plus longtemps ; il ne répondit à ses invitations
que par ces paroles : « Il en est d'un moine comme d'un poisson ;
l'un meurt s'il quitte l'eau, et l'autre s'il quitte la solitude. »
Saint Athanase le reconduisit par respect jusqu'aux portes de la
ville, où il le vit guérir une fille possédée du démon.
Plusieurs
philosophes païens, curieux de voir un solitaire dont la renommée
publiait tant de merveilles, visitèrent souvent Antoine, dans le
dessein de disputer avec lui. Il leur prouvait d'une manière
invincible que la religion chrétienne est la seule vraie, la seule
qu'on puisse professer avec sûreté. « Nous autres chrétiens,
leur disait-il, en prononçant seulement le nom de Jésus crucifié,
nous mettons en fuite ces démons que vous adorez comme des dieux.
Leurs prestiges et leurs charmes périt dent toutes leurs forces où
le signe de la croix est formé. » Il confirmait ce qu'il avait
avancé, en invoquant le nom de Jésus, et en faisant le signe de la
croix sur des possédés, qui, se trouvant tout-à-coup délivrés, se
levaient pour témoigner à Dieu leur reconnaissance. Quelques-uns de
ces philosophes lui demandèrent un jour à quoi il pouvait s'occuper
dans son désert, puisqu'il était privé du plaisir que l'on goûte
dans la lecture. « La nature, répondit-il, est pour moi un livre qui
me tient lieu de tous les autres. » Quand il y en avait qui
voulaient tourner en ridicule son ignorance dans les sciences
profanes, il leur demandait avec une simplicité admirable, qui, de
la raison ou de la science, était la première, et laquelle des deux
avait produit l'autre? « C'est sans doute la raison,
répondirent-ils. La raison suffit donc, reprenait le Saint. »
C'était ainsi qu'il confondait ces prétendus savants, et qu'il
prévenait toutes leurs objections. Ils s'en allaient si frappés de
la sagesse de ses discours, qu'ils ne pouvaient lui refuser leur
admiration. D'autres, dans le dessein de le trouver en défaut,
l'interrogèrent sur les raisons qu'il avait de croire en
Jésus-Christ : mais il leur ferma la bouche en leur montrant
qu'attribuer, comme eux, les vices les plus infâmes à la Divinité,
c'était la dégrader ; que le mystère humiliant de la croix
était la preuve la plus sensible de la bonté divine, et que les
humiliations passagères de Jésus-Christ avaient été amplement
effacées par la gloire de sa résurrection, et par les miracles sans
nombre qu'il avait opérés, en rendant la vie aux morts, la vue aux
aveugles, la santé aux malades. Il établissait ensuite que la foi en
Dieu, et les œuvres dont elle est le principe, avaient quelque chose
de bien plus clair et de bien plus satisfaisant que toutes les
rêveries des Grecs.
On ne peut douter
de l'attachement de S. Antoine à la doctrine du concile de Nicée,
après ce que nous avons dit de son voyage à Alexandrie. Ce ne fut
pas cependant la seule occasion où il fit connaître ses sentiments ;
car il n'eut pas plus tôt été informé que le faux patriarche
Grégoire, soutenu de l'autorité du duc Balac, persécutait les
orthodoxes avec fureur, qu'il lui écrivit de la manière la plus
pressante pour l'exhorter à ne pas déchirer le sein de l'Église.
Malheureusement sa lettre ne produisit aucun effet : le duc, au lieu
d'y avoir égard, la mit en pièces, cracha dessus, et la foula aux
pieds ; il menaça même le Saint de décharger sur lui le poids de son
indignation. Mais la justice de Dieu ne tarda guères à le punir. En
effet, allant cinq jours après sur des chevaux de sa propre écurie,
avec Nestor, gouverneur d'Egypte, ces animaux se mirent à jouer
ensemble, et celui que Nestor montait , quoique très-doux, se jeta
sur Balac, le renversa par terre, et hennissant contre lui, le
mordit plusieurs fois à la cuisse. Le duc, extraordinairement
maltraité, fut porté à la ville, où il mourut au bout de deux jours.
La vénération
qu'on avait pour notre Saint était si universelle, que le
Grand-Constantin, et ses deux fils Constance et Constant, lui
écrivirent vers l'an 337. Ces princes, dans leur lettre commune,
sollicitaient le secours de ses prières, et lui témoignaient le plus
vif empressement de recevoir une réponse de sa part. Les disciples
d'Antoine étant surpris de l'honneur que lui faisait le maître du
monde, il leur dit : « Vous ne devez pas vous étonner de ce que je
reçois une lettre de l'Empereur; c'est un homme qui écrit à un autre
homme : mais étonnez-vous de ce que Dieu nous a fait connaître ses
volontés par écrit, et de ce qu'il nous a parlé par son propre Fils.
» Il ne voulut pas d'abord faire de réponse, alléguant pour
raison, qu'il ne savait comment s'y prendre. A la fin pourtant il
céda aux représentations réitérées de ses disciples, et écrivit à
l'Empereur et à ses enfants une lettre dans laquelle il les
exhortait à mépriser le monde, et à ne jamais perdre de vue la
pensée du jugement dernier. Elle nous a été conservée par saint
Athanase.
Le Saint écrivit
aussi plusieurs lettres à divers monastères d'Egypte, dans
lesquelles on trouve le style des apôtres et la solidité de leurs
maximes. Il insiste fortement dans celle qui est adressée aux moines
d'Arsinoé, sur la nécessité d'opposer aux tentations la vigilance,
la prière, la mortification et l'humilité ; il y observe, pour mieux
faire sentir le danger de l'orgueil, que c'est ce péché qui a perdu
le démon, et par conséquent celui dans lequel il s'efforce
particulièrement d'entraîner les hommes. Il répète souvent que la
connaissance de nous-mêmes est l'unique moyen de nous élever à la
connaissance et à l'amour de Dieu. Il ne paraît pas que saint
Antoine ait écrit de règles pour ses disciples ; du moins les
anciens auteurs n'en ont rien dit. Ses exemples et ses instructions
étaient une règle vivante à laquelle les saints moines de tous les
siècles ont toujours essayé de conformer leur vie. Dieu fit
connaître au Saint la décadence future de Vêlât monastique. D en
avertit ses disciples un jour qu'ils marquaient leur surprise de ce
qu'un si grand nombre de personnes venaient pratiquer dans la
solitude tout ce que la pénitence a de plus rigoureux. « Un jour
viendra, leur dit-il les larmes aux yeux, que les moines se
construiront des bâtiments magnifiques dans les villes, qu'ils
aimeront la bonne chère, et qu'ils ne se distingueront plus des
personnes du monde que par leur habit. Ce pendant, malgré cette
corruption générale, il s'en trouvera toujours quelques-uns qui
conserveront l'esprit de leur état : aussi leur couronne sera-t-elle
d'autant plus glorieuse, que leur vertu n'aura point succombé à la
multitude des scandales. » C'était dans l'intention de prévenir ce
malheur que le Saint inculquait si fréquemment à ses disciples le
mépris du monde, la nécessité d'avoir toujours la mort présente à
son esprit, d'avancer continuellement dans la perfection, d'être
sans cesse en garde contre les artifices du démon, et de bien
discerner les esprits.
Antoine, qui
sentait que sa fin approchait, entreprit la visite de ses
monastères. Ses disciples auxquels il prédit sa mort prochaine, le
conjurèrent tous, les larmes aux yeux, de rester avec eux jusqu'à
son dernier moment ; mais il ne voulut jamais y consentir. Il
craignait qu'on n'embaumât son corps, suivant la coutume des
Egyptiens ; abus qu'il avait lui-même souvent condamné, comme ayant
la vanité, et quelquefois la superstition pour principe ; et ce fut
pour empêcher qu'on ne le commît à son égard, qu'il avait
expressément recommandé à Macaire et à Amathas, qui demeurèrent avec
lui les quinze dernières années de sa vie, de l'enterrer comme les
patriarches l'avaient été , et de garder le secret sur le lieu de
son tombeau. De retour dans sa cellule, il y tomba malade peu de
temps après. Il réitéra à ses deux disciples les ordres qu'il leur
avait donnés précédemment sur sa sépulture ; puis il ajouta : «
Lorsque le jour de la résurrection sera venu, je recevrai ce corps
incorruptible de la main de Jésus-Christ. Partagez mes habits ;
donnez à l'évêque Athanase une de mes peaux de brebis, avec le
manteau sur lequel je couche ; donnez à l'évêque Sérapion l'autre
peau de brebis, et gardez pour vous mon cilice. Adieu, mes enfants ;
Antoine s'en va, et n'est plus avec vous. » Quand il eut ainsi
parlé, Macaire et Amathas l'embrassèrent : il étendit ses pieds, et
s'endormit paisiblement dans le Seigneur. Ceci arriva l'an 356. H
paraît que ce fut le 17 Janvier, jour auquel les plus anciens
martyrologes le nomment, et auquel les Grecs célébrèrent sa fête peu
de temps après sa mort. Il était âgé de 105 ans, et malgré ses
grandes austérités, il n'avait éprouvé aucune de ces infirmités qui
sont le partage ordinaire de la vieillesse, 11 fut enterré comme il
l'avait ordonné.
Son corps ayant
été découvert en 561, il fut transféré avec beaucoup de solennité à
Alexandrie. Les Sarrasins s'étant emparés de l'Egypte vers
l'an 635, on le porta à Constantinople : de cette ville, il fut
transporté dans le diocèse de Vienne en Dauphiné, à la fin du
dixième siècle, ou au commencement du onzième, vers l'an 980. Un
seigneur de cette province, nommé Josselin, auquel l'Empereur de
Constantinople en avait fait présent, le déposa dans l'église
priorale de la Motte-Saint-Didier, laquelle devint dans la suite le
chef-lieu de l'ordre de saint Antoine. Il s'est opéré plusieurs
miracles par l'intercession du Saint, dont les reliques, à
l'exception d'un bras, furent transférées, sur la fin du quatorzième
siècle, à l'abbaye de Montmajour-lès-Arles ; elles y sont restées
jusqu'au 9 Janvier 1491, qu'elles furent transférées de nouveau et
déposées dans l'église paroissiale de Saint-Julien de la ville
d'Arles, où elles sont encore renfermées dans un beau reliquaire de
vermeil.
Source : A.
Butler : Vies des pères des martyrs et des autres principaux
saints. Tome 1. |