Antoine du Désert Patriarche

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Antoine du Désert
Patriarche des Cénobites, Saint
251-356

Saint Antoine vint au monde l'an 251 de Jésus-Christ: il naquit au village de Come, près d'Héraclée, dans la Haute-Egypte. Ses parents qui étaient chrétiens, et encore plus distingués par leur piété que par leurs richesses, prirent un soin tout particulier de son éducation 5 ils le gardèrent toujours auprès d'eux, dans la crainte- que les mauvais exemples et les discours des personnes vicieuses ne corrompissent son innocence. Antoine, ainsi retenu dans la maison paternelle, ne s'appliqua point à l'étude des belles lettres , et ne sut jamais lire que l'égyptien, qui était la langue de son pays : mais il était bien dédommagé du défaut de quelques connaissances dont il n'est que trop ordinaire d'abuser, par les excellentes dispositions que Dieu avait mises dans son âme. On le vit, dès son enfance, aimer la sobriété, assister régulièrement aux offices de l'Église, et obéir à ses parents avec une ponctualité singulière. La mort les lui ayant enlevés, il devint possesseur d'une fortune considérable, et se trouva chargé du soin de pourvoir à l'éducation d'une sœur plus jeune que lui. Il n'était point encore dans sa vingtième année.

Six mois après, Antoine entendit lire dans l'église ces paroles adressées au jeune homme de l'évangile : Allez, vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Il s'en fit sur-le-champ l'application a lui-même ; et il ne fut pas plus tôt retourné à sa maison qu'il abandonna à ses voisins environ 140 arpents d'excellente terre à condition qu'ils paieraient pour lui et pour sa sœur tous les impôts publics. Il vendit le reste de son bien, et en distribua le prix aux pauvres, ne se réservant que ce qui était nécessaire à sa subsistance et à celle de sa sœur. Quelque temps après, ayant entendu lire dans l'église ces autres paroles : Ne soyez point en peine du lendemain, il se défit encore de ses meubles en faveur des pauvres, et mit sa sœur dans un monastère de vierges, où elle devint dans la suite la conductrice d'un grand nombre de personnes de son sexe. Quant à lui, il se retira dans un désert du voisinage, afin d'imiter un saint vieillard qui y vivait en ermite ; là, il partageait son temps entre le travail des mains, la prière et la lecture. Sa ferveur était si grande, que lorsqu'il entendait parler de quelque anachorète, il allait le trouver pour profiter de ses instructions et de ses exemples. Il se fit une règle de pratiquer tout ce que pratiquaient les vrais serviteurs de Dieu, et voilà ce qui le rendit en peu de temps un modèle accompli de toutes les vertus.

Le démon, jaloux des progrès qu'Antoine faisait chaque jour dans les voies de la perfection , mit tout en œuvre pour le perdre. Il lui représenta d'abord toutes les bonnes œuvres qu'il eût pu faire dans le monde par le moyen de ses richesses, et les difficultés qu'il aurait à surmonter dans la solitude ; artifice qu'il a coutume d'employer quand il veut dégoûter une âme de l'état auquel Dieu l'appelle. Cette première attaque ne lui ayant pas réussi, il tourmenta le Saint nuit et jour par des pensées contraires à la pureté ; mais le jeune ermite triompha de cette tentation par une exacte vigilance sur ses sens, par des jeûnes rigoureux, par l'humilité et la prière. Le démon revint encore à la charge ; il se servit du piège de la vaine gloire, et prit diverses formes pour séduire ou pour épouvanter Antoine. Ses ruses n'eurent point l'effet qu'il en attendait : toujours il fut vaincu; il fut même forcé d'avouer sa défaite.

Antoine, averti par le danger qu'il avait couru, redoubla ses austérités. Il ne prenait pour toute nourriture qu'un peu de pain et de sel, et ne buvait jamais que de l'eau ; il ne faisait par jour qu'un seul repas, et toujours après le coucher du soleil. Quelquefois il gardait une abstinence totale pendant deux, et même pendant quatre jours. Souvent il passait la nuit sans dormir, et le peu de repos qu'il accordait à la nature, il le prenait, ou sur une simple natte de jonc, ou sur un cilice, ou sur la terre nue. Enfin il employait tous les moyens propres a châtier son corps, et à le soumettre parfaitement a la loi de l'esprit.

Le désir d'une solitude plus entière porta notre Saint à se retirer dans un vieux sépulcre, où un de ses amis lui portait du pain de temps en temps. Dieu permit encore que le démon vînt l'y attaquer. Il tâcha d'abord de l'effrayer par un horrible fracas ; il le battit même un jour si rudement, qu'il le laissa tout couvert de blessures, et à demi-mort. Il fut trouvé dans cet état par l'ami charitable qui pourvoyait à sa subsistance. A peine eut-il repris ses sens, qu'avant même de se relever, il cria aux démons : « Eh bien ! me voilà encore prêt à combattre. Non, n rien ne sera capable de me séparer de Jésus-Christ mon n Seigneur. » Les esprits de ténèbres acceptent aussitôt le défi ; ils redoublent leurs efforts, poussent des rugissements épouvantables, et se revêtent des formes les plus hideuses et les plus effrayantes. Cependant Antoine reste inébranlable, parce qu'il met toute sa confiance en Dieu. Tin rayon de la lumière céleste descend aussitôt sur lui, et les démons prennent honteusement la fuite. « Où étiez vous donc, mon Seigneur et mon maître, s'écria-t-il alors ? Que n'étiez-vous ici dès le commencement du combat ? Hélas ! vous auriez essuyé mes larmes, et calmé mes peines. » Une voix lui répondit : « Antoine, j'étais auprès de toi ; j'ai été spectateur de tes combats, et parce que tu as résisté courageusement à tes ennemis, je te protégerai pendant le reste de ta vie, et je rendrai ton nom célèbre sur la terre. » A ces mots, le Saint, rempli de consolation et de force, se lève pour témoigner sa reconnaissance à son libérateur.

Depuis sa retraite, saint Antoine avait demeuré dans des lieux solitaires peu éloignés de sa patrie ; mais, à l'âge de trente-cinq ans, il résolut de s'enfoncer davantage dans le désert. 11 passa donc le bras oriental du Nil ; puis s'étant retiré sur le sommet d'une montagne il s'y renferma dans un vieux château, où il vécut dans une telle séparation du monde pendant près de vingt ans, qu'il ne voyait guère que celui qui lui apportait du pain de temps en temps.

Cependant le bruit de sa sainteté attirait auprès de lui un grand nombre de disciples. Il se rendit à la longue au désir qu'ils avaient de vivre sous sa conduite ; il descendit donc de sa montagne vers l'an 305, et fonda le monastère de Phaium. La dissipation occasionnée par cette entreprise fut suivie d'une tentation de désespoir ; mais il s'en délivra par des prières ferventes, et par une forte application au travail des mains. Sa nourriture, dans ce nouveau genre de vie, consistait en six onces de pain trempé dans l'eau, et un peu de sel ; il y ajoutait de temps en temps quelques dattes. Ce ne fut que dans sa vieillesse qu'il usa d'un peu d'huile. Souvent il passait trois ou quatre jours sans prendre aucune sorte de nourriture. Un cilice lui servait de tunique ; il portait pardessus un manteau fait de peaux de brebis, attaché avec une ceinture. Des austérités aussi rigoureuses ne l'empêchaient pas de paraître robuste et content. Son plus grand plaisir était de vaquer dans sa cellule aux exercices de la prière et de la contemplation. Etant à table avec ses frères, il lui arrivait souvent de fondre en larmes, et de sortir sans avoir rien pris, tant était vive l'impression que faisait sur lui la pensée du bonheur des Saints, qui n'avaient dans le ciel d'autre occupation que celle de louer Dieu continuellement ; de là ce zèle à recommander à ses disciples de donner au soin de leurs corps le moins de temps qu'il serait possible, afin qu'il leur en restât davantage pour louer et adorer les grandeurs divines. Il était pourtant bien éloigné de croire que la perfection consistât dans la seule mortification du corps ; persuadé que les meilleures œuvres ne sont rien sans la charité, il s'appliquait à en allumer de plus en plus le feu dans son âme.

Quelles instructions un tel maître ne devait-il pas donner à ses disciples ? Voici quelques-unes des maximes qu'il ne cessait de leur répéter. « Que le souvenir de l'éternité, disait-il, ne sorte jamais de votre esprit. Pensez, tous les matins, que peut-être vous ne vivrez pas jusqu'à la fin du jour ; pensez, tous les soirs , que peut-être vous ne verrez pas le lendemain matin. Faites chacune de vos actions comme si elle était la dernière de votre vie, c'est-à-dire, avec toute la ferveur « et tout l'esprit de piété dont vous êtes capables. Veillez sans cesse contre les tentations , et résistez courageusement aux efforts du démon : cet ennemi est bien » faible quand on sait le désarmer ; il redoute le jeûne, la prière, l'humilité et les bonnes œuvres. Quoique je parle contre lui, il n'a pas la force de me fermer la bouche ; il ne faut que le signe de la croix pour dissiper ses prestiges et ses illusions.... Oui, ce signe de la croix du Sauveur qui l'a dépouillé de sa puissance, suffit pour le faire trembler. » Le Saint fortifiait ces dernières instructions par le récit des divers assauts qui lui avaient été livrés par le démon. C'est par la prière, ajoutait-il, que j'ai triomphé de tous ses pièges. Il me dit un jour, après s'être transformé en ange de lumière : Antoine, demandez ce que vous voudrez, je suis la puissance de Dieu. Mais je n'eus pas plus tôt invoqué le nom de Jésus, qu'il disparut. » Le Saint avait merveilleusement le don de discerner les esprits. Voici la règle qu'il donnait à ses disciples sur ce sujet. « La vue des bons anges, leur disait-il, n'apporte aucun trouble ; leur présence est douce et tranquille ; elle comble l'âme de joie, et lui inspire de la confiance. Ils font concevoir un tel amour des choses divines, qu'on voudrait quitter la vie pour les suivre dans la bienheureuse éternité. Au contraire, l'apparition des mauvais anges remplit de trouble : ils se présentent avec bruit ; ils jettent l'âme dans une confusion de pensées, ou dans une frayeur qui la déconcerte ; ils dégoûtent de la pratique des vertus , et rendent l'âme inconstante dans ses résolutions. »

Pendant qu'Antoine était ainsi occupé dans la solitude de sa propre sanctification et de celle de ses disciples ; l'Église se vit attaquée par Maximin, qui ralluma le feu de la persécution en 311. L'espérance de verser son sang pour Jésus-Christ, l'engagea à sortir de son monastère. Il prit la route d'Alexandrie, afin d'aller servir les chrétiens renfermés dans les prisons, et condamnés à travailler aux mines. Il les encourageait tous à rester inébranlables dans la confession de la foi, et cela jusque devant les tribunaux, et dans les lieux où se faisaient les exécutions. Il portait publiquement son habit monastique, sans craindre que le juge le reconnût. Il ne voulut portant point imiter l'exemple de ceux qui se livraient eux-mêmes aux tyrans, parce qu'il savait qu'on ne peut agir ainsi sans une inspiration particulière de Dieu. La persécution ayant cessé l'année suivante, il retourna dans son monastère, résolu d'y vivre plus que jamais dans une entière séparation du monde : ce fut ce qui le porta à faire murer la porte de sa cellule. Il en sortit néanmoins quelque temps après, et quitta la contrée où étaient ses premiers monastères, que saint Athanase appelle les Monastères de dehors. Ils étaient aux environs de Memphis, d'Arsinoé, de Babylone et 'd'Aphrodite. Le nombre des solitaires de ce premier désert de saint Antoine s'accrut prodigieusement ; et Rufin , en parlant de saint Sérapion d'Arsinoé, peu après la mort de saint Antoine , dit qu'il était supérieur de dix mille moines ; il ajoute qu'on ne pouvait presque compter ceux qui habitaient les solitudes de Memphis et de Babylone. De ces solitaires, les uns vivaient ensemble, et formaient des corps de communautés ; les autres menaient la vie anachorétique dans des cavernes séparées. Saint Athanase, qui les visita souvent, n'en parle qu'avec des transports d'admiration. « Il y a, dit-il, des monastères qui sont comme autant de temples remplis de personnes dont la vie se passe à chanter des psaumes, à lire, à prier, à jeûner, à veiller, qui mettent toutes leurs espérances dans les biens à venir, qui sont unies par les liens d'une charité admirable, et qui travaillent moins pour leur propre entretien que pour celui des pauvres : c'est comme une vaste région absolument séparée du monde, et dont les heureux habitants n'ont d'autre soin que celui de s'exercer dans la justice et la piété. » Tous ces solitaires étaient conduits par le grand saint Antoine, qui ne cessait d'animer leur ferveur par sa vigilance, ses exhortations et ses exemples, et quoiqu'il eût établi des supérieurs subalternes, il ne laissa pas de conserver toujours sur eux une surintendance générale, même après qu'il eut changé de demeure.

Cependant le Saint, après avoir recommandé à Dieu ses disciples, résolut de pénétrer plus avant dans les déserts, afin d'y vivre plus éloigné du commerce des hommes, et, pour ainsi dire, seul avec Dieu seul ; par-là il se préservait encore de la tentation de la vanité qu'il craignait extrêmement. Il se détermina donc à se retirer dans un lieu de la Haute-Egypte, où il n'y avait que des hommes sauvages. Etant arrivé sur le bord du Nil, il s'arrêta dans un lieu commode, attendant qu'il passât un bateau sur lequel il pût remonter le fleuve vers le sud ; mais par une inspiration particulière de Dieu, il changea de dessein, et au lieu de s'avancer vers le sud, il se joignit à quelques marchands arabes qui allaient vers la mer Rouge, du côté de l'Orient. Enfin, ayant marché trois jours et trois nuits, porté apparemment sur un chameau, il gagna le lieu où le ciel voulait qu'il fixât sa demeure pour le reste de ses jours : c'était le mont Colzin, qu'on a depuis nommé le mont Saint-Antoine, et qui n'est qu'à une journée de la mer Rouge. Au bas est un ruisseau, sur le bord duquel on voit un grand nombre de palmiers qui contribuent beaucoup à rendre ce lieu commode et agréable. Cette montagne était si haute et si escarpée, qu'on ne pouvait la regarder sans frayeur : on la découvrait du Nil, quoiqu'il y eût 30 milles, ou douze lieues, à l'endroit où elle en était le plus proche. Saint Antoine s'arrêta au pied de cette montagne, et fixa sa demeure dans une cellule si étroite, qu'elle ne contenait en carré qu'autant d'espace qu'un homme en peut occuper en s'étendant. Il y avait deux autres cellules toutes semblables, taillées dans le roc, sur le sommet de la montagne, où l'on ne montait qu'avec bien de la difficulté par un petit sentier fait en forme de limaçon. Le Saint se retirait dans une de celles-ci lorsqu'il voulait se dérober à la presse, car il ne put rester longtemps inconnu. Ses disciples le découvrirent à la fin, après beaucoup de recherches, et se chargèrent du soin de lui procurer du pain; mais il voulut leur épargner cette peine. Il les pria donc de lui apporter une bêche, une cognée, et un peu de blé qu'il sema, et qui lui rapporta suffisamment de quoi se nourrir. Sa joie fut extrême quand il vit qu'il n'était plus à charge à personne.

Quelque désir qu'il eût de vivre dans la retraite il ne put résister aux instances qu'on lui fit d'aller visiter ses premiers monastères : il y fut reçu avec les démonstrations de la joie la plus vive. Ses discours inspirèrent à ses disciples une nouvelle ardeur de croître en vertu et en sainteté. Ce fut dans ce même voyage qu'il visita sa sœur, supérieure d'une communauté de vierges, qu'elle édifiait par l'exemple de toutes les vertus. Après avoir satisfait à ce devoir de charité, il reprit la route de sa montagne. Les solitaires et les personnes affligées venaient de toutes parts le consulter : il donnait aux uns des avis salutaires, et obtenait par ses prières des miracles du ciel en faveur des autres. Nous apprenons de saint Athanase, qu'il guérit un nommé Fronton, de la famille de l'Empereur, d'une maladie si extraordinaire, qu'il se coupait la langue avec les dents. Il rendit la santé à une fille paralytique, et à plusieurs autres malades. Si quelquefois Dieu n'accordait point à ses prières la guérison des malades, il se soumettait à la volonté du ciel, et exhortait fortement les autres à faire la même chose ; souvent il les envoyait à d'autres solitaires, afin qu'ils obtinssent par leurs prières ce qui avait été refusé aux siennes. « Je leur suis bien inférieur en mérites, disait-il, et je m'étonne » qu'on vienne me trouver, tandis qu'on pourrait s'adresser à eux. »

Le lieu de la retraite du Saint ayant été découvert, comme nous l'avons dit, plusieurs de ses disciples se rendirent auprès de lui ; mais ils ne purent, malgré l'envie qu'ils en avaient, obtenir de lui la permission de s'établir sur sa montagne. Ils bâtirent donc avec son consentement et par son avis, le monastère de Pispir, ou Pispiri. Ce monastère, peu éloigné du Nil, et peut-être sur le bord de ce fleuve, était du côté de l'Orient, et à douze lieues de la montagne du Saint. Macaire et Amathas y demeurèrent jusqu'au temps où ils restèrent auprès du Saint, pour le servir dans son extrême vieillesse. Il s'y forma une communauté aussi nombreuse que dans les déserts d'au-delà le Nil. On dit qu'après la mort du saint patriarche, Macaire y eut sous sa conduite jusqu'à cinq mille moines. Dans la suite, Amathas et Pitirion gouvernèrent aussi un grand nombre de moines qui habitaient dans des cavernes sur la montagne même du Saint. Il y avait beaucoup de ces cavernes, à cause de la quantité de pierres qu'on avait tirées pour construire les pyramides d'Egypte.

Saint Antoine était trop éloigné de ses premiers disciples pour les visiter souvent; mais il ne négligeait pas pour cela leurs besoins spirituels. Outre les instructions particulières qu'il donnait à ceux qui venaient quelquefois le trouver, il leur écrivait encore, comme nous l'apprenons de saint Jérôme. Quant au monastère de Pispir, qui était plus près, il y allait fréquemment. Ce fut là qu'il confondit les philosophes et les sophistes qui voulurent disputer avec lui ; c'était là aussi qu'il instruisait les étrangers, surtout les grands, qui ne pouvaient avec leur suite gagner le haut de la montagne. Macaire, son disciple, chargé de recevoir les étrangers, l'informait de ce dont voulaient lui parler ceux qui demandaient à l'entretenir. Ils étaient convenus entre eux d'appeler Egyptiens les personnes du monde, et Jérosolimitains celles qui faisaient profession d'une rare piété. Ainsi, lorsque Macaire disait à son maître que des Jérosolimitains étaient venus pour le visiter, il s'asseyait avec eux, et leur parlait des choses de Dieu ; s'il lui disait au contraire que c'étaient des Egyptiens, il se contentait de leur faire une petite exhortation, après laquelle Macaire les entretenait, et leur préparait des lentilles. Dieu lui ayant un jour fait voir toute la surface de la terre tellement couverte de piéges, qu'il était presque impossible de faire un pas sans y tomber, il s'écria tout tremblant : « Qui pourra donc, Seigneur, éviter le danger? » Une voix lui répondit aussitôt : « Ce sera l'homme vraiment humble. » Antoine était assurément dans le cas de ne rien craindre ; car il se regardait toujours comme le dernier des hommes, et comme le rebut du monde. Il écoutait et suivait les avis qui lui étaient donnés par toutes sortes de personnes. Ses leçons sur l'humilité étaient aussi admirables que son exemple. Il disait à son disciple : « Lorsque vous gardez le silence, ne vous imaginez pas pour cela faire un acte de vertu ; mais reconnaissez plutôt que vous n'êtes pas digne de parler. »

Antoine avait auprès de sa cellule un petit jardin qu'il cultivait de ses propres mains : il en tirait de quoi procurer quelques rafraîchissements aux personnes qui, pour arriver jusqu'à lui, étaient obligées de traverser avec beaucoup de fatigues un vaste désert. La culture de son jardin n'était pas le seul travail auquel il s'occupait, il faisait encore des nattes. Un jour qu'il s'affligeait de ne pouvoir se livrer avec une continuité soutenue au saint exercice de la contemplation, il eut la vision suivante. Un ange lui apparut ; cet esprit céleste se mit à faire une natte avec des feuilles de palmier, et il quittait de temps en temps son ouvrage pour s'entretenir avec Dieu dans l'oraison. Après avoir ainsi entremêlé plusieurs fois le travail et la prière, il dit au Saint : « Faites la même chose, et vous serez sauvé. » Antoine n'omit jamais cette pratique , et il tint toujours son cœur uni à Dieu pendant que ses mains travaillaient. Qu'on juge de la ferveur de ses prières et de la sublimité de sa contemplation, par ces traits. Il se levait à minuit, priait à genoux, les mains levées au ciel, jusqu'au lever du soleil, et souvent jusqu'à trois heures après midi. Quelquefois il se plaignait de ce que le retour de l'aurore le rappelait à ses occupations journalières. « Qu'ai-je à faire de ta lumière, disait-il au soleil lorsqu'il commençait à paraître ? pourquoi viens-tu me distraire ? pourquoi ne te lèves-tu que pour m'arracher à la clarté de la véritable lumière ? » Cassien, qui rapporte ce trait, ajoute que, parlant de l'oraison, il disait que celle d'un religieux n'était pas parfaite, lorsqu'on priant il s'apercevait lui-même qu'il priait ; ce qui fait voir combien son oraison était sublime.

Les visions dont nous avons déjà parlé ne furent pas les seules dont Dieu favorisa son serviteur. E lui découvrit, sous la figure de mulets qui renversaient l'autel à coups de pied, les horribles ravages que les ariens causèrent deux ans après dans la ville d'Alexandrie, et de graves auteurs nous assurent qu'il prédit clairement les excès auxquels la fureur de ces hérétiques se porta. Il détestait en général tous les ennemis de l'Église ; il les chassait de sa montagne, en les traitant de serpens venimeux ; et jamais il ne leur parlait, à moins qu'il ne fut question de les exhorter à rentrer dans l'unité.

Plusieurs évêques, persuadés que personne ne serait plus propre que notre Saint à confondre les ariens, l'engagèrent, vers l'an 355, à faire un voyage à Alexandrie : il se rendit à leurs sollicitations. A peine fut-il arrivé dans cette ville, qu'on l'entendit prêcher hautement la foi catholique. H enseignait que le Fils de Dieu n'était point une simple créature, mais qu'il était consubstantiel au Père. u II n'appartient, disait-il, qu'aux sectateurs impies d'Arius de le traiter de créature ; aussi ne diffèrent-ils pas des païens, qui rendaient un culte sacrilège à la créature, au lieu d'adorer le Créateur. » Tout le monde s'empressait d'aller le voir et de l'entendre. Les idolâtres partageaient cet empressement avec les chrétiens. « Nous voulons voir l'homme de Dieu, disaient-ils. » Il y en eut plusieurs d'entre eux qui, frappés de ses discours et de ses miracles, demandèrent le baptême. Antoine vit à Alexandrie le célèbre Didyme, qui, quoiqu'aveugle depuis l'âge de cinq ans, s'était néanmoins rendu très habile dans toutes sortes de sciences, et qui, à cause de son zèle à défendre la foi de Nicée, était fort estimé de saint Athanase et de tous les évêques catholiques. Il lui dit un jour qu'ils s'entretenaient ensemble : « Pourriez-vous regretter la perte de la vue ? Les yeux vous étaient communs avec les mouches, les fourmis et les animaux les plus méprisables. Vous devez plutôt vous réjouir de posséder une lumière qui ne se trouve que dans les apôtres, les saints et les anges ; lumière par laquelle nous voyons Dieu même, et qui allume dans nous le feu d'une science toute céleste. La lumière de l'esprit est infiniment préférable à celle » du corps. Il ne faut qu'un regard impudique pour que les yeux charnels nous précipitent dans l'enfer. » Le Saint ayant passé quelques jours à Alexandrie, ne pensa plus qu'à retourner dans sa cellule. En vain le gouverneur d'Egypte voulut le retenir plus longtemps ; il ne répondit à ses invitations que par ces paroles : « Il en est d'un moine comme d'un poisson ; l'un meurt s'il quitte l'eau, et l'autre s'il quitte la solitude. » Saint Athanase le reconduisit par respect jusqu'aux portes de la ville, où il le vit guérir une fille possédée du démon.

Plusieurs philosophes païens, curieux de voir un solitaire dont la renommée publiait tant de merveilles, visitèrent souvent Antoine, dans le dessein de disputer avec lui. Il leur prouvait d'une manière invincible que la religion chrétienne est la seule vraie, la seule qu'on puisse professer avec sûreté. « Nous autres chrétiens, leur disait-il, en prononçant seulement le nom de Jésus crucifié, nous mettons en fuite ces démons que vous adorez comme des dieux. Leurs prestiges et leurs charmes périt dent toutes leurs forces où le signe de la croix est formé. » Il confirmait ce qu'il avait avancé, en invoquant le nom de Jésus, et en faisant le signe de la croix sur des possédés, qui, se trouvant tout-à-coup délivrés, se levaient pour témoigner à Dieu leur reconnaissance. Quelques-uns de ces philosophes lui demandèrent un jour à quoi il pouvait s'occuper dans son désert, puisqu'il était privé du plaisir que l'on goûte dans la lecture. « La nature, répondit-il, est pour moi un livre qui me tient lieu de tous les autres. » Quand il y en avait qui voulaient tourner en ridicule son ignorance dans les sciences profanes, il leur demandait avec une simplicité admirable, qui, de la raison ou de la science, était la première, et laquelle des deux avait produit l'autre? « C'est sans doute la raison, répondirent-ils. La raison suffit donc, reprenait le Saint. » C'était ainsi qu'il confondait ces prétendus savants, et qu'il prévenait toutes leurs objections. Ils s'en allaient si frappés de la sagesse de ses discours, qu'ils ne pouvaient lui refuser leur admiration. D'autres, dans le dessein de le trouver en défaut, l'interrogèrent sur les raisons qu'il avait de croire en Jésus-Christ : mais il leur ferma la bouche en leur montrant qu'attribuer, comme eux, les vices les plus infâmes à la Divinité, c'était la dégrader ; que le mystère humiliant de la croix était la preuve la plus sensible de la bonté divine, et que les humiliations passagères de Jésus-Christ avaient été amplement effacées par la gloire de sa résurrection, et par les miracles sans nombre qu'il avait opérés, en rendant la vie aux morts, la vue aux aveugles, la santé aux malades. Il établissait ensuite que la foi en Dieu, et les œuvres dont elle est le principe, avaient quelque chose de bien plus clair et de bien plus satisfaisant que toutes les rêveries des Grecs.

On ne peut douter de l'attachement de S. Antoine à la doctrine du concile de Nicée, après ce que nous avons dit de son voyage à Alexandrie. Ce ne fut pas cependant la seule occasion où il fit connaître ses sentiments ; car il n'eut pas plus tôt été informé que le faux patriarche Grégoire, soutenu de l'autorité du duc Balac, persécutait les orthodoxes avec fureur, qu'il lui écrivit de la manière la plus pressante pour l'exhorter à ne pas déchirer le sein de l'Église. Malheureusement sa lettre ne produisit aucun effet : le duc, au lieu d'y avoir égard, la mit en pièces, cracha dessus, et la foula aux pieds ; il menaça même le Saint de décharger sur lui le poids de son indignation. Mais la justice de Dieu ne tarda guères à le punir. En effet, allant cinq jours après sur des chevaux de sa propre écurie, avec Nestor, gouverneur d'Egypte, ces animaux se mirent à jouer ensemble, et celui que Nestor montait , quoique très-doux, se jeta sur Balac, le renversa par terre, et hennissant contre lui, le mordit plusieurs fois à la cuisse. Le duc, extraordinairement maltraité, fut porté à la ville, où il mourut au bout de deux jours.

La vénération qu'on avait pour notre Saint était si universelle, que le Grand-Constantin, et ses deux fils Constance et Constant, lui écrivirent vers l'an 337. Ces princes, dans leur lettre commune, sollicitaient le secours de ses prières, et lui témoignaient le plus vif empressement de recevoir une réponse de sa part. Les disciples d'Antoine étant surpris de l'honneur que lui faisait le maître du monde, il leur dit : « Vous ne devez pas vous étonner de ce que je reçois une lettre de l'Empereur; c'est un homme qui écrit à un autre homme : mais étonnez-vous de ce que Dieu nous a fait connaître ses volontés par écrit, et de ce qu'il nous a parlé par son propre Fils. » Il ne voulut pas d'abord faire de réponse, alléguant pour raison, qu'il ne savait comment s'y prendre. A la fin pourtant il céda aux représentations réitérées de ses disciples, et écrivit à l'Empereur et à ses enfants une lettre dans laquelle il les exhortait à mépriser le monde, et à ne jamais perdre de vue la pensée du jugement dernier. Elle nous a été conservée par saint Athanase.

Le Saint écrivit aussi plusieurs lettres à divers monastères d'Egypte, dans lesquelles on trouve le style des apôtres et la solidité de leurs maximes. Il insiste fortement dans celle qui est adressée aux moines d'Arsinoé, sur la nécessité d'opposer aux tentations la vigilance, la prière, la mortification et l'humilité ; il y observe, pour mieux faire sentir le danger de l'orgueil, que c'est ce péché qui a perdu le démon, et par conséquent celui dans lequel il s'efforce particulièrement d'entraîner les hommes. Il répète souvent que la connaissance de nous-mêmes est l'unique moyen de nous élever à la connaissance et à l'amour de Dieu. Il ne paraît pas que saint Antoine ait écrit de règles pour ses disciples ; du moins les anciens auteurs n'en ont rien dit. Ses exemples et ses instructions étaient une règle vivante à laquelle les saints moines de tous les siècles ont toujours essayé de conformer leur vie. Dieu fit connaître au Saint la décadence future de Vêlât monastique. D en avertit ses disciples un jour qu'ils marquaient leur surprise de ce qu'un si grand nombre de personnes venaient pratiquer dans la solitude tout ce que la pénitence a de plus rigoureux. « Un jour viendra, leur dit-il les larmes aux yeux, que les moines se construiront des bâtiments magnifiques dans les villes, qu'ils aimeront la bonne chère, et qu'ils ne se distingueront plus des personnes du monde que par leur habit. Ce pendant, malgré cette corruption générale, il s'en trouvera toujours quelques-uns qui conserveront l'esprit de leur état : aussi leur couronne sera-t-elle d'autant plus glorieuse, que leur vertu n'aura point succombé à la multitude des scandales. » C'était dans l'intention de prévenir ce malheur que le Saint inculquait si fréquemment à ses disciples le mépris du monde, la nécessité d'avoir toujours la mort présente à son esprit, d'avancer continuellement dans la perfection, d'être sans cesse en garde contre les artifices du démon, et de bien discerner les esprits.

Antoine, qui sentait que sa fin approchait, entreprit la visite de ses monastères. Ses disciples auxquels il prédit sa mort prochaine, le conjurèrent tous, les larmes aux yeux, de rester avec eux jusqu'à son dernier moment ; mais il ne voulut jamais y consentir. Il craignait qu'on n'embaumât son corps, suivant la coutume des Egyptiens ; abus qu'il avait lui-même souvent condamné, comme ayant la vanité, et quelquefois la superstition pour principe ; et ce fut pour empêcher qu'on ne le commît à son égard, qu'il avait expressément recommandé à Macaire et à Amathas, qui demeurèrent avec lui les quinze dernières années de sa vie, de l'enterrer comme les patriarches l'avaient été , et de garder le secret sur le lieu de son tombeau. De retour dans sa cellule, il y tomba malade peu de temps après. Il réitéra à ses deux disciples les ordres qu'il leur avait donnés précédemment sur sa sépulture ; puis il ajouta : « Lorsque le jour de la résurrection sera venu, je recevrai ce corps incorruptible de la main de Jésus-Christ. Partagez mes habits ; donnez à l'évêque Athanase une de mes peaux de brebis, avec le manteau sur lequel je couche ; donnez à l'évêque Sérapion l'autre peau de brebis, et gardez pour vous mon cilice. Adieu, mes enfants ; Antoine s'en va, et n'est plus avec vous. » Quand il eut ainsi parlé, Macaire et Amathas l'embrassèrent : il étendit ses pieds, et s'endormit paisiblement dans le Seigneur. Ceci arriva l'an 356. H paraît que ce fut le 17 Janvier, jour auquel les plus anciens martyrologes le nomment, et auquel les Grecs célébrèrent sa fête peu de temps après sa mort. Il était âgé de 105 ans, et malgré ses grandes austérités, il n'avait éprouvé aucune de ces infirmités qui sont le partage ordinaire de la vieillesse, 11 fut enterré comme il l'avait ordonné.

Son corps ayant été découvert en 561, il fut transféré avec beaucoup de solennité à Alexandrie. Les Sarrasins s'étant emparés de l'Egypte vers l'an 635, on le porta à Constantinople : de cette ville, il fut transporté dans le diocèse de Vienne en Dauphiné, à la fin du dixième siècle, ou au commencement du onzième, vers l'an 980. Un seigneur de cette province, nommé Josselin, auquel l'Empereur de Constantinople en avait fait présent, le déposa dans l'église priorale de la Motte-Saint-Didier, laquelle devint dans la suite le chef-lieu de l'ordre de saint Antoine. Il s'est opéré plusieurs miracles par l'intercession du Saint, dont les reliques, à l'exception d'un bras, furent transférées, sur la fin du quatorzième siècle, à l'abbaye de Montmajour-lès-Arles ; elles y sont restées jusqu'au 9 Janvier 1491, qu'elles furent transférées de nouveau et déposées dans l'église paroissiale de Saint-Julien de la ville d'Arles, où elles sont encore renfermées dans un beau reliquaire de vermeil.

Source : A. Butler : Vies des pères des martyrs et des autres principaux saints. Tome  1.

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