Saint
Gordius naquit à Césarée en Capadoce, et servit d'abord en
qualité de centurion dans les armées de l'empire
; mais aussitôt que Dioclétien eut allumé le
feu de la persécution il « jeta son baudrier — nous
raconte saint Basile —,
se condamna à un exil volontaire,
renonça aux. honneurs du monde, à ses biens, à ses parents, à ses
amis, à ses serviteurs, aux jouissances de la vie, à tout ce que les
hommes ont de plus précieux, pour aller se cacher dans le désert le
plus profond, le plus inaccessible airs humains : il préféra la
compagnie des bêtes à celle des idolâtres; en cela fidèle imitateur
du grand Élie. »
Quelque temps
après…
« Ayant
réfléchi — c’est toujours
saint Basile qui s’exprime — combien
la vie présente est vaine, frivole, aussi peu solide qu'une ombre et
un songe, il connut un ardent désir de la félicité éternelle. Il
sentit, comme un athlète, qu'il était suffisamment préparé pour le
combat, parles jeûnes, les veilles, les prières, par une méditation
continuelle des saintes Écritures ; il choisit donc le jour où toute
la ville était rassemblée pour voir une course de chevaux faite en
l'honneur de Mars, ou plutôt du démon ami de la guerre. Tout le
peuple assistait au spectacle ; on y voyait les Juifs et les
Gentils; un grand nombre de Chrétiens, peu attentifs sur eux-mêmes,
se mê-laient parmi les profanes; et, sans se mettre en peine de se
séparer de la société des méchants, ils considéraient avec les
autres la vitesse des chevaux et l'adresse de leurs conducteurs. Les
esclaves étaient ce jour-là en liberté, les enfants avaient
interrompu leurs études, des femmes obscures et sans nom étaient
confondues avec les hommes. Tout le cirque était rempli de
spectateurs qui regardaient attentivement le combat des chevaux.
Alors notre héros magnanime accourt du haut des montagnes vers
l’amphithéâtre, sans être effrayé de la foule du peuple, sans faire
attention à combien de bras ennemis il se livrait. Avec un cœur
intrépide et des sentiments élevés, il traverse tous les rangs des
spectateurs, comme si c'eût été une file de rochers ou d'arbres, et
paraît au milieu du cirque, justifiant cette sentence des Proverbes
: Le juste est courageux comme un lion (Prov. 28. 1).
Son intrépidité
fut telle, que, se montrant dans l'endroit de l'amphithéâtre le plus
remarquable, il cria de toutes ses forces et prononça d’un ton
assuré ces paroles que plusieurs d'entre nous se souviennent encore
d'avoir entendues : Ceux qui ne me cherchaient pas m'ont trouvé ; je
suis venu me présenter à ceux qui ne m'interrogeaient pas (Is. 65.
1). Il voulait par-là signifier qu'il venait se présenter au combat
sans y être contraint, saris être épouvanté du péril; à l'exemple de
son divin Maître, qui se manifesta de lui-même aux Juifs, dont il n
eût pu être connu durant les ténèbres d'une nuit obscure.
Un spectacle
aussi extraordinaire attirait les yeux de toute l'assemblée. Le long
séjour que Gordius avait fait sur les montagnes, lui avait donné un
air sauvage : les cheveux hérissés, une barbe longue, un habit
déchiré, la maigreur de tout sou corps, un bâton qu'il portait, une
besace qui couvrait toutes ses épaules, imprimaient sur toute sa
personne je ne sais quoi d'horrible, en même temps que la grâce
divine qui brillait au-dedans de lui se répandait au-dehors et le
rendait vénérable. Dès qu'on sut qui il était, il s'éleva des cris
confus de la part des sectateurs de la foi et des ennemis de la
vérité : les uns applaudissaient de joie en voyant un de leurs
compagnons, les antres animaient le juge contre lui, et le
condamnaient d'avance à la mort. Tout était plein de cris et de
tumulte. On ne songeait plus ni aux chevaux, ni à leurs conducteurs
; l'appareil des chars n'était plus qu'un vain fracas. Tous les
regards étaient arrêtés sur Gordias ; on ne voulait voir que lui, on
ne voulait entendre que lui. Un murmure, tel que le vent en excite,
se répandait dans tout l'amphithéâtre et étouffait le bruit de la
course des chevaux. Lorsque les hérauts eurent imposé silence, les
instruments cessèrent de retentir; on n'écoutait que Gordius, on ne
regardait que Gordius : on le traîna sur-le-champ devant le tribunal
du juge qui présidait au spectacle, D'abord celui-ci interrogea
Gordius avec assez de douceur; il lui demanda qui il était, et d'où
il était Gordius déclara quelle était sa patrie, sa famille,
l'emploi qu'il avoir eu dans l'armée, la cause de sa fuite, le motif
de son retour: Je viens, ait-il, pour montrer combien peu je redoute
vos édits, et pour signaler ma fui dans le pieu en qui j'ai mis mon
espérance. J'ai entendu dire que vous étiez le plus cruel des hommes
; j'ai donc cru. que c'était l'occasion la plus favorable de remplir
mes désirs. Ces paroles enflammèrent la colère du juge, et lui
firent décharger sur Gordius tout le poids de sa fureur. Qu'on
appelle, dit-il, des bourreaux. Où sont les lames de plomb ? Où sont
les fouets ? Qu'on l'étende sur la roue, qu'on le tourmente sur le
chevalet ; qu'on prépare un cachot, les bêtes féroces, les flammes,
un glaive, une croix. Que ce scélérat, ajouta-t-il, est heureux de
ne pouvoir mourir qu'une fois! Au contraire, répliqua Gordius, que
je suis malheureux de ne pouvoir mourir plusieurs fois pour
Jésus-Christ ! Le juge, déjà féroce de son naturel, le devint
davantage en voyant la confiance de cet homme. Il regarda comme un
mépris la liberté de ses discours, la fierté de sentiments ; et plus
il le voyait intrépide, plus il s'aigrissait, plus il était jaloux
de triompher de sa constance en imaginant des tourments nouveaux.
Mais Gordius
levant les yeux au ciel, et affermissant son âme par les paroles
sacrées des psaumes, disait avec David : “Le Seigneur est mon
secours ; je ne craindrai point les effets des hommes” (Ps. 117.
6). »
La sentence
prononcée, il fit le signe de la croix, et reçut avec joie le coup
de la mort. S. Basile
qui
prononça son
panégyrique à Césarée, le jour de sa
fête, dit à ses auditeurs :
« Quand on loue les princes et les héros du monde, on se fait une
loi d'embellir et d'enfler leur éloge: quant aux justes, il suffit
de la vérité des faits pour montrer l'excellence de leur vertu. »
Un peu plus loin
dans son discours, saint Basile dit encore : « Pour nous, notre
règle, en louant les saints, est de rejeter tout ce qui est
étranger, et de ne faire mention que de leurs vertus personnelles »,
car, bien entendu, « lorsque
les justes ont méprisé le monde entier, ne serait-ce pas le comble
du ridicule de les louer par quelques parties de ce même monde
qu'ils ont dédaigné ? Le seul souvenir des saints suffit donc pour
édifier continuellement l'Église : ils n'ont nul besoin de nos
louanges, nais nous avons besoin de nous rappeler leurs actions pour
nous servir de modèles. Comme le feu produit la lumière, et comme
les parfums rendent une odeur agréable, ainsi une vie sainte procure
nécessairement de grands avantages. »
Et la saint Docteur de l’Église
qui nous informe que
plusieurs de ses auditeurs avaient été témoins oculaires du triomphe
du saint martyr, termine ainsi son
brillant discours :
« Plus on
regarde le soleil, plus on l'admire: ainsi le souvenir de Godius est
pour nous toujours récent. La mémoire du juste sera éternelle (Ps.
111. 7), et parmi les habitants de la terre tant que la terre
subsistera, et dans le royaume des cieux, et auprès du juste Juge, à
qui soient la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il. » |